[ABANDONNE] Quand discorde règne | Brylyan

Qu’il était apaisant, au cœur de la tourmente, de se laisser aller à déverser son cœur sur les cordes tendue d’une lyre. Qu’il était agréable de pouvoir s’adonner au seul acte de rébellion jamais entrepris, la seule et unique chose qu’elle n’avait pas concéder à son précédent maître… à son père qui l’avait éduqué pour en faire ce qu’elle était devenue. Jamais il n’avait su pour son don, jamais il n’avait apprit qu’il avait engendré une oreille absolue. Et tant mieux pour la jeune Sissthylias, d’ailleurs… Car nul doute qu’il se serait fait un plaisir de lui arracher son seul talent. Créature soumise, elle n’aurait pas protesté, n’aurait même pas regretté… Mais elle aurait incontestablement perdu quelque chose de précieux. Son instrument était la seule chose qui lui appartenait vraiment. La seule chose qui faisait que, même esclave, elle n’était pas un animal apprivoisée. Et alors qu’elle souffrait encore des événements passés, elle trouvait enfin la paix en extériorisant sa mélodie intérieure…

Une mélodie qui prit brusquement fin quand une voix la supplanta. Effrayée par cette soudaine irruption, elle fit cesser toute musique et ferma les yeux alors que l’adrénaline se rependait allégrement dans son sang. Elle l’avait reconnue, bien entendu. Sa voix, celle de son maître, qui implicitement lui reprochait de ne pas être à la hauteur. Accusant le coup comme elle pouvait, elle tenta de cacher son trouble en s’agenouillant promptement.

« Evagna ussta kl'eril, Jabbuk… »
Pardonnez ma médiocrité, Maître…

Pauvre petite esclave prise à défaut, désormais obligée de se surpasser dans son seul loisir. En un sens, Brylyan Naerth avait fait pire que la priver de sa lyre, il lui avait imposé une excellence. Du moins, quand elle jouait pour lui, c’était ainsi qu’elle raisonnait. Elle n’avait pas le droit d’échouer, devait se surpasser pour ravir les oreilles d’un Maître qu’elle respectait… chérissait presque. Et pour cause, il était bien différent de son père. Les attentes n’étaient tout simplement pas les mêmes, et les traitements non plus. Et surtout, son nom la protégeait de tous au Puy. Elle était une esclave, oui, mais elle était plus en sécurité au Puy que n’importe qui… Mais les sombres étant ce qu’ils étaient, elle n’était pas invulnérable, comme la Reine avait pris un malin plaisir à le lui rappeler. Indifférent à la nouvelle tourmente psychologique qu’il venait de créer, le Karliik Glenn s’activait paisiblement.

« Usstan orn'la inbal tlus izil ulu morfeth ol... Dos zhal'la naut ruulk'na dos... »
J’aurais pu m’en occuper… Il ne fallait pas vous déranger…

C’était son rôle, après tout. Elle était l’esclave, il était le Maître. Il n’avait pas à s’abaisser à réaliser de tels « travaux ». Mais cela ne semblait pas lui avoir effleuré l’esprit, et il s’était assis sur son fauteuil comme si de rien était. Sissthylias, elle, n’avait pas bougé d’un pouce, regardant fixement le sol, sa lyre négligemment posée à côté d’elle. Pourquoi avait-elle joué mal ? Elle n’avait même pas eu conscience de jouer mal. Jouer juste, jouer faux, ces notions n’avaient pas de sens pour elle. Chaque mélodie avait sa place, aussi discordante pouvait-elle être. Il suffisait de… savoir écouter.

« Usstan hojjau, Jabbuk, Usstan sila've l'suldaim pholor dosst kaas. Dos inbal ulu kreth'el inbalin aslu uns'aa... »
J’ai failli, Maître, j’ai apporté la honte sur votre nom. Vous devez regretter de m’avoir achetée.

Relevant légèrement la tête, elle fixa Brylyan de son unique œil valide. L’autre avait beau être tourné en sa direction, il était mort… L’écarlate pour la vie, la cendre pour la mort. Quel étrange regard…

Brylyan était un maître étrange… Jamais, depuis qu’il avait acquis Sissthylias, il n’avait levé la main sur elle, de quelque façon que ce soit. Pas la moindre gifle, pas plus de coup de pied… Jamais non plus il ne l’avait prise dans son lit. C’était quelque chose qui fascinait et qui effrayait la principale concernée, d’ailleurs. Avec une seule et unique question, revenant sans cesse : pourquoi ? Pour autant, s’il ne l’avait jamais fait souffrir physiquement, son mental quant à lui était mis à rude épreuve, et l’esclave aurait préféré se faire ruer de coups plutôt que d’entendre cette simple remarque dite sur le ton de la conversation.

« Usstan eit'jae dosst nelgetha, Jabbuk... Ussta usstan'sargho zhahus naut shinder. »
J'implore votre pardon, Maître... Mon arrogance n'était pas volontaire.

Jamais elle ne s’était autant excusée que depuis qu’elle était à son service… C’était surement une des raisons qui faisait qu’elle manquait cruellement de confiance en elle. Si son père avait été un maître violent, injuste et bien souvent cruel, jamais il n’avait sous-entendu qu’elle était une incapable. Brylyan Naerth semblait trouver ce jeu là à son goût, et ne semblait pas pouvoir s’en lasser non plus. Bien loin de lui en tenir rigueur, Sissthylias prenait chaque remarque comme un l’expression sérieuse d’un reproche mérité… Au moins faisait-elle en permanence son possible pour les éviter. Car ainsi était l’esclave drow, prête à tout pour satisfaire son Maître. Prêtre à perdre sa langue plutôt que de le trahir, et capable de se le reprocher ensuite, car une esclave sans langue perdait forcément de la valeur.

« Xal… Xal Usstan tlu nelgethaun ? »
Puis… Puis-je me faire pardonner ?

Timidité, incontestablement. Mais elle n’était pas, à la base, une esclave domestique. Du moins ce n’était pas pour cela que l’avait en premier lieu formé sa grand-mère et son père. Ils avaient voulu en faire un appât, une récompense qu’on offre et qu’on promet pour obtenir des faveurs. Et cela avait plutôt bien fonctionné. Mais depuis qu’elle servait le Karliik Glenn, les occasions de faire valoir ce… savoir faire… se faisaient rare.

Si la première remarque avait été comparable à une gifle, la seconde revint à un coup de poing. Elle sentit son cœur se serrer, son ventre se nouer, et elle retint sa respiration alors que son visage se crispait. Car Sissthylias ne voulait pas mourir. Craintive devant la grande faucheuse, cette volonté de perdurer faisait parti de sa sainte triade… Servir, ne pas couvrir de honte, et survivre. Ces trois choses étant étroitement liées à un unique être : son Maître.

« Usstan... xun naut inbal … L'quarth reshka ulu dos, Jabbuk. »
Je… n’ai pas… La décision vous revient entièrement, Maître.

Tremblait-elle ? Peut-être un peu. Son visage observait de nouveau le sol et elle avait fermé les yeux. Attendre, il n’y avait plus que cela à faire.

Jouet du puissant, Sissthylias subissait tout sans jamais se plaindre. N’importe quel autre drow se serait sans doute rebellé devant tant d’injustices, devant tant de mauvaise fois et devant tant d’arrogance à peine voilée derrière un sourire assuré. Mais pas elle, car on l’avait élevée pour en faire l’esclave parfaite. Les sombres faisaient de bien mauvais esclaves, et pourtant, c’était une drow qui incarnait au mieux ce que les esclavagistes cherchaient à obtenir. Miradelphia était décidément un continent plein de paradoxes.

Brylyan Naerth parlait de pardon, l’agitant au nez de sa chose en sachant très bien qu’elle ne désirait rien d’autre que d’être aimée par son maître. Le Karliik Glenn avait parfaitement compris son esclave. Mais plutôt que de lui offrir, il lui fit miroiter sa… propre exécution. La hantise de Sissthylias, ni plus ni moins, l’obsession qui l’empêchait parfois de dormir… Mais elle tenta de cacher son trouble, lui répondant que la décision lui revenait à lui seul. Qu’aurait-elle pu dire de plus ? D’autres mots auraient été de trop, et il aurait pu douter de son dévouement. « Heureusement » pour elle, elle était plus « amusante » en vie. Une jolie façon de dénigrer son esclave, mais la concernée n’en prit pas ombrage. Au moins vivrait-elle, et elle n’en demandait jamais plus.

« L'bwael d'ussta Jabbuk zhah xuileb fle'nruid. »
La mansuétude de mon maître est sans limite.

Au vu de la situation, l’ironie aurait du être palpable, mais elle en pensait chaque mot, trop rassurée de rester en vie au moins un jour de plus. Après tout, il avait tout à fait le droit de la tuer. Elle était l’esclave, il était le maître… Elle était la vermine, il était le Karliik Glenn. Ils étaient à l’opposé de l’échelle sociale, et personne ne serait venu à sa défense. Comme pour changer de sujet, il lui demanda de lui servir du vin, ce qu’elle s’empressa de faire. Se relevant, elle rejoignit en quelques pas la desserte. Elle se saisit de la carafe et servit l’un des verres, avant de l’apporter à Brylyan, tout en gardant la carafe pour pouvoir le resservir dès qu’il lui en donnerait l’ordre. Elle lui tendit la coupe pleine, s’inclina légèrement et attendit qu’il la soulage de ce « fardeau ».

Une leçon apprise par cœur ? C’était peut-être le cas… Oui, Sissthylias récitait une leçon qu’on lui avait apprise dès sa naissance. Un leitmotiv simple, et pourtant toute sa vie reposait sur cette unique leçon : aime ton maître et obéis lui. Elle avait aimé son père, alors même qu’il était l’homme qui l’avait condamné à une vie indigne de sa race. Mais cela n’avait rien à voir avec ce qu’elle pouvait ressentir pour le Karliik Glenn Brylyan Naerth. Elle l’érigeait tout simplement en dieu vivant. Quand elle portait son symbole, elle rayonnait de fierté, et elle se savait protégée. Car c’était là la seule véritable obsession de l’esclave : perdurer. Et il était devenu un rempart imprenable, son nom la gardait de toute agression… Du moins, de presque toutes les agressions, il y avait encore une poignée d’êtres osant insulter le maître de l’armée sombre en mutilant son bien.

« Usstan swariy tlu zniee, Usstan shlubnaut ulnar ulu dos, Jabbuk. »
Je jure être sincère, je ne peux vous mentir, Maître.

Mais sa réponse ne semblait pourtant pas le satisfaire pleinement, il continuait son petit jeu, cherchant à savoir les sentiments de sa jeune propriété. Pauvre petite créature, n’ayant pas le droit de chercher ses mots, car ce serait cacher ses véritables sentiments, mais n’ayant pas non plus le droit à l’erreur. Une offense, une seule, et elle ne doutait pas de la punition. Elle n’en douterait jamais, d’ailleurs. L’épée de Damoclès resterait à jamais au dessus de sa tête. Sauf si on lui faisait découvrir une nouvelle vie, et même alors… Ce serait long, très long, d’oublier un siècle d’asservissement.

« Usstan… »
Je…

Pas le droit au mensonge, pas le droit à l’erreur, les doutes insidieux dansèrent sur la prunelle encore vivante de Sissthylias. Mais elle n’avait pas le choix, elle devait répondre. Pas le droit au mensonge, pas droit à l’erreur… et encore moins le droit au mensonge.

« Usstan ssinssrin ol ulu ukta ulu inbal wahven dosst kaas naudal uns'aa… »
Je lui en veux d’avoir porter atteinte à votre nom à travers moi…

Elle détourna la tête, honteuse. Il n’y avait rien d’autre à dire. Par son action, Aetherya avait jeté un gant au visage de Brylyan, un gant sous la forme d’une langue négligemment tranchée. Sa langue. Elle ferma son œil mort, et attendit, indécise... Venait-elle d’entrer dans le jeu de son maître ? Allait-elle être victime d’un nouveau de ses tours. Peut-être. Elle se figea quand il lui demanda si elle voulait devenir Reine.

« Valsharess... ? »
Reine… ?

Elle n’était pas surprise. Non, ce n’était clairement pas de la surprise. C’était autre chose, indescriptible. Ce que ressentit Sissthylias à cet instant précis, c’était bien plus que de la simple et banale surprise.

« Ussta Jabbuk nime uns'aa… »
Mon Maître doit se moquer de moi…

Le jeu était cruel, et pourtant… Jamais Sissthylias n’avait été aussi heureuse. Les paroles de Brylyan furetait à la limite de sa conscience, et était comme un baume à son âme tourmentée. Il ne lui en voulait pas, absolument pas. Mieux, elle avait sans le vouloir servi ses desseins. En elle naissait des sentiments délicieux, fierté et joie entrelacées en un canevas parfait, soulagement bienvenu et reposant. Elle se laissa faire quand il agrippa ses cheveux et tira sa tête en arrière, soumise à sa volonté, sans pour autant parvenir à retenir le léger cri de surprise et de douleur mêlée. Elle ne se débattit pas quand les lèvres de son maître vinrent chatouiller son oreille, fermant les yeux alors qu’elle s’enivrait de la délivrance qu’il lui apportait. Elle en aurait presque pleuré, si elle avait été seule. Mais elle doutait que le Karliik Glenn se satisfasse d’une pleurnicheuse.

« Usstan tlun vhaid ulu tlu dosst rothe, Jabbuk... Yallt lu'whol rin'ov. »
Je suis fière d’être votre esclave, Maître… Aujourd’hui et à jamais.

Brylyan avait-il conscience de ce qu’il faisait naître ? Surement, et il devait en jouer, heureux de troubler son jouet. Qu’était Sissthylias pour lui, sinon le réceptacle parfait, capable de tout entendre, de tout savoir, de tout supporter ? Il pouvait déverser en elle ce qu’il voulait, il pouvait distiller haine et amour d’un simple doigté. Il était maître absolu sur la conscience fragile d’une enfant brisée et remodelée.

La coupe fut portée à ses lèvres, et elle n’eut même pas l’idée de résister. Comme une enfant maladroite à qui on tient encore son verre, elle se laissa faire, recueillant le nectar trop précieux pour sa gorge, s’abreuvant de la coupe même de son maître. Elle sentait son cœur battre, inconsciente du danger qui entrait en elle. Surprise, elle toussa faiblement, agressée par l’agressivité pourtant relative du breuvage. Mais on ne donnait pas d’alcool aux esclaves.

Les doigts qui couraient sur sa poitrine nue la troublèrent encore un peu plus… Elle n’était pas amoureuse de Brylyan, non, il y avait trop d’égalité dans ce sentiment pour qu’elle ne puisse que l’envisager. Mais elle était fascinée, par le personnage, par son histoire, et si elle ne l’avait pas encore élevé au rang de dieu vivant, trop effrayée qu’elle était par les visages obscurs des dieux de son peuple - qu'elle connaissait à peine, après tout, quelle valeur pouvait-on accorder à la prière d’une esclave ? Son père et sa grand-mère n’avait jamais pris la peine de lui enseigner ce qu’il jugeait inutile - elle lui vouait néanmoins une forme de vénération, visible à l’œil nu. « Aime ton maître et obéis lui, n’attire pas la honte sur sa maison et survis lui. ». Ainsi pouvait-on résumer sa vie. Elle ferma les yeux, alors que sa respiration se faisait plus lente… Signe visible qu’elle tentait de la réguler.

Brylyan jouait avec elle. Il se divertissait avec son âme, se distrayait avec son corps, affectant la nonchalance et l’indifférence alors que dans son ventre sommeillait la jouissance et le plaisir de soumettre plus faible que soit. Brylyan était un drow, et il s’amusait à la manière des siens… Il écrasait, avec plus de finesse que beaucoup, certes, mais c’était toujours son talon qui broyait ses ennemis vaincus. Sissthylias était elle aussi victime de cette perversion qu’était la nature sombre, jouet à la merci de son maître, consentante du début à la fin. Elle s’offrait, totalement, non pas en écartant les jambes et en se cambrant, mais en acceptant son joug, ce qu’une poignée seulement de drows pouvait faire, et peut-être pas de façon aussi totale qu’elle.

Elle était capable de beaucoup, pour voir danser dans ses prunelles les flammes subtiles de la satisfaction. Elle était capable d’abnégation, de dévotion, de courage même, mais la question qu’il lui posa plongea son esprit dans une ferveur trouble. Que souhaitait-elle ? Une esclave ne souhaitait pas, n’espérait pas et acceptait ce qu’on voulait bien lui donner. C’était là le premier enseignement que lui avait délivré sa grand-mère. Brylyan venait de poser une question à laquelle elle ne pouvait pas répondre. Pauvre créature qui ne pouvait soupçonner la mesquinerie de son maître, elle ne voulait pas renier sa générosité en demandant quelque chose d’impossible. Et qui était-elle pour décider de ce qui était possible ou non ? Il n’y avait, à la réflexion, qu’une seule chose à laquelle elle pouvait aspirer. Et c’était une chose tellement simple, tellement banale, que le Karliik Glenn rirait surement de l’idiotie de son esclave, et pourtant… Quand on la connaissait, on ne pouvait qu’acquiescer en silence.

Sa lyre s’était perdue quelque part dans la pièce, elle l’avait lâchée dès que Brylyan avait commencé à lui donner des ordres. Sa lyre était son bien le plus précieux, après l’estime de son maître, son eden inatteignable, jardin secret dans lequel elle se perdait parfois. Son oreille absolue, seul véritable don que la nature lui avait fait, lui ouvrait les portes d’une dimension auditive que beaucoup ne soupçonneraient jamais. Mais depuis qu’elle était au service de l’aîné des Naerth, son trésor était perverti, souillé par le regard exigeant de son maître. Elle ne pouvait le lui reprocher, n’y songeait même pas, mais à chaque fois qu’il lui demandait de jouer pour ses oreilles, elle grimaçait, et son seul plaisir devenait aussi la seule véritable torture qu’elle ressentait comme telle. Il lui demandait si elle avait une faveur à lui soumettre, une demande qu’il exaucerait… Mais pouvait-elle se permettre une telle offense ? Lui refuser ce qui pouvait être un plaisir ? Elle se mordit la lèvre inférieure, plus à cause du tourment intérieur qui naissait au creux de son ventre que pour le brasier qu’il allumait juste en dessous. Ah… Cruel Naerth.

« Usstan… »
Je…

… voudrai. Vouloir. Un verbe qui n’était pas le sien, un verbe qui n’appartenait pas à son monde. Et pourtant, pour la première fois peut-être, elle voulait. Brylyan avait allumé en elle les sentiments prohibés, l’espoir d’un futur meilleur là où il ne pouvait y avoir que futur sans fioriture. Sa voix mourut. C’était là, si proche, et pourtant si loin. Elle ne pouvait pas, n’avait pas le droit. Son être rugissait contre cette simple demande. « Veux. ». Elle ne voulait pas vouloir. Mais son être hurlait, car il voulait qu’elle veuille, et elle voulait ce qu’il voulait.

Déchirée, elle gardait la bouche entre-ouverte, remuant à peine les lèvres afin de murmurer des paroles qui n’en était pas, mots mort-né, sacrifiés sur l’autel des doutes.

Le précieux nectar, rare comme beaucoup de plaisir en Elda, roulait sur sa langue pour se perdre dans sa gorge, doux filet à l’action perverse et méconnue. Jamais Sissthylias n’avait eu l’occasion de goûter à l’alcool et aux dons de l’ivresse qu’elle pouvait procurer. On ne gaspillait pas telle merveille avec une esclave. Et pourtant, le Karliik Glenn le faisait. Mais d’un autre côté, lui n’aurait sans doute aucun mal à remplacer la bouteille ainsi gâchée, alors que certaines familles parmi les moins puissantes ne pouvait se permettre d’en consommer plus d’une par an. Famille noble, bien entendu, le drow lambda ne pouvait s’autoriser une telle fantaisie.

Sissthylias ne comprenait pas réellement ce qui se passait. Elle savait très bien ce qu’elle était en train de boire, pour l’avoir servi elle-même à son Maître, elle savait sa rareté, mais l’idée ne lui serait même pas venue de recracher. Brylyan n’avait pas parlé, mais ses gestes étaient assez expressifs. Il voulait la voir boire, aussi buvait-elle. Et le fait qu’elle n’apprécie pas le breuvage à sa juste valeur n’y changeait rien. Quand il s’arrêta, la pauvre sombre commençait à avoir étrangement chaud, et la langue du Maître d’arme récupérant une goute de vin à la commissure de ses lèvres n’arrangea pas les choses.

« Neitar usstan... »
Jamais je…

Une nouvelle fois, elle se tut, incroyablement mal à l’aise, pour le plus grand bonheur du mal qui s’amusait à la torturer. La légère caresse dont il gratifia sa joue la fit trembler comme s’il l’avait frappée, peut-être parce qu’elle avait eu peur qu’il le fasse. Après tout, son père n’aurait pas hésité, lui.

« Usstan tlun ji taudl, Jabbuk. »
Je suis désolée, Maître.

Ce n’était pas la réponse qu’il attendait, mais elle ne voyait pas quoi dire d’autre. Mentir était exclu, elle aurait préféré mourir que d’agir de la sorte, mais elle avait beau essayer, elle ne parvenait pas à le satisfaire. Les mots se bousculaient sur ses lèvres, combat sans pitié qui ne versait aucun sang mais qui faisait couler la sueur. Mais elle ne pouvait pas le décevoir, elle ne le voulait pas, ne le concevait pas.

« Ussta m'sig… Usstan zhal saph… »
Ma lyre… J’aimerai…

Elle déglutit péniblement. Elle allait le dire, elle le devait. Elle ferma de nouveau les yeux.

« Usstan zhal ssinssrin naut ulu jivvin ol jala mzild whol… »
Je voudrais… ne plus… en jouer pour…

Vous ? Allez, dis le, petite Sissthylias. Tu peux le faire, tu dois le faire, il le faut.

« Usstan tlun eszak ulu tlu dosst rothe, Jabbuk. »
Je suis indigne d’être votre esclave, Maître.

Et sa voix pleurait. Peut-être à cause de l’alcool habilement distillé dans son sang, qui l’empêchait de contrôler ses émotions contradictoires.