Les Vœux du Marié | Aerandir, Gaucelm & Harnyll

Odelian, enfin ! Katalina en aurait presque pleuré de soulagement… Si elle n’avait pas été certaine qu’Aerandir sauterait sur l’occasion pour lui glisser un sournois « Je te l’avais bien dit ». Oh, il n’aurait pas été formulé comme tel, bien entendu, mais elle connaissait assez bien le sang-mêlé, désormais, pour savoir de quoi il était capable avec son langage alambiqué. Aussi, plutôt que de manifester sa joie de savoir le voyage enfin terminé, elle se contenta de continuer de somnoler pendant que le carrosse s’engageait dans les rues de la cité nordique. Depuis leur départ de Serramire, elle s’était drapée dans cette semi-conscience, ne la quittant que pour rejoindre le pays des songes la nuit venue. Etrangement, elle avait rarement été aussi épuisée, les cahotements du véhicule étant tout sauf reposant. Mais le supplice touchait à sa fin, et elle pourrait bientôt s’endormir dans un vrai lit. Pas celui d’une quelconque auberge, aussi riche soit-elle, mais celui d’une maisonnée noble qui n’avait, en ces temps de fête, pas les droits à l’erreur. Elle était déjà prête à devenir l’archétype de la dame contrariée si l’intendance comtale ne faisait que mine de lui fournir une literie inconfortable. Mais avant d’y songer, il fallait d’abord rejoindre le Palais. L’escorte pénétra dans la ville sans réelle difficulté. Les couleurs souveraines de Serramire abordée par la colonne ne laissaient pas réellement le choix aux gardes en faction, qui n’avait de toute façon aucune raison de les arrêter. D’une certaine façon, Katalina se disait qu’elle avait joué le jeu du Comte, en acceptant la proposition du régent de Serramire de lui fournir quelques hommes pour assurer sa protection. Après tout, elle n’avait fait rien de moins que de mêler ses couleurs à celle du Marquisat que le Bélier, pour une étrange et inavouée raison, voyait comme son héritage. De la part d’un homme qui avait préféré imposer son joug à une baronnie félonne - alors qu’il aurait pu faire nommer un homme compétent et la laisser libre ensuite -, de telles idées étaient suspectes. Non pas qu’elles soient surprenantes ou même condamnables, bien des nobles auraient agi exactement de la même façon à sa place. Mais avec les hommes de pouvoir - et en manque de pouvoir - on ne savait jamais s’ils étaient sincères ou s’ils avançaient leurs pions.

Être acceptée dans la demeure du Comte d’Odelian ne fut pas plus difficile. Après tout, Katalina comptait parmi les invités du Gras. Et elle n’avait pas simplement reçu une vulgaire missive, non. Il avait profité de leur rencontre dans la demeure ancestrale des Noblegriffon pour la convier en personne. De plus, le Serramiroise pouvait compter sur la présence d’Aerandir et de toute l’importance de son statut. Dans ces conditions, il aurait été plus que surprenant de se faire refouler… Et alors, la Gardienne n’aurait pas attendu d’en être à la literie pour se montrer outragée. Après les salutations d’usage, on lui apprit que le maître des lieux ne pouvait pas venir la saluer en personne, étant de plus en plus pris à mesure que le jour tant attendu approchait. Elle se sépara de son escorte et suivit, au bras du demi-elfe, le valet qui devait les guider jusqu’aux appartements qu’on leur avait alloué. Mal à l’aise, Katalina fit ce qu’elle pouvait pour ne pas ralentir les deux hommes. Elle se demanda ce que devait ressentir le pauvre domestique, guider deux aveugles ne devait pas arriver tous les jours, et il devait hésiter en permanence à parler. Surement craignait-il une réaction démesurée s’il parlait trop ou si, au contraire, il ne parlait pas assez. Pour lui simplifier la vie et éviter de l’appeler plus que de raison, la jeune femme essaya de se souvenir des couloirs empruntés. Le tout était de se constituer une carte mentale du domaine… Une tâche qui pouvait paraître difficile, et qui était en réalité titanesque. Sans surprise, elle captait ça et là des conversations évoquant le mariage à venir. Dire qu’à deux jours près, elle n’aurait pas pu assister à la cérémonie. Comment aurait-il pu en être autrement, alors qu’il s’agissait sans doute de l’événement le plus important qu’avait vu s’organiser le Comté depuis l’intronisation de Gaucelm. Que ce soit pour se lamenter devant la justesse des délais ou pour plaindre - ou jalouser - l’épousée, le mariage était sur toutes les langues. Katalina pouvait remercier Néera, le voyage s’était fait sans heurt mis à part la surprenante rencontre avec Johann. Un mauvais orage, un quelconque accident, et le retard aurait pu être fatal. De quoi suffire à vexer leur hôte, ce qu’elle préférait de loin éviter.

« J’imagine que sa Majesté est déjà là. » finit-elle par demander pour biser le silence qui s’était installé entre le couple de Gardiens et leur guide.
« En effet, ma Dame. » répondit-il avec un temps de retard… celui nécessaire pour hocher la tête, supposa-t-elle avec un léger sourire. « Il avait plusieurs jours d’avance sur vous.
- Ce n’est guère étonnant… Merci. »

L’homme ne répondit pas, n’ouvrant plus la bouche que pour prévenir ses suivants de l’imminence d’un virage ou de la présence de marche. Katalina, quant à elle, se promit de lui demander comment rejoindre les appartements alloués au Roi. Plus tard, cependant, quand elle aurait pu dormir. Sa grossesse déjà bien avancée, Théodore n’arrêtait pas de lui dire qu’elle resplendissait comme jamais, mais elle doutait très sincèrement que ce soit toujours le cas. Elle ne pouvait qu’imaginer les cernes qui ornaient ses yeux, et son léger mais persistant mal de tête - apparu à la frontière odélianne - ne devait rien arranger. A ce rythme, la douleur qui sapait son dos ne tarderait pas à l’achever. Pour toutes ces raisons, et quelques autres encore, on ne vit pas la Dame Noblegriffon au banquet le soir de son arrivée, pas plus qu’au midi et diner suivant. Quand elle trouva le courage de quitter son lit, on était déjà arrivé à la veille du mariage. Décidément, elle avait eu beaucoup de chance, elle n’aurait pas supporté le sermon du Prêtre de Néera sans ce repos prolongé. La journée lui avait paru bien longue. N’ayant rien à faire de réellement important, elle l’avait mise à profit et s’était escrimée à comprendre et à maîtriser ses nouveaux dons. Ecouter et décryptée la Voix des Morts, contrôler - en partie - ses Visions, repousser l’eau… C’était chaque jour un nouveau pas vers une délivrance, celle de ne plus craindre de faire une erreur. Elle ne pouvait pas se permettre de voir se répéter encore une fois l’inquiétant épisode avec Licsis. Méditation, chant, essais progressifs, tout était bon pour se concentrer. Heureusement, elle n’était pas seul, et pouvait compter sur l’aide conjuguée d’Aerandir et Tyra. Néanmoins, elle était restée trop longtemps au même endroit. Une fois la soirée bien entamée, elle avait cédé à la tentation de se dégourdir les jambes. S’aventurant sans guide dans les couloirs du domaine d’Odélian, elle se repérait en tâtonnant, avançant lentement mais surement mais sans réel but. Elle gardait une main sur le mur et se répétait sans cesse le chemin qui lui permettrait de retourner « chez elle ». Elle n’avait aucune envie de demander son aide à un domestique. Elle était aveugle, certes, mais pas stupide, et elle pouvait très bien se promener sans se perdre.

« J’ai entendu dire que le Gardien d’Arcam lui-même bénira cette union.
- Impossible ! Pourquoi ferait-il une chose pareille ? »

Haussant un sourcil, Katalina s’arrêta, tendant l’oreille. Où dont ces deux idiotes avaient-elles été chercher leur histoire à dormir debout ? Mais déjà, elles continuaient, ignorantes de leur nouvel auditoire. Et pour cause, si elle ne se cachait pas, la Gardienne de Tyra était dissimulée par l’épaisseur des murs odélians. Les deux commères n’avaient pas fait attention et s’étaient postées près d’un tournant en angle droit.

« Je n’en sais rien, que croyais vous ? Mais comment, sinon, expliquer sa présence ?
- Le dernier mariage auquel il a assisté s’est tristement terminé… » Katalina faillit ne pas comprendre ce qu’elle avait dit, tant elle avait diminué sa voix alors qu’elle se souvenait de la désormais célèbre tragédie qu’était l’union d’Hannibal de Roch et June des Isles. « Est-ce un présage ? »

Concentrée sur la conversation, la noble Serramiroise put cependant entendre, dans son dos, la Voix des Morts annoncer la venue de deux nouveaux visiteurs. Elle en reconnu instantanément une, il était difficile d’oublier les suppliciés d’Etherna quand on les avait entendu une première fois. Oubliant les deux idiotes - qui, ignorantes de l’arrivée de leur comte, continuaient leur manège - elle se tourna vers Gaucelm le Gras Bélier et… son compagnon, qu’elle était bien incapable d’identifier.

Katalina aurait écouté avec plaisir ce que ces dindes sans cervelle racontaient sur son homme, et peut-être même aurait-elle pu leur détruire leurs illusions si les circonstances avaient été favorables. Non, Aerandir n’allait pas bénir ce mariage, grand bien lui fasse. Il n’était pas un noble, n’appartenait pas à ce monde qu’il ne supportait que pour elle. Elle n’avait pas du tout aimé la façon dont elle avait parlé de lui… Pleines de vénération, ce qui était compréhensible, mais pas seulement. Elle voulait bien que Néera la foudroie si elles n’avaient pas envie de se rapprocher de lui. Typique de la courtisane cherchant à s’attacher à un puissant. Elle pouvait très bien le faire, la Gardienne n’avait rien à y redire, mais qu’elles aillent voir ailleurs. Le père de son enfant était à elle. Et cette - compréhensible - suscitions n’était pas un manque de confiance à l’égard du demi-elfe mais bien de ces commères. Qui savait ce qu’elles étaient capables de faire, pour parvenir à leur fin. Malheureusement pour elle - et heureusement pour les courtisanes -, on ne lui en laissa pas le temps. Déjà, la Voix des Morts lui annonçait la venue d’une connaissance. Très vite, la voix reconnaissable du Comte lui confirma ses doutes, et l’odeur qui assaillit ses narines acheva de la convaincre.

« Comte Gaucelm. » le salua-t-elle, un brin moins démonstrative que son hôte, s’inclinant respectueusement bien que légèrement, à l’instar de sa révérence lors de leur première rencontre. « J’ai connu meilleur voyage, pour être honnête, heureusement les appartements que vous nous avez alloué, à Aerandir et à moi, étaient parfaits, et j’ai pu récupérer. »

Elle tourna ensuite la tête vers l’homme qui accompagnait le Gras Bélier, avant même qu’il ne soit présenté et avec une précision pour pouvait faire douter de sa cécité. Le fait qu’elle ait le regard fixé sur son torse venait tout de même rajouter un peu de crédit à son handicap. Hôte avisé, Gaucelm fit les présentations, et Katalina exécuta une révérence similaire à celle qu’elle avait exécutée quelques secondes plus tôt. Harnyll de Hetalia, Baron d’Ysari… Elle le connaissait, de nom et de réputation, après tout elle avait longuement cherché le moyen de s’implanter dans Soltariel, le seul duché encore « épargné » par ses Comptoirs. Très certainement, si Nhilantar n’avait pas décidé que son chemin de vie passerait par le Puy, elle aurait fini par lui demander audience afin de discuter d’une possible implantation dans sa baronnie. Elle esquissa un sourire mi-figue mi-raisin au compliment dont il la gratifia.

« C’est un plaisir d’enfin vous rencontrer, Baron. » répondit-elle avec un léger sourire. « Si le sort en avait décidé autrement, nous nous serions rencontrés plus tôt. »

Malheureusement, on avait détourné son attention de la conquête du sud. Cependant, tout n’était pas perdu, elle pouvait très bien profiter de cette rencontre fortuite pour ouvrir une voie à ses collaborateurs, et leur rappeler que si elle était à la tête de ses comptoirs, c’était parce qu’elle avait accès à des sphères de pouvoir dont ils ne pouvaient rêver. C’était bien là l’avantage d’être noble et de travailler avec des roturiers. Seul Langehack et ce satané Varlar avait su faire sans elle, ce qui n’avait pas été pour lui plaire. L’homme n’avait jamais réellement digéré la façon dont elle avait mis la main sur son commerce, et elle n’aurait pas été étonnée qu’il tente dans les mois à venir de s’extraire de son joug. Il fallait vraiment qu’elle commence à s’intéresser à sa succession, et qu’elle tienne le cap jusqu’à ce qu’elle soit effective.

« Etonnamment, je ne suis pas surprise de vous rencontrer. » reprit-elle en tournant légèrement sa tête vers Gaucelm, avant de continuer avec un léger sourire et un brin de malice dans la voix. « Je suis prête à parier que vous ne dormirez pas beaucoup, cette nuit. »

Katalina aurait sans doute pu les prévenir que quelqu’un se tenait juste derrière la porte qu’ils allaient ouvrir, mais c’eut été difficile d’expliquer comment elle le savait ensuite. Pour l’heure, elle avait décidé de faire profil bas, et elle se tenait à sa résolution. Elle ne fit pourtant pas mine d’être surprise, restant stoïque quand elle entendit le petit cri de surprise et tout le remue ménage qui le suivit. Pourtant, alors qu’elle entendait le bruit caractéristique d’un vase qui se brise pitoyablement, elle ne put retenir une grimace désolée. Combien valait-il ? S’il possédait une quelconque valeur aux yeux de son hôte, mieux valait qu’il n’apprenne jamais qu’elle aurait pu le sauver rien qu’en avertissant Harnyll de la présence d’une femme qu’il ne manquerait pas de bousculer ou effrayer en ouvrant la porte à la légère. Néanmoins, l’incident sembla vite clos, Gaucelm ne s’y attardant que pour souligner la maladresse de sa sœur. Ulmégonde… Katalina ne s’était que très rapidement intéressée à la famille régnante d’Odelian, surtout qu’il avait pris les rennes du comté pendant son exil volontaire en Anaëh, aussi ne la connaissait-elle que de nom. Le timbre de sa voix lui plut tout de suite. Elle était pleine d’assurance et surtout savamment utilisée, aussi l’ancienne négociante ne s’y trompait pas : la sœur n’était pas plu à sous-estimer que le frère. Malheureusement, ses salutations lui plurent beaucoup moins… Non pas à cause d’un quelconque irrespect, mais elle ne s’était pas attendue à ce qu’on repère sa grossesse. Il semblait que la robe qu’elle avait choisie ne mène pas sa tache à bien, et elle n’avait pas pu le vérifier en se regardant dans un miroir.

« Merci. » répondit-elle avec un temps de retard, le temps de mettre la surprise de côté. « Navrée de cette entrée malheureuse, nous aurions du nous annoncer. » ajouta-t-elle, esquissant un léger sourire entendu qui voulait tout dire : le nous ne la concernait pas. « Tout va bien ? »

Elle ne semblait pas souffrir, en tout cas sa voix n’indiquait rien de tel, mais au cas où. Ulmégonde jeta ensuite son dévolu sur le baron, exécutant une révérence à en croire les frottements d’étoffe qui accompagnèrent le geste. Le maître d’Ysari s’excusa alors, admettant qu’il avait une part de responsabilité dans l’affaire… un détail intéressant, qui en disait long. Rien ne l’y obligeait, après tout. Ainsi, Harnyll de Hetalia était tel qu’on le décrivait… Katalina n’aurait même pas été surprise d’apprendre, dès lors, que les rumeurs courant sur le fait que sa femme était encore vierge soit le reflet de la réalité, chose qu’elle n’avait jamais envisagé croire avant. Sensible avec les femmes, là où beaucoup ne s’autorisait aucune « faiblesse », il pouvait très bien respecter la volonté de celle qui partageait son lit. Autre détail intéressant, il ne laissa pas le temps à son interlocutrice de réagir, s’éloignant déjà. Pourquoi ? Il manquait des détails à Katalina, aussi ne pouvait-elle pas le deviner, mais il était manifeste qu’Harnyll ne souhaite pas rester trop proche d’Ulmégonde. Etait-elle une de ses anciennes amantes ? C’était possible, la principale rumeur qu’avait entendue la Gardienne au sujet du sudiste restait qu’il avait vogué de lit en lit… Une attitude compréhensible quand on était un homme ne pouvant profiter des charmes de son épouse frigide.

Décidément, la noblesse ne changerait jamais : elle restait un nid d’énigmes toutes plus passionnantes les unes que les autres.

Elle fronça légèrement les sourcils l’espace de quelques instants quand Harnyll proposa un verre aux gens présents… sauf à elle, expliquant que sa grossesse lui interdisait ce genre de plaisir. Certes, il avait raison, mais du point de vue de la principale concernée, ce n’était pas à lui de décider. Elle était assez grande pour savoir ce qui était bon ou non pour l’enfant qu’elle portait, elle n’avait pas besoin qu’un autre le lui apprenne. Le lui faire remarquer aurait été puéril et inapproprié, mais elle n’oubliait cependant pas.

« Serait-il possible de m’assoir ? » demanda-t-elle finalement, demandant implicitement si on pouvait la guider jusqu’à un siège. Elle refusait d’en chercher un à tâtons, préférant rester digne dans son handicap.

Katalina ne s’attendait pas à ce genre de demande. Décidément, Gaucelm restait un personnage haut en couleur, qui cachait bien son jeu. Malgré elle, elle ne put que se demander pourquoi il lui demandait à elle ses conseils avisés ? Déformation professionnelle, sans doute, mais elle n’arrivait pas encore à s’estimer « proche » du Comte, et ne s’attendait donc pas à ce qu’il l’entretienne sur un sujet aussi… intime. Elle ne releva pas qu’elle ne pouvait en aucun cas ratifier le moindre accord « politique ». Son domaine restait l’économie, et même s’il était vrai que les deux se rejoignaient souvent, elle ne se rappelait pas avoir pris un quelconque engagement politique de leur dernière entrevue. Elle décida de se concentrer sur le sujet qui préoccupait son hôte. Les vœux de mariage n’étaient, en effet, pas des mots que l’on prononçait deux fois dans sa vie - du moins, si l’on en croyait la doctrine de Néera, la réalité était bien souvent différente - et il fallait en conséquence les choisir avec soin. Mais de là à demander conseil à une inconnue… Enfin, la noble mit de côté ses doutes. Peu importait les raisons qui poussaient le Bélier à agir de la sorte, au final. Si, au contraire de certains, elle ne plaignait pas Elanore pour sa jeunesse sacrifiée, elle n’en restait pas moins lucide et pouvait imaginer dans quel état d’esprit pouvait se trouver l’adolescente. Elle devait craindre la journée qui l’attendait… et la nuit qui allait suivre, d’ailleurs. Aussi, si elle pouvait adoucir sa peine en permettant à son épousé de prononcer quelques beaux vœux. Et peut-être, pourquoi pas, lui adresser un message, aussi indirectement que possible. Ne répondant pas tout de suite, elle prit le temps de réfléchir.

« Il est rassurant que vous ne confondiez pas votre épouse avec vos serfs, releva-t-elle avec amusement. Et il est vrai que les vœux sont un exercice des plus difficiles. Tant de choses à dire et si peu de temps pour cela. » Elle n’avait, pour ça part, pas eu de problème, son père avait rédigé lui-même les deux phrases qu’elle avait du prononcer. En irait-il de même pour Elanore ? C’était une question qu’il lui faudrait poser, il était après tout intéressant de faire un parallèle entre cette jeune fille et elle. « Si j’avais un conseil à vous donner, ce serait de rester simple. Pas de déclarations ampoulées, vides de sens, aussi creuses que les silos du Sud. Avant tout, votre Dame a besoin de savoir qu’elle pourra compter sur vous, en toutes circonstances. Car elle le pourra, n’est-ce pas ? »

Pour Gaucelm, ce mariage n’était que poussé par la plus pure politique. Mais peut-être se laisserait-il toucher par l’enfant qu’il « sacrifiait » sur l’autel de la réussite. Ceux qui pensaient qu’Elanore perdrait tout demain n’étaient que des idiots, elle avait tout à gagner. Un nom, une renommée, une protection dont elle pourrait abuser si elle savait s’y prendre. Restait à espérer que Gaucelm lui laisserait l’opportunité de tout cela. Le fait qu’il cherche sincèrement ses vœux était un signe encourageant, cependant. La preuve qu’il se souciait d’elle et de l’opinion qu’elle pouvait avoir de son époux.

Avant qu’elle ne puisse donner plus de précisions, Harnyll et Ulmégonde les interrompirent. Les coupes furent distribuées, et si on lui en proposa une à cause de la suggestion du Comte, elle la refusa poliment. Être mère était réellement un emploi un plein temps, qui commençait avant même la naissance du petit. Dommage, elle n’aurait pas été contre un verre d’un excellent cru de Hautval. Pour tromper son ennui, elle s’amusa à chercher quels vœux elle aurait pu prononcer à la place du maître d’Odelian. Un exercice qui lui demandait de s’imaginer homme, bien en chair et capable de fermer les yeux sur les extractions de ses soldats - elle n’oubliait pas, en effet, ce qu’avait pu lui apprendre la Voix des Morts - mais qui avait le mérite de faire passer le temps. Mais déjà, on la tirait de ses pensées, et ses mains recevaient sans qu’elle ne comprenne réellement comment une coupe déjà bien entamée.

« Tenez, l’encouragea Harnyll avec une bonne humeur… étrange, goutez moi ce nectar, vous allez adorer !
- Qu’est-ce… ? »

Elle n’eut pas le loisir de terminer sa phrase. Pressée par le baron qui, non content d’avoir posé l’objet de délit entre ses doigts surpris, avait aidé ses mains à le porter à ses lèvres, elle avala malgré elle une gorgée du breuvage… En appréciant d’ailleurs la saveur, et ce même si le geste inconsidéré du noble avait fait taper la coupe contre sa lèvre et ses dents. Elle faillit même avaler de travers, tant la surprise était grande. Repoussant le cadeau tant que l’homme avec sa force relative, elle se leva, proprement choquée, tenant le fauteuil pour mieux le contourner et mettre un obstacle en plus entre elle et l’impudent.

« Je peux savoir ce qui vous prend, Baron ? » demanda-t-elle, la colère ourdissant ses méfaits derrière son ton.

Le rouge de ses joues n’était pas encore dûe au produit qu’elle avait ingéré bien malgré elle, pas plus que les palpitations de son cœur, mais les choses changeraient rapidement. Pour l’heure, elle sentait à peine la encore légère chaleur qui naissait au creux de son ventre.

Une question de temps, cependant.

Quelque chose n’allait pas.

La porte venait à peine de se refermer derrière un Harnyll rendu abruti - le terme était le bon, elle avait tout de même failli s’ouvrir la lèvre - par l’alcool qu’elle retournait déjà à son siège, croyant que la position assise lui permettrait de retrouver ses esprits. Ce fut plutôt le contraire qui se produisit. La chaleur environnante ne fit qu’augmenter, lui faisant regretter de ne pas avoir choisi une robe plus légère… Elle aurait du le prévoir, pourtant, elle savait que l’été était désormais bien installé et aurait pu agir en conséquence. Au lieu de cela, elle devait désormais composer avec une chaleur qu’elle aurait largement pu anticiper. C’en était rageant. Sa colère, d’ailleurs, mettait plus de temps que prévu à se dissiper. Elle n’avait pas l’habitude d’être ainsi rudoyée, et les réactions étranges de son corps ne l’aidaient pas à garder la tête froide. Etre enceinte ne l’aidait pas à garder un contrôle parfait sur ses émotions.

« La fatigue, proposa-t-elle plus pour la forme qu’autre chose. Je ne saurais le dire. Dans tous les cas, je ne pense pas m’éterniser… La chaleur est devenue dérangeante, subitement. »

Et ce n’était pas due à sa grossesse, elle en était persuadée. Elle savait reconnaître une bouffée de chaleur quand elle en subissait une, et une bouffée de chaleur ne provoquait pas… Elle sentit le rouge lui monter aux joues - encore - quand elle se rendit compte que ses cuisses n’étaient plus aussi sèches et douces que quelques minutes auparavant. Déglutissant avec peine, elle tenta de se changer les idées, pensant avec ardeur à... Elle rougit de plus belle, chassant le sang-mêlé de ses pensées. Ce fut ce moment précis que choisit le baron pour faire son grand retour, ajoutant à la confusion d’une Katalina qui, sur le coup, ne savait plus quoi dire. La douleur s’était grandement estompée, et elle avait d’autres problèmes plus urgents à régler, mais ses excuses bégayées n’eurent pas comme effet immédiat de doucher sa colère.

« Dire que le Sud s’enorgueillie de son raffinement. » lâcha-t-elle simplement, démontrant sans aucun doute possible que la compréhension n’était pas invité en cette cocasse soirée.

Malgré ses dernières paroles, assurant qu’il quitterait rapidement les lieux, elle le sentit s’approcher d’elle, s’asseyant à ses côtés. Exactement ce qu’il ne fallait pas faire, de quoi ajouter au trouble de la pauvre Gardienne. Peu habituée aux aphrodisiaques - pour ne pas dire complètement étrangère à leur pratique - elle avait du mal à en gérer les effets… Ne pas comprendre d’où ils venaient n’arrangeait rien, et la colère que l’attitude d’Harnyll entretenait achevait de l’empêcher de raisonner clairement.

Finalement, il la toucha.

Elle frissonna, certes, mais peut-être pas de plaisir. Pas de colère non plus, du moins pas totalement. Assaillie par une horde de sensations et de sentiments contradictoires, elle retira vivement son bras et les croisa dans ses manches, telle une enfant, les mettant à l’abri d’autres assauts du genre. Mais rien, rien ne pouvait la protéger de la déclaration romanesque et parfaitement ridicule du baron. Choquée, pour de bon cette fois, cette simple phrase fut comme un coup de poing. Elle se releva une nouvelle fois, assez vite pour ébranler la chaise.

« Baron ?! »

L’outrage était d’importance… et sa voix, stridente à souhait, était une réponse adéquate. Gaucelm ne devait pas savoir comment arranger la situation.

« Vous ne pouvez pas être dans votre état normal ! »

Et elle non plus, d’ailleurs. Sa respiration légèrement haletante n’avait rien à voir avec la violence de ses sentiments. Si encore elle avait été préparée à pareille épreuve, mais on l’avait pris en traitre, et elle subissait. Néanmoins, elle mettait le doigt sur un problème. Si, d’ordinaire, Harnyll était pareil rustre, alors il n’aurait pas tenu une semaine dans une Cour. Il se passait quelque chose…

Quelque chose n’allait pas.

Katalina n’avait pas réagi quand Aerandir avait fait irruption dans la pièce… Elle l’avait senti venir bien avant qu’il n’arrive, mais elle avait espéré qu’il passerait son chemin. Pas que sa présence ne le dérange, loin de là, mais elle aurait apprécié qu’il ne la découvre pas dans un état pareil. Les joues en feu, la respiration saccadée, elle aurait donné n’importe quoi pour simplement disparaître. Malheureusement, les événements semblaient contre elle, et elle doutait que l’entrevue se termine alors que son Gardien de compagnon s’invitait à peine. Elle hésita pourtant à le suggérer… A le supplier, même, de l’emmener loin de toute cette agitation. Elle aurait pu, au vu de l’attitude d’Harnyll, mais c’aurait été avoué qu’elle-même avait un problème, et c’était au dessus de ses forces.

« Myst est venue ? » l’interrogea-t-elle, forçant sa voix au calme, cherchant du bout des doigts la fourrure féline.

Problème ou pas, elle avait de plus en plus de mal à réfléchir calmement. Si elle ne pouvait résolument pas en vouloir à Aerandir pour la façon un peu cavalière dont il l’avait prise dans ses bras dès son arrivée - il n’était pas du genre à se soumettre aux convenances, mais savait au moins rester correct - elle n’avait, cependant, d’autres choix que de faire avec la montagne de réactions que ses légères caresses avaient déclenchée. Le pire étant qu’elles étaient loin d’être désagréables, bien au contraire. Elle se retint avec peine de se retourner et de se blottir contre lui, d’humer son parfum et d’embrasser son cou, promesse de tant de délices. Luttant contre ce feu qu’elle ne pouvait plus ignorer, elle restait droite et fière, stoïque et indifférente à son étreinte. Elle faillit pourtant lâcher un gémissement quand les doigts tant aimés s’égarèrent l’espace de quelques secondes un peu trop bas, preuve s’il en fallait encore que les apparences pouvaient être trompeuses. Fort heureusement, elle parvint à l’étouffer. Une péripétie de plus, qui ne fit qu’ajouter à la panique qu’elle ressentait déjà.

Car la Gardienne de Tyra, plus que tout autre chose, détestait perdre son contrôle sur elle-même.

Troublée, confrontée à une situation inédite pour ses sens et sa raison, elle entendit sans les comprendre les paroles chantées d’Aerandir. Elle reconnut la langue de son père, mais ne fit pas l’effort de les traduire. Elle doutait fortement d’y parvenir, de toute façon. Etrangement, elle ne comprit pas qu’il usait de ses dons, ne sentit pas la magie se plier à sa volonté. Sous l’emprise des drogues de l’amour, elle n’était plus qu’une simple femme soumise à des pulsions dont elle ne comprenait l’existence, et aveugle de surcroit.

« Retourne t'assoir je te sens lasse... l’entendit-elle lui murmurer.
- Ce n’est pas une mauvaise idée… »

Elle ne l’entendit pas, mais ses paroles sonnèrent aux oreilles des autres protagonistes telle une série harmonieuse d’affectueux miaulements. Alors qu’elle s’en allait pour lui obéir et se laisser tomber dans sa chaise, il la retint, discrètement. Surprise, elle leva ses yeux pourtant aveugle, comme si le « regarder » pouvait l’aider à comprendre ce qu’il avait en tête. Confuse, elle se laissa entraîner, ne lutta pas plus alors qu’il l’installait sur ses genoux, frissonna quand il lui caressa le dos… Sa présence ne l’aidait pas à réfléchir, pas plus que sa tenue. Il n’avait pas idée de se présenter au Comte d’Odelian et au Baron d’Ysari vêtu d’un simple pantalon.

« Neshan ta… » le supplia-t-elle presque, tremblant malgré elle alors qu’il recommençait à égarer ses doigts là où il n’aurait pas dû.
Arrête ça…

Le soulagement que ressenti Katalina quand les effets de l’aphrodisiaques commencèrent à se dissiper ne pourrait être que péniblement décrit. Femme de pouvoir et de caractère, la Gardienne connaissait les vertus du contrôle et le sentir s’étioler sans raison était une expérience qu’elle ne souhaitait vivre pour rien au monde. La belle Ulmégonde pouvait se réjouir de l’ignorance de sa victime involontaire, car il y avait fort à parier que si elle venait à apprendre les dessous de cette histoire, de plates excuses ne suffiraient pas à calmer sa colère. Mais l’heure n’était pas à la vengeance, et la noble profitait plutôt du répit offert par son compagnon pour reprendre ses esprits. Maintenant que ses sens n’étaient plus accaparés par la chimie de l’aphrodisiaque, elle pouvait sentir la magie qui l’entourait comme une seconde peau et le lien qui l’unissait désormais à Myst. Elle comprenait ce qu’avait fait Aerandir, et n’était pas certaine que l’idée lui plaise. Tôt ou tard, quelqu’un s’étonnerait de son silence, et il était donc urgent de prendre les devants et de souhaiter la bonne soirée. Malheureusement, ses moyens d’agir étaient limités. A part miauler - ce qui finirait par paraître suspect - elle en était réduite à attendre de trouver une ouverture. Heureuse d’avoir recouvré ses esprits, elle gardait le silence, se blottissant contre un demi-elfe qui semblait plus au courant qu’elle de la situation sans se soucier de l’allure que cela donnait à la sphinx illusionnée.

« Tu as assez joué, murmura-t-elle finalement, alors qu’une nouvelle personne entrait. Fais nous sortir de là. »

L’idée que Myst puisse commettre une erreur et agisse tel l’animal qu’elle était alors qu’elle se promenait sous le regard de tous porteuse de ses traits lui était insupportable. Bien dressée, elle n’avait pas encore fait d’écart, mais combien de temps encore durerait donc cette performance ? Arrivé à un moment ou à un autre, le désastre pointerait le bout de son nez et il serait trop tard pour l’éviter.

« Ou débrouille toi pour nous rendre nos rôles respectifs. », ajouta-t-elle sur le même ton.

Comme pour lui forcer la main, elle se dégagea de son étreinte et se leva avec la ferme intention de rejoindre Myst. D’un pas un peu trop lent pour une créature comme un sphinx, elle suivit le lien magique qui garantissait l’illusion et se posta aux côtés de son double, posant une main sur l’accoudoir, touchant par la même occasion ce qui aurait du être son bras. Quelle étrange sensation, que de se toucher soi-même. Résistant à la tentation de remonter le long du bras et de palper le visage de son reflet - elle ne pouvait qu’imaginer le spectacle pour Harnyll et Gaucelm - elle se tourna vers Aerandir et fronça légèrement des sourcils. Inutile, elle le savait, mais elle n’avait pas pu s’en empêcher. Restait encore à savoir s’il pourrait le faire discrètement. Il le devait, il avait bien réussi une fois.