La missive de la marquise m’avait laissé quelque peu songeur, et je m’étais demandé pendant plusieurs jours les raisons qui la poussaient à cette visite. Je n’ignorais pas les troubles intérieurs qui menaçaient la stabilité de Serramire, voire son intégrité territoriale, et je soupçonnais qu’elle désirait s’assurer qu’Alonna ne viendrait pas ajouter au chaos ambiant. Nombre des petits seigneurs frontaliers aspiraient sans doute à une certaine indépendance vis-à-vis de leur nouvelle suzeraine, attitude bien compréhensible lorsque l’on voyait les grands féodaux du royaume agir de même avec Diantra.
Je ne connaissais pas la marquise, ne l’ayant jamais rencontré à ce jour. Je connaissais les seigneurs de Bastylle comme les Outremont pour les avoir croisé à la cour du temps où je servais Merwyn puis après sa chute lorsqu’avec l’aide de Glenn Hereon, devenu depuis seigneur de Naelis, j’avais imposé une quasi loi-martiale dans l’attente de l’arrivée d’un régent nommé par Trystan. Mais lorsque la jeune Maélyne avait commencé à compter dans les cercles du pouvoir comme épouse d’Adrien de Bastylle, je vivais déjà à Alonna. Non, décidément la jeune femme demeurait une inconnue pour moi. Veuve d’Adrien de Bastylle, elle lui avait succédé à la tête du marquisat de même qu’Adrien avait lui-même succédé à Anselme. Et les choses se compliquaient lorsque l’on abordait l’épineuse question des liens de vassalité liant Alonna et Serramire.
Lorsqu’Anselme avait pris le pouvoir avec la bénédiction du roi Trystan, j’avais aussitôt renouvelé mon allégeance. Mais les troubles ayant amenés Adrien au pouvoir m’avait fait voir d’un œil plus que soupçonneux l’état de mon puissant voisin et je m’étais abstenu de tout hommage envers le successeur d’Anselme. Le nationalisme alonnien exigeait une revanche depuis l’époque où la baronne Pearla agissait selon chacun des désirs de Merwyn, et je ne manquais pas de me servir de ce besoin refoulé d’indépendance à des fins politiques. La faiblesse du pouvoir central constituait une opportunité que nul ne pouvait ignorer et je ne comptais pas laisser passer une telle occasion.
Pour autant, si je n’avais jamais fait acte de vassalité ni prêté serment d’allégeance à Maélyne, je ne pouvais ignorer son poids politique. Même affaibli, Serramire demeurait un acteur majeur dans le royaume et il me fallait prendre cela en compte. Aussi je donnais des ordres stricts pour recevoir la marquise avec tous les honneurs dus à son rang. Les rues par lesquelles elles passeraient furent nettoyées et la garde d’honneur reçue l’ordre de polir ses armures jusqu’à ce que l’on se voit dedans. La cour se mit à bruisser et les tailleurs furent pris d’assaut par des hordes de nobles désireux de se voir confectionner en urgence une tenue à la dernière mode.
A ce stade, j’ouvre une parenthèse pour préciser que la charrette de la marquise n’était autre qu’un carrosse, le faste de son arrivée pouvant en être quelque peu gâchée si je décrivais une charrette bringuebalante avec un bon bouseux au teint rougeaux tenant les rênes et tractée par un percheron dont le pet incommode le laboureur. Ô poésie, quand tu nous tiens !
Bref, je ferme la parenthèse.
La marquise fit son entrée dans la cour principale de la citadelle intérieure entre les deux rangées de la garde prétoriale en grande tenue où elle fut accueillie par le chambellan qui s’inclina profondément devant elle et l’invita à le suivre jusqu’à la salle de réception où je l’attendais moi-même en compagnie de ma cour. J’avais longuement hésité à l’accueillir dans la cour, mais le protocole ne m’imposait d’agir ainsi que pour mon suzerain et mes plus proches alliés. Or à ce jour Serramire n’était ni plus l’un et pas encore l’autre.
La marquise fut introduite dans la salle d’honneur, une immense pièce en longueur coupée en deux par un large tapis rouge qui menait de la porte à l’estrade où se trouvait mon trône et celui de ma femme. J’avais toujours trouvé cette salle un peu tape-à-l’œil mais un baron doit aussi parfois savoir jouer un peu l’épate, ne serait-ce qu’au bénéfice des courtisans qui utilisent ces moments là pour établir leur classement de popularité. De fait, se tenir au bord du tapis et près de l’estrade indiquait une faveur croissante.
Lorsque Maélyne apparut au bout de la salle et que les trompettes retentirent pour célébrer son arrivée, je posais discrètement ma main sur celle de Jena et lui fis signe de me suivre. Me levant, je descendis les quelques marches de l’estrade et m’avançait vers ma visiteuse de telle sorte que nous nous rencontrions à peu près à mi-chemin. Si je n’avais pas voulu l’accueillir comme ma suzeraine dans la cour, je ne voulais pas pour autant manquer de courtoisie en l’obligeant à faire seule le chemin jusqu’à moi. La rencontrer d’égal à égal au milieu de la salle me permettait de lui indiquer sans mort dire la façon dont je considérais les rapports entre nos deux terres. Ces petits gestes diplomatiques veulent parfois plus en dire que de longs discours pour qui sait les déchiffrer.
Ayant effectué un galant baisemain de circonstance, j’accueillis mon invitée :
Marquise, votre venue est une joie et un honneur. Puis-je vous présenter mon épouse ?