Manœuvres et Changements

L'arsenal de Boniverdi était un endroit majestueux pour n'importe quelle personne; alors tentez d'imaginer l'effet produit chez un passionné de la marine, un véritable mordu des navires. Voilà comment le vivait Enrico di Montecale, fraîchement nommé Commandant de la Flotte du Soleil Blanc, et conseiller naval de la duchesse. Il se retrouvait sur le chantier de construction, le coeur léger et la tête ailleurs. Il n'avait, en effet, jamais été aussi proche de réaliser son objectif. L'amirauté soltarie était devant lui, si proche qu'il aurait pu la toucher des doigts... Il était sûr qu'en travaillant dur une fois de plus, il parviendrait à ses fins. Rien ne pourrait l'arrêter, sinon la mort. Et il n'était pas prêt de rendre l'âme.

Sur le bord, il attendait la venue de quelqu'un. Ses yeux s'en allaient de droite à gauche de temps à autres, tentant d'apercevoir à l'avance l'arrivée de la personne. Tout en faisant cela, il gardait les mains dans son dos, se tenant aussi droit que sa jambe de bois lui permettait. Sur son épaule, Lazaro semblait lui aussi scruter les environs. Mais il préférait suivre du regard la foule de gens s'affairant dans l'arsenal. Certains des hommes passant à toute allure et chargés d'outils et de matériaux avaient des chapeaux sur la tête. En fait, beaucoup d'entre eux. Et l'oiseau n'aimait pas ce genre de personnages. Un vieux souvenir très désagréable.

Un homme se présenta enfin à l'entrée du complexe, et Enrico le reconnut tout de suite; Ignacio de Perrigione. Amis de longue date, ils avaient tous deux fréquenté l'Académie. Son statut de noble lui avait donné de meilleurs avantages que lui, mais au final, c'était le dur labeur d'Enrico qui avait triomphé. Ce dernier sourit et salua son compagnon.

Ignacio de Perrigione:

"Heureux que tu aies pu venir, Ignacio."

Celui-ci rendit son sourire au commandant, avant d'esquisser une révérence exagérée et de dire:

"Mes hommages, ô grand Commandant de la divine Flotte du Soleil Blanc!"

Enrico rit nerveusement, avant de lui faire un clin d'oeil et de continuer:

"Très drôle, l'ami. Suis-moi, plutôt, j'ai à te parler."

Les deux hommes se dirigèrent donc vers un bâtiment plus petit, où une porte en chêne était fermée à clé. L'estropié sortit une clé de l'une de ses poches et déverrouilla la serrure. Lorsque la porte s'ouvrit, l'intérieur fut révélé aux deux marins, qui s'engouffrèrent dans la pièce. Une table servait de centre à la pièce, pourvue de deux chaises, de chaque côté de celle-ci. Des tables basses étaient également disposées dans la fond de la salle, sur lesquelles divers plans, cartes et livres étaient rangés soigneusement, dans un ordre presque maniaque. Des bouteilles de vins et deux coupes étaient debout sur les tables basses, comme si elles attendaient qu'un œnologue expérimenté vienne les chercher pour les déguster. Pour couronner le tout, un plat rempli de raisins trônait au centre de la table. Le tout était disposé de façon très ordonnée, ce qui indiqua à Ignacio qu'Enrico était déjà passé par ici...

Lazaro se posa sur le perchoir à côté de la chaise qu'Enrico choisit pour s'asseoir. Une fois assis, le commandant fit signe à son hôte de faire de même, qui s'exécuta. La main de l'estropié plongea alors vers le bol de raisins et en captura un, qu'elle s'empressa d'amener à la bouche de son propriétaire, qui fit ainsi disparaître le fruit sans défense. Après avoir mastiqué et avalé sa nourriture, il dit enfin à Ignacio:

"Mon ami, à la lumière de ma nouvelle position, j'ai eu une idée particulièrement intelligente. Tu n'es pas sans savoir que la seule chose qui me sépare encore de mon objectif est ce vieux sénile de Tibaldo de Martirigi. Il est vieux, et gras. Et je pense être nettement plus compétent que sa bedaine en matière de gestion navale."

"Pour sûr. Et je crois que je vois où tu veux en venir..."

"Fort bien. Tu sais donc que j'ai besoin de toi pour arriver au terme de mon plan. Et pour ça, je vais procéder en deux étapes; tout d'abord, je vais réarranger cette flotte. Son style trop classique ne me plaît pas. Bien qu'elle soit puissante, notre bonne vieille flotte n'a pas encore atteint son apogée, je le crains."

Enrico reprit un grain de raisin, rapidement suivi par Ignacio.

"Ensuite, et c'est là que tu interviens, j'ai besoin d'hommes de confiance autour de moi. Tu seras doté d'un plus grand navire, oublie le Serdagasse. Je t'offre le commandement de l'Amphitryon. Qu'en penses-tu? Nouvel équipage, nouveau navire... Je suppose que cela te convient, l'ami?"

"He bien... En effet, tout cela ne peut que m'enchanter. Mais l'Amphitryon a déjà un capitaine. C'est Giovanni Monteglione, si je ne m'abuse. Que fais-tu de lui? Le Serdagasse pourrait être vu comme une insulte pour lui."

"Ne t'en fais pas, cette décision est totalement approuvée. Je t'expliquerai plus tard. Mais sache que tu n'as nul souci à te faire quant à cette promotion. J'ai juste besoin de m'assurer que la loyauté de certains hommes vont bien dans le sens qui leur serait favorable."

Ignacio de Perrigione arqua un sourcil. Néanmoins, un mince sourire étira ses lèvres pincées, avant de s'ouvrir pour laisser passer un nouveau grain de raisin.

"Je suppose que tout cela doit rester secret, cher ami?"

"Plus que secret. Cette conversation n'a jamais eu lieu. N'est-ce pas, Lazaro?"

A l'entente de son nom, le corbeau émit un croassement caractéristique. Son maître gloussa un peu, avant de lui envoyer un raisin en direction du bec, qu'il attrapa avec précision et dégusta avec passion.

"Parfait, commandant. Il sera donc fait selon vos désirs."

Avec un rictus extrêmement jovial, Enrico se leva et alla chercher une bouteille de vin et les deux gobelets. En se rasseyant, il ouvrit celle-ci à l'aide de son tire-bouchon à la poignée de nacre. Un cadeau paternel.
Après avoir rempli les deux coupes, les deux marins trinquèrent:

"Au Soleil Blanc!"

"Puisse-t-il nous rendre puissant!"

"Belle rime, Ignacio. Voyons voir si tu peux toujours la tenir après avoir dégusté mon bon vin d'Erac!"

Tout en ricanant, le capitaine regarda derrière l'estropié pour voir une dizaine de bouteilles sur la table basse. Stupéfait, il dit alors à son compagnon:

"Tu comptes tout boire?"

Enrico but une gorgée de son délicieux vin, avant d'éclater d'un rire franc et de secouer la tête. Enfin, il regarda son hôte droit dans les yeux, et lui rétorqua:

"Si seulement il n'y avait que toi à placer..."