De crocs et de sang

Un rugissement tonitruant déchira le ciel.


« Cette fois il n'en est pas question! »

Dans sa gorge contractée, l'air enfla, gonfla pour devenir un hurlement plus profond encore, bientôt rejoint par le contrepoint rauque d'une troisième voix. Les pattes repliées contre son ventre, il sentait le soleil sur ses écailles et l'air glacial sous ses ailes. Le temps s'était suspendu un instant. Il sentait jusque dans ses cœurs les échos de leur avertissement envers ce scélérat. Son museau sentait ce que les nuées cachaient à ses yeux.

« Nous ne voulons pas de ce combat. Pars. »

Mais cela ne servirait à rien. Lui savait ce qui se cachait dans le cœur de cette créature de sang et de guerre. Même si son compagnon d'or souffrait à l'idée d'ôter la vie, il ne pourrait éviter cette bataille.

Un frémissement. Les nuages qui moutonnaient alentours explosèrent. Avant même de voir clairement la première écaille rouge, il avait replié ses ailes, partant en piqué dans la bise glacée des hautes altitudes. Une langue de feu spectaculaire claqua au-dessus de lui comme une voile dans la tempête, l'obligeant à abaisser sa crête pour descendre d'un coup. Le rugissement de douleur de son ami de Bronze lui parvint à peine derrière la provocation de l'ennemi et le hurlement du vent. Deux écailles éclatantes traversèrent son champ de vision pour se précipiter vers le sol.

« Vous parlez trop ! »

Un coup de hanche et il se retrouvait sur le dos, griffes en avant vers le ventre lisse de l'assaillant. Un coup de queue le cueillit en pleine tête, l'envoyant valser loin de sa cible. Mais le ciel était son domaine et nul ne le surpasserait ! Il vira sur l'aile et reprit de la hauteur pour retourner harceler la bête. Tournant, glissant, feintant, mordant, griffant, hurlant, montant, mordant taillant. La bataille des quatre créatures emplissait le ciel de fureur. Chaque coup résonnait sourdement comme un tambour de guerre. Les souffles se croisaient, se mêlaient. Chaque cri de douleur ou de rage rebondissait sur l’immensité verte et bleue pour ne devenir qu'échos arrivé aux remparts de Thaar ou un murmure dans les rues d'Ys. Pourtant, même face à trois ennemis, le Rouge encaissait chaque coup et en rendait autant. Mais cela ne saurait durer éternellement. Les mouvements de l'adversaire se faisaient plus lent et l'Argent, calme, profitait de la moindre occasion offerte par ses pairs pour frapper.

Un rugissement de douleur plus puissant que les autres déchira le cœur de l'Argenté. Quelques gouttes de sang ruisselèrent le long de l'a gueule de son frère Doré pour tomber dans le vide alors qu'une énorme ruade du Bronze le libérait des crocs de leur ennemi. Le dernier s'apprêtait à reprendre le flambeau, mais un sifflement strident l'arrêta net. La face ensanglantée de son compagnon guida le regard de l'Argenté. Une cité. Leur combat les avait dangereusement rapprochés d'un amoncellement de vies fragiles. Il fallait en finir.

Mais déjà l'Or agrippait le Rouge, encaissant coups de griffe et flammes, enroulant ses ailes et sa queue autour de celles de son adversaire. Le Bronze tenta une attaque, mais le dos piquant de l’ennemi était trop résistant, même pour ses coups puissants.
Dans un concert de coups de crocs et de rugissement, un tourbillon or, bronze et rouge se précipita vers le sol sans le moindre battement d'aile. Les mâchoires claquaient à un souffle les unes des autres, espérant attraper un cou, une aile, une épaules et ne se refermant finalement que sur du vide. Le Rouge, entouré de ses deux assaillants, trépignait, rendant coup pour morsure sans se laisser dépasser. Mais le sol se précipitait toujours vers eux, implacable.
L'air se réchauffait. Les courants étaient plus doux malgré la violence du combat. Et soudain, le Rouge fut libéré.

Le Bronze de l'Or s'éloignèrent. Le Guerrier put enfin étendre ses ailes dans un claquement sonore. L'air dense et humide des basses-terres gonfla ses membranes, répercutant le ralentissement dans les muscles de son dos.

Un éclair d'argent surgit, faisant danser les arbres d'un battement d'aile. Une vrille suffit.

Une douleur explosa dans sa patte avant. Il rua, remonta, souffla mais les mâchoires de l'Argenté s'enfonçaient peu à peu dans sa chair. Son articulation cria. Il rugit. Elle céda dans un hurlement de douleur. Enfin, il réussit à se défaire de l'assaillant d'un coup de queue prodigieux pour remonter. L'argent remonta dans les hautes sphères à son côté, tournoyant avec lui dans une danse folle. Plus rapide et gracieux, il gagna d'une tête obligeant le Rouge à dévier de sa route.
De nouveau, la douleur explosa. Son aile venait d'être entaillée par la queue de son ennemi de Bronze. La douleur battait au même rythme que son sang, glissant goutte à goutte, invisible sur ses écailles écarlate. Il était lent. Pataud. Même avec toute sa volonté, contre de tels adversaires, la victoire lui échapperait. Il ne pouvait se permettre de mourir maintenant...

Remontant toujours, ignorant les trois créatures qui l'entouraient, il souffla une dernière fois, dirigeant ses propres flammes vers les yeux de ses ennemis. Aveuglé, l'Argenté accusa un coup de queue de plein fouet. Une masse fit vibrer l'air à l'endroit qu'il occupait une seconde avant.

Parmi les plus hautes nuées et les vents trompeurs des hauteurs que ne peuvent atteindre que les créatures de légende, le Dragon Rouge s'éloignait en direction du Nord, quelques gouttes de son sang disparaissant par moment dans le vide.

La présence de ses deux compagnons, arrêta la course de l'Argenté. Son côté droit était endolori, mais il s'en faisait plus pour ses camarades du jour qui avaient subits les assauts du Rouge bien plus violemment. Pourtant, il se devait de leur rappeler une chose...

« Vous savez que ce n'est pas fini... »

« Rien n'est jamais fini. »


Malgré l'entaille qui balafrait son museau et les paroles sombres des deux créatures qui l'accompagnaient, le Doré se détendit imperceptiblement. Même si rien n'était fini, aucune vie ne serait prise ce jour-là.