suite du
Fond du GouffreTariho de la Neuvième ennéade de Bàrkios
Neuvième année du Onzième Cycle
Forêt de l'Aduram
Es-tu seulement réellement conscient, ou cette réalité n'est-elle qu'un des cauchemar prenant parfois tes nuits ? Est-ce un nouveau chaotique fantasme dont tu devras faire l'effort de taire l'existence dans le futur, ou sont-ce de véritables sensations, de véritables émotions, de véritables peurs et de véritables gestes qui te portent actuellement ? Tu ne saurais pas répondre à cette question en toute honnêteté, simplement parce que le peu d'esprit qui te reste se refuse à la véracité de tant d'horreurs. Plongé dans ce qui s'apparente à un éternel sommeil paradoxal, tu te déplaces à travers la forêt maudite avec une aisance que tu n'avais pas la première fois.
Parce que les mirages n'ont pas de limites, parce que le spectre du possible n'est pas le même une fois dans le monde des songes, tu agis sans en craindre les conséquences, tu agis mû par tes plus simples pulsions, car tu n'as pas à te sentir coupable de ce que vit ton fort intérieur.
Douce contradiction, te voilà surpris par ta propre hallucination. Le fruit de ton imagination te semblait bien loin des souvenirs qui devraient l'avoir fait mûrir. Ta mémoire se rappelle d'une morbide beauté, d'une souffrance éternelle, d'un hurlement permanent. Ta mémoire se rappelle d'une forêt qui se meurt, étouffée par ses propres noeuds, étranglée par ses propres souvenirs, plongée dans une folie furieuse qu'elle crachait comme une gerbe de flammes à ceux qui osaient s'approcher d'elle. L'Aduram de ce nouveau rêve ne t'es plus si beau, il ne t'es plus ni fascinant ni horrifiant. L'Aduram de ce nouveau rêve ne t'es plus douloureux. La Dissonance est là pourtant. Les vrilles aigües et les crissements te lacèrent toujours les oreilles, mais dans ton inconscience tu ne t'en trouves plus troublé. L'Aduram de ce nouveau rêve te paraît plus pathétique qu'il ne t'est féroce. Il pleure, il pleure un passé glorieux, il pleure un tragique abandon, il pleure l'exil qu'on lui a forcé après qu'il ait dû se transformer pour protéger sa vie.
La Dissonance ne te heurte plus parce que dans ton inconscience, te soumettant à inavoué fantasme, tu as embrassé son message. Des incompris, des êtres en perpétuelle réinvention, des survivants, des
battants.
Comme l'Aduram, tu fus forcé de comprendre qu'il n'y a pas toujours place pour l'harmonie en ce monde. L'équilibre est un idéal, l'équilibre est une utopie, l'équilibre ne trouve sa place que dans la somme d'un nombre incalculable de conditions que les temps de crises ne laissent jamais simultanément fleurir. La perte du Linoïn fut une crise comme ta simple naissance à moindre niveau en fut une autre.
Comme l'Aduram, tu as réagi avec force car l'agression était trop imminente pour réagir avec finesse. Vous vous êtes tous deux tordus, rendus difformes aux yeux de vos anciens frères et soeurs en quête de la puissance qui saurait vous protéger.s Vous êtes tous deux des sacrifiés, des piliers autrefois silencieux et n'ayant jamais connu digne reconnaissance. Vous êtes tous deux des scarifiés, ayant pris sur vous les plaies d'autres jusqu'à ne plus ressembler qu'à un amas de chairs ensenglantées, jusqu'à ne plus trouver de refuge que dans l'égoïsme. Vous avez tous deux étés diabolisés par la majorité, celle qui n'a pas su vous comprendre. Comme l'Aduram, tu es un menteur doué au point de se convaincre lui-même. Une âme faible piégée au jeu de ses émotions et des fabulations qu'elle en a faites.
Tu rêves de lieux à la mesure de ton pouvoir, d'un environnement face auquel tu pourrais laisser s'exprimer la puissance d'un élémentaliste presque millénaire. Tu rêves d'une forêt ne se couchant pas face au feu, ne se noyant pas sous l'eau et n'étouffant pas sous la pierre. Tu rêves de la perpétuelle épreuve qu'est la vie en Aduram.
Les kichirelles étaient les rois de l'Aduram, les insectes infernaux étaient réputés ne rien laissé ni de mort ni de vif dans leur sillage. Ils tombaient de la cime des arbres, lacéraient leurs proies et les avalaient entières, ne laissant derrière eux rien de plus que l'odeur de la mort et les éphémères lamentations d'un bois ne s'attristant plus de la mort de ses protégés. Toi l'oiseau de mauvais augure, le sombre vautour ayant posé le pied dans leur territoire, tu venais leur prouver qu'insecte ne dévorera pas plus le rapace ici qu'il ne le faisait en Anaëh.
Des arbres ils sont tombés toutes mandibules dehors, espérant faire un festin de tes chairs, mais avant que les lames des premiers n'éraflent ton corps, elles furent cueillies par les becs de tes corbeaux. Volatiles taillés dans la pierre d'onyx, bêtes sans vie aux plumes tranchantes comme des épées, guidées par ta magie ils firent front à tes adversaires. Ils harassent les prédateurs enragés jusqu'à leur faire perdre patience, les poussent dans leur retranchements en se jouant et de leur appétit et de leur orgueil. Ce n'est jamais que quand l'agresseur lançait charge désespérée que leur formation se brisait, et ce n'était que pour mieux être cueilli par les épines adamantines du félin à pointe et les flammes bleutées de la statue draconique.
Les kichirelles étaient les rois de l'Aduram, tu t'en étais fait l'empereur.
Tu t'en serais fait l'empereur, si seulement le trône n'était pas déjà occupé. Car au coeur de ces terres vit un fléau pire encore que le tapis grouillant de pattes et d'antennes couvrant le sol de la forêt, pire que les félins aux dents interminables et les serpents à la morsure venimeuse. Pire que les arbres mouvants dont les racines se lovent autour du cou des infortunés dans leur sommeil. Au coeur de ces terres s'était érigé en maître un autre mage, un autre être à l'esprit dérangé par les gémissements du Linoïn. Au coeur de ces terres s'élevait la forteresse de Porte-La-Peste, arbre maison difforme, absent de tes premières mémoires. Ici la Dissonance sonne plus fort que partout ailleurs. Ici la férocité de l'Aduram est à son comble, et ici la part de ton esprit qui voulait se battre ne peut que finir par ployer. Tu ne t'avances pas plus vers la demeure de ton aîné, pas plus qu'il ne serait judicieux de le faire, car même dans l'état primal de ta conscience, tes instincts savent te guider loin de celui qui ne sème que mort derrière lui. Tu ne peux le vaincre aujourd'hui, tu ne pourras pas le vaincre dès-demain, mais jusqu'à ce que tu le surpasse, alors tu te feras son égal. Quelque part au coeur de l'Aduram, tu cherches quelle sera ta demeure. Quel fort t'autorisera à fermer l'oeil plus de quelques petites heures sans plus risquer ta vie que de nécessaire ? Quel fort fera définitivement de l'Aduram ton foyer ?
Enfant de Mëlien, au coeur de l'Aduram tu trouvas ton antre. Au coeur de l'Aduram tu trouvas un endroit où la terre ouvrait son ventre, un naturel caveau où autrefois les Noss puisaient leur eau. Dans la grotte court toujours la rivière souterraine, et que les incrédules soient tus ses eaux sont toujours cristallines. Seulement, sous la lueur d'Emeraude que qu'exhalent les fonges glissent des ombres, celles de créatures gardant jalousement le bassin dans lequel elles ont pris vie. Enfant de Mëlien, lorsque ta main toucha la surface de l'eau, tu n'eus plus la force de nier. Jamais les chants ne te furent aussi distincts, jamais l'évidence ne te fut si clairement exposée. C'est ici que ton oreille terminait de s'ouvrir, là où Symphonie et Magie prenaient leur forme la plus sauvage.
Tu n'es ni des Noss, ni des Cités. Tu es hérault de la face sombre de l'Anaëh.