Le traquenard de la vache à lait | Grim

La naine toute cassée se redressa doucement. Ses mains et ses genoux étaient dans un triste état. Krish se massait l'épaule tout en la regardant, circonspecte. Après ce qu'elle venait de voir, et malgré toute la sympathie mal placée qu'elle éprouvait pour la dawi, elle ne lui tournerai jamais le dos, ça c'était une certitude.

Se rendant peut-être compte de l'attention de la daedhel, la naine tenta de reprendre le contrôle de la situation à coup d'ironie. Krish finit par froncé le nez en osant un sourire mi-amusé, mi-désabusé.

- Je te les rendrai tout de suite, tes runes... Si j'étais sûre que tu ne me fasses pas exploser avec... " Elle réajusta sa robe de chambre de soie rouge aux trois-quart ouvertes et se laissa glisser en arrière, appuyant son dos sur le bord du lit et dépliant les jambes devant elle. Une tresse lâche laissait apparaitre son oreille droite à la pointe coupée. " ça t'arrive souvent ou c'est quelque chose que tu réserve aux guérisseurs et aux drows ? Histoire que je soit prévenue, hein. Parce que t'as de la ressource pour une vieille bique et je tiens à mes articulations... "

Ce que la drow aborda avec une fausse désinvolture, la dawi ne parvint pas à le considérer de même, trop ébranlée pour avoir le recul nécessaire. Des membres de son clan avaient tenté de la faire parler. De bonnes connaissances, rencontrées sur les routes, s'y étaient aussi essayées. Même des inconnus, parfois, avaient pu percevoir quelque chose chez la dawi, qui les avait interpelés. Sans succès. Les lèvres de la dawi étaient restées résolument closes sur... Ce qui la dévorait, et la poussait à fuir les siens. Une ennemi l'avait vu à l'oeuvre et la questionnait à son tour.

Son visage demeura fermé. Cependant, la vieille savait que rien n'était aussi simple qu'un refus. Alors, elle donna son os à la "chienne".

"L'symbole qu'le Maudit t'a montré... C'est celui d'Tyra, l'déesse des morts umgi." lâcha la runiste.

Krish resta bouche bée.

- Euh... Quoi ? "

Elle avait eu sa réponse ? Enfin... Une réponse ? Mais une déesse de la mort .... Humaine ? Mais pourquoi ? Et puis... Non... Il y avait Néo à l'Ouest. Othar lui avait promis d'en faire son vaisseau. Pourquoi Tyra... A moins que tous les soit disant dieux des humains ne se joignent à Kerhel pour lutter contre le renouveau des enfants d'Uriz ?

- Mais ça n'a aucun sens... C'est une feuille, le symbole de leur déesse à la con."

C'était même pas le bon symbole. Mais elle avait l'air sérieuse. Comment la naine saurait un truc pareil ?

- Pourquoi tu dis ça? Et pourquoi tu avais l'air choqué que je le connaisse si c'est pas en rapport avec un secret nain ? Où tu l'as vu ? "

Face à la déconfiture de la sombre, Grimeldha eut un rictus sardonique, loin de ses expressions habituelles. La folie semblait avoir reculé... Mais pas sans avoir laissé sa trace, qui mettrait un temps à s'estomper.

"Qu'les umgi pensent c'qui veulent ! ricana la naine, sans compassions pour d'énièmes ignorant. Puis les souvenirs revinrent, dont un visage en particulier. Cela lui vola toute joie, aussi vile soit-elle. Les Pilliers, près des ruines d'Nisétis. Un rituel, parce qu'les Souffles humains y étaient coincés. Une lèvre ridée se releva, dévoilant une canine. Leur déesse nous est apparu, a vidé son sac, pis qu'on s'ag'nouille pour lui d'mander d'les laisser rev'nir en son royaume... M'enfin. Le visage de la dawi se vida. C'la qu'j'l'ai vu ton symbole. Sur l'corps d'cette divine et immonde dame. Là. Elle se tapota le torse, juste sous sa gorge. L'Maudit t'a donné l'déesse des morts umgi pour ennemi, noirelfe." souffla-t-elle avec lassitude.

Ces histoires sonnaient bien trop comme un jeu à l'échelle incompréhensible pour une simple mortelle comme elle... Mais un jeu néanmoins. Dont elle avait payé un prix élevé. Elle enrageait de ne pas pouvoir employer la méthode qu'elle appliquait aux jeunes barbes qui perdaient tout sens commun : la mandale. C'pas 'vec c'main-la qu'j'vais frapper un dieu. songea la dawi en contemplant sa main abimée.

ça n'avait...

décidément...

aucun...

putain...

de sens.

Mais plutôt que de partir du principe que la naine lui mentait, ce qui n'avait pas l'air d'être le cas et ne semblait pas logique étant donné son trouble, Krish s'obligea à assimiler chaque bout de son explication lapidaire. Au pire, elle était folle et une enquête clarifierait tout ça. Au mieux elle savait de quoi elle parlait et une enquête clarifierait tout ça.

Moralité : il fallait qu'elle enquête.

Elle n'aimait pas la tournure des choses. Si c'était vrai, les ennemis se multipliaient peu à peu. La déception qu'elle avait ressentit en comprenant que les combats contre les mortels seraient désormais dépourvus de sens s'évanouit comme neige au soleil. Othar. Tyra. Oui. Si c'était vrai, les forces de Kerhel se mobilisaient.

Du coin de l'oeil elle observait la naine qui contemplait sa main. Elle n'avait pas prononcé le moindre mot, émis la moindre objection... Mais une envie lui trainait dans l'esprit... Quelque chose qu'elle savait raté d'avance, mais qui lui titillait l'esprit. Et si elle disait non ? Devait-elle insister ?

- Je suppose que tu n'accepteras pas qu'un mage de l'esprit trouve l'image de cette soit-disant déesse dans ta mémoire ? "

Une brusque flambée ranima la braise de la dawi, qui jeta un regard furibond à la sombre. Qu'elle ne la croit pas, que lui importait ! Ce n'était qu'une sombre, qu'un marché, dont elle avait rempli sa part... Mais qu'elle ose...! La rage de la dawi précéda toute retenue, dans une explosion bien sombre.

"QU'LE MAUDIT T'CONSUME, NOIRELFE ! tonna Grimeldha, sa main, blanchie, par la tension saignant de plus belle. C'pas une fausse déesse qu't'arrache un monstre d'la taille d'une p'tite montagne à la terre ! C'pas une fausse déesse qui t'vole la voix parce qu'tu l'as agacée ! C'PAS UNE FAUSSE DEESSE QU'T'RAMENE L'FANTOME D'LA P'TIOTE QU'T'AS TUE !"

De grondement, sa voix s'était muée en un instant en un rugissement rauque, la dawi semblant à nouveau sur le point de se jeter sur quelqu'un. Dans le dédale de rides qu'était son visage, ses mires brûlèrent de la même flamme qui l'avait saisi à son réveil... Mais ce ne fut qu'une flammèche, un erzats de ce qui était arrivée. Le corps tendu de Grimeldha se relâcha alors qu'elle s'affalait sur elle-même, la tête basse, vieille dawi usée par le temps et les épreuves. Qu'les Ancêtres m'pardonnent...

"Si un mage d'l'esprit m'approche, j'lui tord l'cou, noirelfe. J'ai remplis ma part d'marché." souffla-t-elle, vidée.

Non, même sa langue la trahissait, en dévoilant bien trop quand la rage la consummait. La rage. La rage de l'impuissance. Elle ne se sentait plus maître de rien. Dans l'ombre de son faciès, rendu si rude par les émotions violentes qui l'avaient secouée, un éclat humide naquit... Avant d'être aspiré par le labyrinthe de ride.

Elle était vraiment à deux doigts de se briser.

Krish ne se formalisa pas de son regain de vigueur, notant mentalement ses délires sur un monstre, une voix et une vision du passé. Une certaine lassitude se mêlait à l'instinctive sympathie. Elle savait ce que la naine traversait, mais bon... Il fallait pas qu'elle se laisse trop aller à la fragilité non plus cette vieille bique. Elles n'étaient pas amies de longue date.

- Le Père me consume depuis des années déjà. " ronronna la noire-elfe en question.

L'irritation aurait put la pousser à prendre ce qui restait de sa maigre vie  simplement parce qu'elle avait appelé par trois fois Uriz "le Maudit". Mais la vision qu'elle avait des choses à plus long terme lui intimait de rester calme, peu importe la fluctuation de ses émotions. Elle n'y arrivait pas toujours depuis l'ordalie, mais elle travaillait à allier au mieux raison et colère.

Sans prendre vraiment garde à sa tenue, elle se leva et couvrit la distance qui la séparait du bureau sur lequel elle avait passé le temps ces derniers jours. Sous un amas de pièces lourdes, un fin livret relier offrait une couverture en gros cuir, tout juste terminée. De sa main libre, elle ramassa le sac en toile qui reposait à l'angle de la commode non loin et revint pour le poser précautionneusement devant la naine.

- C'est tout ce que tu avais sur toi. Rune et bâton compris. J'en ai fait des dessins et je les garde en paiement pour les quatre jours de soins. " Puis, accroupit, elle brandit la couverture brune dépourvue de la moindre marque devant les yeux de la naine, le déposant dans le sac de toile si elle ne faisait pas mine de le prendre. " J'ai mis par écrit les réponses que je te devais et celle que je t'ai donnée. J'ai aussi mis ce que je savais sur un certain Dun'Eyr et sur sa coopération avec les miens autour de la reprise de votre Almis. C'est peu, mais si tu veux en savoir plus, les tiens en sauront sûrement plus. "

Elle se releva, s'asseyant sur le lit défait de la naine en croisant les jambes.

- Tu es libre de partir quand tu le souhaite. Demande aux esclaves dans le couloir, ils t'aideront à trouver la sortie. Ne t'étonne pas de devoir monter, nous somme très en dessous de la surface. Si tu veux, le soigneur que tu n'as pas assommé pourra aussi soigner tes mains avant. Et tu peux venir me voir pour papoter, j'adore les visites. " Elle parlait avec désinvolture, sa robe de chambre en soi caressant ses jambes nues et tombant nonchalamment sur son épaule striée de cicatrices. " Je me dois par contre de te prévenir. La jambe d'Eshk'Oroth - l'homme que tu as attaqué dans l'auberge - elle ne se remet pas bien. L'os a été réduit en éclats trop petits. Les soigneurs ne savent pas si une aide suffira où s'il est préférable de l’amputer en haut du tibia. Il est alité à l'étage supérieur et je te conseille de faire quelque chose si tu le peux. Dans le cas contraire, je peu parier ma main droite que tu te retrouveras avec des mercenaires aux trousses. Et si certains de mes hommes veulent te donner la chasse également, je ne les en empêcherai pas. " Elle chercha les petits yeux verts et rougis que la naine, ne s'attendant pas à grande chose de plus que quelques nouvelles insultes, avant de conclure en se levant, prête à partir. " Si tu n'as pas de question, j'ai quelques petites choses sur le feu. " Sur le feu... Ha! Son humour ne suivait vraiment pas son nouveau statut.

Grimeldha trembla. Trembla de mourir d'envie d'aller étrangler la sombre, de lui faire ravaler ses mots et sa désinvolture, d'effacer toute trace de son mal en ôtant la vie à un témoin... Ce n'était qu'une sombre, les Ancêtres la remercieraient... Ses poings se contractèrent alors qu'elle fermait les yeux. C'eut été là se perdre totalement, abandonner les restes de son être à la rage pour s'y consumer. Pas maintenant... Jamais. Elle trembla derechef en réalisant qu'elle ne savait, en cet instant, si elle ne préférait pas, au contraire, céder. Oublier l'honneur et les règles, pour détruire, seulement détruire, jusqu'à ce qu'elle le soit en retour. Agit ma fille. AGIT !

Alors elle se releva.

Le corps endolori, sans un mot pour la sombre, elle s'activa. S'emparant du sac en toile, elle en vérifia le contenu puis prit connaissance des écrits... Et en brûla une partie dans la cheminée qui réchauffait la pièce. Laisser des écrits sur la vraie - vraie ?! - nature de Mogar et de la déchéance des nains était intolérable pour la dawi. Le simple fait de le savoir la mettait à l'agonie, alors que d'autres le puissent par son inadvertance... Les jeunes barbes... P'tète qu'certains auraient la force qu'j'ai pas eu : celle d'refuser c'mensonge... Ou c'vérité... Quoiqu'se soit... Elle se changea sans la moindre pudeur, pressée de quitter les lieux. Elle avait déjà eu trop de réponses à son goût et souffert bien trop longtemps la présence de sombres. C'est tout juste si elle lâcha un "adieu" sur le pas de la porte, à l'intention de son hôte. Elle fit un détour par la chambre du blessé, l'inspecta à l'aide d'une de ses runes sous des regards hostiles, puis s'en fut.

Ses hôtes nains, affolés par sa disparition, furent soulagés de la retrouver... Et quelque peu pertubés par son absence de réponse à leurs questions, la dawi se contentant d'évoquer des "complications" avec sa commande. Certains ne manquèrent pas de noter l'état de sa main : bien qu'elle ait pris un peu de temps sur le retour pour la soigner de ses runes, des séquelles demeuraient perceptibles, et ne disparaitraient pas aussi facilement.

Pourtant, il lui fallut revenir. Si les deux partis avaient respecté leur part du marché, Grimeldha devait se reconnaître endettée envers la sombre, pour les soins qui lui avaient été prodigués pendant ses... Quatre jours - temps d'absence qu'elle apprit de ses semblables - d'inconscience. Une solution très simple se présentait, aussi détestable cela lui soit-il : soigner le dénommé "Eshk'Oroth". Ainsi prit-elle le temps de préparer des runes adéquates, et revint deux jours plus tard là où demeuraient les sombres. Dans un silence d'aversion, elle ne s'attela pas moins à la tâche que de réparer l'os que son bâton avait pulvériser, ainsi que les dégâts qui survinrent au cours des soins. Ce fut long et difficile, la dawi devant se représenter plusieurs jours d'affiler, le dégoût au cœur mais déterminée ne pas repartir en se sentant encore "attachée" à la drow. A chaque visite, elle refusait la présence des soigneurs sombres et travaillait seule aux soins poussés d'Eshk'Oroth. Elle endormait les sensations du blessé pour faire sortir les fragments de l'os détruit sans être dérangée par des tremblements d'une douleur innommable, tout en stimulant au delà du naturel la repousse de l'os.

Pendant tout ce temps, Grimeldha refusa toute réflexion personnelle, s'abimant dans sa tâche sans se poser de question. Car, à n'en point douter, soigner ainsi un sombre devait lui valoir un mépris incommensurable de ses Ancêtres... Et avec une telle pensée, venait la question : si Mogar n'était qu'un mensonge, qu'en était-il des Grands Halls ? Et d'Ory, dont Tyra lui avait montré le spectre ? De tous les siens ? Que restaient-ils de tout ce qu'elle avait cru durant sa longue existence... ?

L'antique runiste ne se sentait pas la force d'affronter de tel questionnements, d'autant plus qu'elle savait ne pas détenir de réponse. Alors, que son esprit s'égara en ces tristes contrées de désolation et elle se sentait partir...

Or, Grimeldha ne comptait pas alourdir sa dette en pulvérisant le crâne du blessé. Quand le tibia du sombre lui permit à nouveau s'appuyer dessus - non sans douleur, mais cela passerait -, la dawi s'en retourna et ne revint plus. Elle avait côtoyé suffisamment de noirelfes... Pour tout un siècle.