Quand il servait encore Mos’ank Do’Hel comme milicien, Truan avait reçu des mains de son maître une Anedhelle au sang pur nommé Celebrían. Les esclaves originaires de la Prime Forêt avaient toujours été une ressource prisée des principautés et le Streea Jabuuk du IVème Ost, qui dirigeait Qiryah à l’époque, avait voulu récompenser un soldat fidèle et expérimenté. Truan s’était vite entiché de son nouveau bien, mais c’était Munbebi, sa compagne, qui avait le plus jeté son dévolu sur elle. À l’instar de ses parents, Sissthylias nourrissait une tendresse sincère pour Celebrían ; Natha en était témoin, c’était elle qui l’avait quasiment élevée. Une fois, l’Anedhelle lui avait expliqué ce qu’était le mal de l’éternité ; depuis, chaque fois qu’un vague à l’âme la rattrapait, la Doeben souriait mélancoliquement à l’idée que, si le sang faible de Celebrían avait couru dans ses veines, son heure aurait pu sonner.
Relevant légèrement son front, qu’elle avait posé sur ses bras croisés quelques minutes plus tôt, Sissthylias loucha sur sa chope en essayant de se souvenir si elle l’avait terminée ou non ; elle décida très vite de vérifier la chose empiriquement et, après s’être redressée sur ses coudes, elle tendit sa sénestre pour saisir la hanse devant elle.
« Yanit, appela-t-elle d’une voix traînante le tenancier qui darda sur elle des prunelles fatiguées. J’ai soif. »
Elle agita le gobelet vide au-dessus de sa tête pendant quelques secondes, avant de laisser retomber sa main et de grimacer quand le bois du récipient frappa celui de la table.
« Shu, Siss’, râla Yanit en contournant son comptoir pour s’approcher de sa cliente par trop régulière. Je t’ai déjà dit de faire gaffe au mobilier.
— Oh, ça va, » soupira-t-elle en se redressant à moitié. Elle lui tendit sa chope et il la prit avec une grimace agacée. « Ne fais pas cette tronche, waeles. Je paie, non ?
— Pas assez pour que j’apprécie supporter ta tête de morgal. »
Elle leva les yeux au ciel, puis fouilla dans les poches de son pantalon avec sa dextre. Quelques secondes plus tard, elle lançait une pièce d’argent vers le Doeben, qui l’attrapa au vol, la jaugea rapidement avant de grogner et s’éloigner.
« Je la préfère fraîche ! » lui rappela-t-elle dans son dos… seulement pour le voir lui répondre avec un geste fort peu élégant de la main. La daedhelle eut un haussement d’épaules fataliste ; elle savait bien que son attitude commençait à sérieusement agacer le tenancier, mais elle s’en souciait comme d’une guigne. Le mâle la préférait quand elle était vaillante et hautaine, mais en l’occurrence, Sissthylias avait décidé de s’accorder un peu de répit bien mérité après les grands jeux et il n’était rien qu’elle appréciait autant pour se détendre que de boire beaucoup trop pendant un laps de temps relativement court.
Elle avait déjà convenu avec les Dieux qu’elle retrouverait son mordant dans quelques jours ; les mortels pouvaient bien patienter.
Elle donna une claque sur les fesses de Yanit lorsque ce dernier eut enfin daigné lui apporter sa commande et ricana bêtement quand il l’injectiva. Une bonne rasade du breuvage tiède plus tard, elle reposa sa chope et darda un regard vide autour d’elle. La nuit était déjà bien avancée et la plupart des clients de Yanit étaient partis ; il ne restait que quelques ivrognes — dans lesquels elle s’incluait bien volontiers — pour tenir la jambe au propriétaire. Est-ce qu’eux aussi, ils ont été assignés à la mauvaise équipe pendant la grande mêlée ? se demanda-t-elle avec aigreur. Elle secoua la tête pour chasser cette pensée. Heureusement que Celebrían n’est pas là, songea-t-elle en ricanant intérieurement. L’anedhelle était moins patiente encore que Yanit quand il s’agissait de ses « épisodes ». Finalement, il n’y avait bien que Truan et Munbebi pour la laisser tranquille lorsqu’elle broyait du noir ; en vérité, ses parents la laissaient tranquille la majorité du temps.
Toutes à ses maussades pensées, Sissthylias accrocha du regard une silhouette voûtée à côté de l’âtre crépitant de l’auberge et elle ne put retenir le sourire carnassier qui vint chatouiller ses lippes. De là où elle se trouvait, elle ne pouvait voir que son impressionnante chevelure aile de corbeau. Après s’être assuré que Yanit vaquait à ses occupations sans plus faire attention à elle, la daedhelle se leva pour s’approcher de l’étrange créature. Qu’une femelle éphémère s’aventurât, seule, dans un quartier Doeben était déjà cocasse, mais c’était la protection que lui avait octroyée Yanit qui l’intriguait le plus. Sissthylias ne voyait pas ce qui pouvait justifier pareil traitement de faveur : elle était infirme, avait des yeux débiles et donnait l’impression que la moindre bourrasque un peu violente pouvait la jeter à même le sol ; pourtant, chaque fois qu’elle pénétrait dans sa taverne, Yanit accourait pour la guider auprès de son âtre.
« Bonsoir, ssin, l’alpagua-t-elle en s’asseyant sur un tabouret à côté d’elle. Yanit a oublié de s’occuper de toi ? »
Tirée de ses réflexions, la créature étrange eut un mouvement de recul avant de darder ses prunelles laiteuses dans la direction de la daedhelle qui ne cacha pas une grimace importunée. Elle n’avait jamais remarqué la cécité de l’humaine.
« Yanit sait que je ne cherche qu’un peu de tranquillité quand je viens dans son établissement, » répondit-elle d’une voix éraillée qui complétait admirablement bien son allure extérieure. Elle tourna la tête légèrement de côté, comme pour mieux entendre quelque chose, avant de s’ébrouer faiblement. « Que me veux-tu, Sissthylias ?
— Tu connais mon prénom ? s’étonna la Doeben avant de se remémorer sa conversation avec le maître de céans. Oh, non, je vois. Tu as juste une bonne ouïe… ce qui, dans ta condition, est utile, j’imagine. »
Et Sissthylias d’agiter sa sénestre sous le nez de la femelle, qui n’en prit pas ombrage si elle s’en rendit compte. « Tu es saoule.
— Et je m’ennuie, » abonda l’accusée. Elle but une nouvelle gorgée de sa chope avant de continuer. « Tu es la seule chose un tant soit peu intéressante ici.
— Chose, releva l’aveugle. Est-ce donc ce que je suis, pour toi ? »
Passant au dessus des accusations de son interlocutrice pour le moment, elle préféra réorienter la discussion pour tenter de percer le mystère qu’elle représentait.
« Tu es une esclave ? » lui demanda-t-elle en posant ses coudes sur ses jambes pour mieux la détailler du regard. Et la daedhelle de préciser sa pensée : « Ça expliquerait pourquoi Yanit te laisse tranquille. Tu dois appartenir à quelqu’un d’important. »
Cette fois, l’éphémère sourit et cela réjouit Sissthylias, qui y vit une invitation à continuer plus avant ; Yanit, qui prenait enfin conscience de la scène, n’était cependant pas de cet avis et après avoir lâché son juron favori, il planta sans autre forme de procès la sang-mêlée avec laquelle il conversait pour se porter au secours de son étrange protégée.
« Siss ! rugit-il en lui attrapant le bras gauche. Je t’avais pourtant prévenu, tu laisses cette femelle tranquille. »
Il avait usé de la langue d’Elda ; surprise par ce changement de dialecte, Sissthylias allait pour lui répondre en se pliant elle-même à cette fantaisie, mais la « femelle » fut la première à réagir.
« Tout va bien, Yanit, lui assura-t-elle. Sissthylias peut rester. »
Yanit darda un regard interloqué sur l’éphémère et Sissthylias supposa qu’il avait dû utiliser l’Eldéen chaque fois qu’il voulait dire quelque chose sans être compris par son improbable cliente. La daedhelle esquissa un sourire carnassier en se demandant les secrets qu’il avait ainsi pu trahir aux oreilles d’une parfaite inconnue. Pauvre petit aubergiste, pouffa-t-elle intérieurement. À Thaar, il faut toujours partir du principe que tout le monde parle toutes les langues… Il avait joué de malchance, car leur interlocutrice n’était clairement pas originaire des Principautés et à l’Ouest, rares étaient ceux qui prenaient la peine de s’instruire sur le dialecte des noirelfes.
« Tu viens de te faire un ennemi, » nota doctement Sissthylias quand elles furent à nouveau seules. Elle avait vu dans le regard de son compatriote une flamme qui ne mentait pas ; à la façon dont il s’était crispé et avait battu en retraite, elle doutait cependant qu’il tentât quoique ce fût et cela ne faisait que rajouter aux mystères qui intriguaient déjà tant la Doeben. « J’ai l’impression qu’il a peur de toi. »
Une heure plus tard, Sissthylias aussi aurait eu peur, si elle n’avait pas été si ivre.
La créature ne lui dit pas son nom, si bien que la daedhelle lui en avait-elle donné un qui correspondît à ce qu’elle dégageait : Aja, qu’elle avait dérivé de ajak qui voulait dire « se souvenir ». Or, Aja se souvenait de tout et surtout de choses qu’elle n’avait aucune chance de connaître.
Sissthylias n’avait pas tardé à inventer un terrible jeu à boire de cette improbable rencontre ; elles devaient toutes deux énoncer un événement du passé de l’autre et celle qui se trompait avalait une gorgée du breuvage signature de Yanit avant de livrer un secret à la gagnante. L’épée louée ne s’émouvait pas de tout ce qu’elle avait pu révéler à l’éphémère — sur elle, ses parents, la vie des Doebens et même certaines facettes méconnues du Puy. De son côté, elle était juste parvenue à apprendre qu’Aja ne s’appelait pas vraiment Aja et qu’elle n’était l’esclave « d’aucun mortel » … ce qui ne voulait pas dire grand-chose.
« Shuuuu … râla-t-elle cependant après une énième défaite. J’étais pourtant sûre de moi, cette fois. Tu es certaine que tu n’es pas un homme ? »
L’alcool ne l’aidait pas à trouver les bonnes questions.
Après s’être acquittée de son dû, elle éructa ostensiblement, puis posa sa chope vide et, dans un éclair de lucidité, retint son bras d’en commander une autre. Elle se connaissait bien assez pour savoir qu’une goulée de plus serait la goulée de trop et qu’il valait mieux s’arrêter là ce soir… pour recommencer au petit matin.
« Aja, ce fut un plaisir, la salua-t-elle en se levant maladroitement.
— Tu me dois un secret, » lui répondit seulement l’éphémère.
La noirelfe ricana devant tant d’opiniâtreté, prit le temps de la réfléxion, puis entreprit de remonter la manche de son bras droit pour dévoiler une impressionnante balafre sur laquelle elle darda des prunelles pleines d’ambiguïtés.
« Regarde, » lui intima-t-elle. Voyant que son interlocutrice ne lui faisait pas l’heur de s’exécuter, elle fronça les sourcils avant de se rendre compte de l’incongruité de sa demande. Avec autorité, elle saisit donc le poignet d’Aja et, faisant fi de ses tentatives d’échapper à sa poigne, lui fit poser sa paume sur ses chairs boursouflées. « Tu la sens ? Cette marque, c’est ce qui me lie aux Dieux, c’est ce qui me protège de Kerhel, c’est ce qui fait de moi une daedhelle et… »
Elle ne parvint pas à terminer sa phrase ; au dernier moment, un puissant haut-le-cœur lui comprima la gorge, en même temps qu’une sourde douleur dans son bras. Les yeux écarquillés, elle contempla ses chairs suinter un sang noir, visqueux et fétide. La senteur était si infecte que son estomac n’y résista pas et elle vomit aux pieds d’Aja.
« Siss ! » rugit Yanit dans leur dos.
La Doeben, cependant, n’en avait cure. Elle dardait désormais sur son interlocutrice de la soirée un regard un peu fou.
« Qui es-tu ? Que m’as-tu fait ? »