Le rat de la Soie [Ascanio]

Six noms. C'était tout ce qu'il avait lu sur la petite feuille récupérée chez l'un de ses contrats. Alcazar, Petriioc, Velkim, Igioze, Vossula et M'iikan. Parmi eux se trouvait le patronyme de son père si l'armateur thaari ne lui avait pas menti. Ce qu'il n'espérait pas. Haesys s'était pourtant fait une raison depuis bien longtemps par rapport à son géniteur. Si celui-ci n'était pas mort – ce qu'il avait pensé jusqu'à maintenant – c'est que les dieux l'avaient voulu ainsi et qu'il n'avait aucun besoin d'en savoir plus. Mais Haesys avait été à mille de lieux de penser qu'il se retrouverait un jour avec une chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir au moins mettre un visage sur l'homme qui lui avait permis de vivre.  

Cet homme, s'il existait vraiment, n'aurait probablement jamais son affection. D'une, parce qu'il avait abandonné sa mère pour la laisser aux mains du plus grand dégénéré d'Ithri'Vaan. De deux, parce qu'il avait appris à vivre sans parents depuis sa naissance et qu'il s'était construit uniquement en prenant des coups pour pouvoir survivre dans un monde qui détestait les faibles. Haesys se promit à lui-même qu'une fois l'identité de son père révélée, il rentrerait au bordel et ne chercherait plus jamais à le revoir. Ce n'était, en outre, qu'une simple curiosité dévorante qu'il chercherait à assouvir pour aller de l'avant.

-Alcazar, Petriioc, Velkim, Igioze, Vossula, M'iikan, Alcazar, Petriioc, Velkim, Igioze, Vossula, M'iikan

Il fallut l'admettre, sa curiosité tourna très vite à l'obsession. Haesys ne pensa plus qu'à ces six noms, jours et nuits. Les filles, du bordel des trois sœurs, en eurent d'ailleurs plus que marre de l'entendre fredonner ces noms comme une petite litanie moche et épuisante. Lui-même ne comprit pas tout de suite ce qu'il lui arrivait, et pourquoi la possibilité de retrouver son père était en train de le consumer à petit feu. C'est sans doute la raison pour laquelle on le vit arpenter la cité marchande de long en large pour interroger tout ceux qui voulaient bien lui offrir une réponse. Car si certains de ces noms étaient ceux de prestigieuses familles opulentes de la cité marchande, Haesys s'était concentré sur les moins connus pour commencer.

Le premier qu'il découvrit fut Ezrael M'iikan, un malfrat surtout réputé pour organiser des combats clandestins dans les bas-fonds thaaris. L'homme, en plus d'être peu fréquentable, avait une très forte attirance pour l'alcool et les putains. Haesys faillit en faire les frais lorsqu'il l'avait espionné dans une taverne à quelques pieds sous terre. L'atmosphère oppressante lui avait donné des sacrés maux de tête le lendemain, où alors était-ce à cause de l'alcool ? Toujours est-il qu'après quelques coups dans le pif pour entendre son histoire, Haesys en était ressorti plus rassuré que jamais. Cette terreur des bacs à sable n'était en aucun cas son géniteur.  Une chance ! Après la main reçue à son entre-jambe, il en aurait sûrement vomi ses tripes jusqu'à la fin de sa vie si tel avait été le cas.  

Le deuxième, Eden Igioze, fut sûrement le plus facile d'entre tous à trouver. Cet homme... s'il est possible de le qualifier d'homme, avait autrefois fait fortune dans la bouffe qu'il préparait pour les orgies des riches et dingues thaaris. De toute évidence, après l'avoir vu, le cuisinier avait mangé plus que de raison, et ressemblait désormais à une énorme masse graisseuse impossible à bouger. Depuis plusieurs années, Eden Igioze était resté dans son lit à s'empiffrer de tout ce que ses richesses lui permettaient de gober. Pour lui, Haesys s'était fait passer pour un jeune serviteur. La « chose », ne recevant que très peu de visite, avait semble-t-il, apprécié ce soudain instant de sociabilité. Haesys n'avait eu, alors, qu'à agiter un bout de viande hors de sa portée pour lui faire cracher tout ce qu'il avait eu envie de savoir. Igioze avait parlé, et une fois de plus, Haesys était parti rassuré.

Le troisième se nommait Kahvis Velkim. Ce fut sans doute la rencontre la plus rapide. Car Kahvis Velkim était un daedhel esclavagiste de Sol'Dorn qu'il avait mieux fallu voir de loin. Et puis, pour être honnête, Haesys  ne pouvait vraiment pas être son fils. La couleur de peau, les yeux, tout ça quoi...

La liste s'était resserrée. Il ne restait plus que trois noms à découvrir.  Pour le suivant, son choix s'était porté sur le dénommé Lazarus Alcazar. A Thaar, cet homme était connu comme le loup blanc. On le savait à la fois obsédé par l'argent, le pouvoir et... les enfants. Depuis des années, Alcazar briguait une place au sein du conseil des princes marchands. Il avait été suffisamment perfide et menaçant pour gagner quelques faveurs. Mais allez savoir pourquoi, même les princes marchands n'en avaient jamais voulu. Quant à savoir s'il était bien son père, Haesys avait pris les traits d'une héritière intéressée. Il n'avait eu qu'à le faire boire – un de plus – pour finalement apprendre que l'homme n'avait absolument aucun souvenir d'une éventuelle employée nommée Aenel, et qu'en aucun cas il se serait rabaissé à donner sa semence à une vulgaire servante...

Plus que deux noms sur sa liste. Plus que deux chances de connaître l'identité de son père. A moins que l'armateur thaari ait souhaité le leurrer en lui parlant de la bague de sa mère. L'espoir chuta... mais il n'abandonna pas. Le cinquième, Télémaque Petriioc, lui accorda très facilement une audience. Il le rencontra sans avoir besoin de jouer un rôle. Cet homme était un artiste de grand renom. Peintre, sculpteur, ses œuvres garnissaient, disait-il, les plus beaux palais du monde. Une visite de sa demeure lui prouva, il est vrai, que la qualité de ses peintures n'avaient pas d'égales. Du moins, pour un jeune rat thaari qui n'avait rien connu d'autre que la rue et un harem dédié au viol. L'artiste lui avait même proposé de prendre la pose, ventant à tout va qu'il était doté d'une beauté sans pareille ; qu'un être tel que lui ne pouvait être que la réincarnation d'une divinité disparue. Il devint assez clair que le drôle de loustic avait un sérieux problème. Lorsqu'il advint le moment de dévoiler l'objet de sa venue, Télémaque Petriioc s'était empressé d'avouer qu'il était bel et bien ce père qu'il cherchait. Il lui proposa de venir le rejoindre dans sa demeure pour ne plus jamais qu'ils se quittent de nouveau. Sans savoir pourquoi, peut-être par instinct, Haesys n'avait pas cédé aux joies des retrouvailles et était resté pour le moins méfiant. Il comprit pourquoi en entrant dans une pièce qui lui était interdit d'accès. Dedans, il y avait découvert quelques cadavres plus ou mieux vieux, attachés aux murs. Il s'en était fallu de très très peu pour qu'il parvienne à s'échapper de cette maison de l'horreur. Télémaque Petriioc était un meurtrier qui séquestrait ses muses pour les peindre à sa guise.

Après toutes ces péripéties, il ne restait donc plus qu'un seul homme : Ascanio Vossula.

Ascanio Vossula n'était pas n'importe qui. A Thaar, il était un prince marchand qui siégeait au conseil pour garantir la domination de la cité. Il était par ailleurs celui que l'on surnommait « Le Prince de la soie ». Sa fortune était colossale. Sa famille, elle, était l'une des plus puissantes du continent. S'il l'avait mis en dernier dans sa liste, c'était bien parce qu'il ignorait totalement comment il réussirait à le rencontrer. Car de tout ceux qu'il avait eu sur sa liste, Ascanio Vossula était sûrement le plus inaccessible... En plus de ça, ses rencontres précédentes l'avaient bien refroidi, il est vrai. Haesys avait même fini par se demander si sa liste ne faisait justement pas le regroupement de tous les thaaris les plus dégénérés. La réputation du Prince de la soie ne joua clairement pas en sa faveur. Il se disait que le personnage était fantasque, mégalomane, narcissique, irrévérencieux et sulfureux.

Il n'eut d'ailleurs qu'à se rendre devant la demeure des Vossula pour comprendre que son monde et celui qu'il voyait étaient aux antipodes. De l'extérieur, tout dans la façade reflétait l’opulence et la magnificence d'une maison princière thaarie. Même la porte cochère semblait être trop belle pour qu'il se mette à la tambouriner afin d'avertir l'un des gardes de la maison. Il avait bien sûr pris sa respiration avant d'oser frapper, même si les probabilités qu'on lui ouvre la porte à la nuit tombée étaient minces.

Celle-ci s'ouvrit pourtant.

-Qu'est-ce que tu veux ?

-Je... Je... je voudrais voir monsieur le prince Vossula.

L'homme le regarda de bas en haut, sans témoigner la moindre attention à ce qu'il avait dit. Il en eut même l'impression d'être épié comme un vulgaire morceau de barbaque.

-Vas chier ailleurs gamine... Mon maître n'a pas demandé de services.

Et la porte se referma brutalement.

Haesys recula de quelques pas dans la rue pour visualiser la façade de la bâtisse. Celle-ci était démesurément haute, pour sûr, mais pas assez pour lui. Il n'avait pas fait tout ce chemin pour s'arrêter de la sorte. Il devait savoir si l'armateur disait vrai. Quoi qu'il lui en coûterait, il découvrirait si oui ou non, son père faisait partie de cette foutue liste. Le début de l'ascension se déroula avec assez de facilité. Tel un lézard, il passa de fenêtres en fenêtres, puis s'aida des décors sculptés pour franchir les étages. Après plusieurs longues minutes, il arriva enfin sur le toit de la demeure, lui aussi vaste et richement pourvu. Haesys avança sur la pointe des pieds pour ne pas risquer d'éveiller les soupçons et continua sa traversée dans la pénombre la plus complète. Une fois arrivé de l'autre côté, il n'eut qu'à se pencher pour découvrir la cour intérieure en contre-bas, servant assurément de cour d'honneur pour les jours de fêtes. Elle donnait l'accès à tous les corps de bâtiments s'étendant goulûment sur les autres îlots d'habitations. Elle donnait aussi sur un petit parc  agrémenté de quelques palmiers et d'autres plantes exotiques. On y trouvait des fontaines et petits bassins, sans-doute artificiels.

De l'autre côté, dans un bâtiment bien guindé, Haesys aperçut un homme seul dans une des innombrables chambres que devaient comporter la demeure. Ignorant absolument à quoi ressemblait le maître des lieux, il tenta le tout pour le tout et prit sa direction. Qu'importe si le personnage n'était pas le bon, ils ne pourraient plus le virer dehors sans avoir au moins l'idée de lui demander pour quelle raison il était venu. Pour l'atteindre, la chambre n'était que deux étages en dessous. Un oriel, assez grand, serait amplement suffisant pour y pénétrer. Mais une fois la descente entreprise, les vertiges commencèrent à le gagner.

-Sois une plume...

Son pied glissa sur l'un des motifs sculptés de la façade avant qu'il n'ait pu atteindre la-dite chambre espérée. N'ayant eu aucune véritable prise solide, ses doigts cédèrent sous le poids et son corps chuta en direction du fameux oriel. Une seconde plus tard, Haesys chutait violemment sur le sol, éveillant ainsi la vigilance de tout le personnel de maison qui se mit en branle pour trouver d'où était venu le bruit. Quant à lui, il y avait fort à parier qu'il se réveillerait avec une sacrée bosse, quand bien même icelle aurait été un moindre mal comparé au probable accueil qu'on risquait de lui réserver dès que ses yeux s'ouvriraient.  

 

« Récapitulons, Nevio. Tu me dis qu'un intrus s'est introduit de manière intrusive dans ma demeure.
- Oui.
- Une véritable intrusion, donc.
- C'est ça.
- Et tu m'expliques que quand vous l'avez trouvé, il s'était déjà assommé tout seul.
- Oui.
- Je ne veux pas paraître exagérément tâtillon, Nevio ; mais j'ai l'impression qu'il y a une faille dans notre sécurité, tu ne penses pas ?
- Eh ben...
- Bon. Arrange-toi pour faire éliminer le responsable de la garde. Et trouve-moi un remplaçant plus compétent.
- Euh, c'est que... c'est moi le responsable de la garde.
- Ah. Oui, c'est vrai. Oublie ce que j'ai dit, alors. »

Nevio aurait pu paraître soulagé, mais son visage était aussi impassible qu'à l'ordinaire. Il savait qu'il faisait partie des rares meubles dont Ascanio Vossula ne se séparerait pas au gré de l'un de ses nombreux caprices. Haut de presque deux mètres, les épaules immenses et la mine patibulaire, il était attaché à son service depuis des années. Il était tout à la fois l'esclave, le garde du corps et l'ami du Prince, qu'il avait accompagné dans presque tous ses déboires et tiré de bien des mauvais pas. Depuis qu'il dirigeait de facto les affaires familiales, Ascanio Vossula avait rapidement appris qu'il ne pouvait pas se fier à n'importe qui ; il avait prit soin de placer Nevio à la tête de sa sécurité rapprochée et ne s'en séparerait pas de sitôt.

« L'intrus, j'en fais quoi ?
- Où est-il en ce moment ?
- On l'a collé à la cave, saucissonné comme un jambon.
- Ficelé comme un jambon, corrigea Ascanio. Si tu le saucissonnes, c'est que c'est un saucisson.
- Saucisson, jambon... ça se bouffe pareil, non ?
- Tâche de savoir ce que voulait cet homme. S'il ne dit rien d'important, découpe-le en tranches, comme un saucisson ou comme un jambon ; à ta guise.
- C'est pas un homme, c'est une gamine. »

Le Prince haussa un sourcil.

« Une gamine ?
- Ouais, une gamine.
- Une gamine qui a tenu en échec la vigilance de mes gardes. Bon, je descends. Je tiens à tirer ça au clair. »

*  *

Il faisait un froid de canard dans la cave. Entre deux rangées d'étagères chargées de bouteilles, bordant une demi-douzaine de tonneaux de vin, l'intruse était étendue sur le sol, les mains solidement liées derrière le dos, une énorme bosse sur le front et un bâillon fourré dans la bouche.

Ascanio, flanqué de Nevio, considéra la fillette d'un air désabusé. Qu'elle est moche, songea-t-il, on dirait un mec. Elle devait probablement venir d'une famille pauvre. Les pauvres étaient généralement assez laids, parce qu'ils n'étaient pas assez riches pour se reproduire avec quelqu'un de plus beau qu'eux.

« Dis-moi qui t'envoie », ordonna Ascanio d'une voix impérieuse.

Nevio toussota. « Le bâillon », chuchota-t-il. Ascanio hocha la tête avec impatience, et Nevio alla retirer le bâillon de la bouche de la captive.

Sa tête lui faisait un mal de chien. Le coup qu’il avait reçu, ou plutôt le sol qui l’avait reçu, lui avait fait perdre connaissance sur le moment. Ce n'était donc pas sans réelle surprise qu'il s'était découvert solidement ligoté et bâillonné dès son réveil. « Mmmmh….mmmmhhh…. ». Ses appels à l’aide restèrent sans réponse, malgré tout le cœur qu’il y mit.  Par-dessus le lot, l’endroit dans lequel on l’avait jeté était particulièrement humide et frais, comme une…cave. « Mmmmmh…mmmmmhhh ». De nouveau, personne ne vint à son secours. Sa douleur au crâne, quant à elle, devint de plus en plus lancinante, jusqu’à lui donner l’envie de repiquer un roupillon. Ressaisis toi mon vieux, t'aurais pu mourir...  

Et puis, il y eut du bruit. Et même des bruits de pas, si l’on tendait bien l’oreille. Haesys frissonna. Il était fait comme un rat, complètement à la merci du premier venu. Il regretta soudainement d’avoir eu l’idée aussi conne de rencontrer son géniteur. Pourquoi d’ailleurs ? Son erreur monumentale lui donna l’envie de se cogner le crâne contre l’un des murs de la cave pour en finir. Mais la porte s’ouvrit et il vit apparaître deux hommes. Le premier – plus grand et fort que l’autre – lui rappela vaguement celui qu’il avait vu à sa première tentative pour rentrer. A moins que ce molosse ait eu la même trogne qu’un autre. Ce qui était fort probable vue le peu d’originalités physiques des gardes de maison. Le deuxième, quant à lui, ne lui disait strictement rien, hormis un vague souvenir datant de plusieurs années en arrière lors des grands jeux. Il avait le port noble, ainsi que tout l’attirail qui allait avec. Sa gueule princière aux vieux airs supérieurs lui firent comprendre que l’homme qu’il était venu voir était finalement lui-même venu jusqu’à lui.

A la première question posée avec autorité, Haesys sourcilla, « Mmmmh…mmmmmhhh ». Enfin, le molosse comprit qu’il était encore bâillonné et l’en délesta aussi maladroitement que brusquement.

- Aille ! hurla-t-il dès qu’il retrouva l’usage de sa bouche. Retirez vos sales pattes ! Peuh.

Au « peuh » lancé sur l’homme de main, Haesys comprit qu’il y était peut-être allé un peu fort, et afficha son plus joli minois pour tenter de calmer le grand dadais.

-C’est parti tout seul, j’vous demande pardon monsieur, sourit-il avant de reporter toute son attention vers l’homme qui attendait péniblement encore sa réponse. Personne m’a envoyé, je suis venu de mon… propre gré pour vous rencontrer vous et personne d’autre. Ses yeux accusateurs scrutèrent l’autre gars. C’est à cause de lui que j’ai escaladé votre maison. Il m’a pris pour votre dessert sans me laisser le temps de m’expliquer, peuh ! c'était vraiment parti tout seul cette fois. Promis j'arrête... vous pouvez me détacher ? J'ai mal aux bras.

« Je lui en colle une ? » suggéra Nevio, sa grosse voix rauque résonnant dans la cave.

Ascanio se contenta d'un haussement d'épaules, que le gros bras pouvait interpréter comme une bénédiction aussi bien qu'un refus. Finalement, Nevio ne fit rien. Le Prince s'accroupit auprès de la gamine et pencha la tête au-dessus d'elle. Une grimace d'Ascanio découvrit une rangée de dents impeccables, tandis que ses paupières lourdes et ses yeux rougis trahissaient un manque de sommeil.

C'était mû par une certaine curiosité qu'il était descendu à la cave, mais il aurait pu s'épargner cette peine ; de près, la prisonnière ne présentait pas le moindre intérêt. C'était une fille des bas quartiers, mal élevée. Ses traits étaient ceux d'une adolescente, mais elle ne semblait même pas avoir entamé sa puberté. Il ne pourrait pas la vendre ; on trouvait des acheteurs pour absolument tout à Thaar, mais Ascanio ne vendait pas d'enfants - du moins pas pour l'usage que certains esprits tordus risquaient d'en faire. Il n'entendit pas grand-chose au charabia déblatéré par l'insolente ; c'était le babillage habituel des voleurs pris sur le fait, une tentative stérile de gagner du temps. Or, il manquait de temps pour ces bêtises. Il n'avait pas renoncé aux loisirs, mais ceux-ci se faisaient plus rares depuis que son père avait perdu l'esprit, et que tant de choses dépendaient désormais de lui.

« Tu parles trop, petite, répliqua-t-il avec impatience. « Ça m'ennuie. Pourquoi a-t-il fallu que tu viennes te perdre en ma demeure ? Mon père t'aurait déjà fait tordre le cou. Moi, je n'aime pas m'en prendre aux enfants, quand je peux l'éviter ; mais tu ne me laisses pas tellement le choix. »

Nevio redressa les épaules et fit craquer ses muscles en inclinant brièvement la tête. Son regard impassible, plein de détermination froide, en disait long.

Malgré sa crasse qui lui recouvrait le visage et sa mauvaise odeur, l'homme à l'allure princière s'était accroupi pour l'inspecter comme tout bon esclavagiste l'aurait fait. Cela le mit mal à l'aise et sur la défensive. Il sut éperdument ce qui était en train de se tramer dans la tête du maître des lieux, et comprit aussitôt qu'il s'était peut-être hasardé sur un chemin un peu trop sinueux. Tu t'es vraiment mis dans la merde, sors-toi de là, pensa-t-il. C'était sans-doute en comprenant qu'on ne lui déferait pas ses liens qu'il s'était mis à chercher sur le sol inconfortable le moindre petit caillou pouvant servir. D'un coup, ses doigts touchèrent « le » caillou peut-être providentiel, alors que son geôlier usait de menaces à peine voilées... pour lui faire peur ? Haesys fit en sorte de paraître le plus attentif possible à ses paroles tandis qu'il commençait à déchirer le cordage qui lui serrait les poings.

La montagne de nerfs s'activa dès que son maître eut fini son petit discours. Vue son air grincheux et déterminé, Haesys se hâta de continuer son œuvre.

-Me frappez pas ! supplia-t-il en fermant les yeux avant que le molosse ne soit sur lui. Vous êtes bien Askanio Vozoula , le fils de Tibério Vozoula ? Je suis... le fils d'Aenel, une servante que vous avez peut-être connu.... il y a vingt ans de ça ?!

Il eut un œil ouvert pour tenter de déceler la moindre réaction de la part du prince de la Soie. Le reste de son corps s'apprêtant à recevoir le coup bientôt sur lui, il songea au fait que l'homme en avait probablement connu des centaines, si ce n'est des milliers avant et après elle... Mais il était le dernier homme à figurer sur sa liste, alors il devait tenter le tout pour le tout.

-Je ne connais pas son nom... ma... ma mère est morte en m.. m'mettant au monde, et après avoir été vendu comme esclave au m..m..maître.... Agamen Veel'Dovi.

Son bégaiement termina de le faire passer pour un idiot. Avec un peu de chance, le prince aurait pitié. C'était tout ce qu'il espérait.

La petite fouineuse est donc un fouineur, réalisa Ascanio. Ses parents devaient tous deux être sacrément efféminés pour lui transmettre ce faciès de pucelle, pensa-t-il. Mais lorsque le prisonnier mentionna le nom d'Agamen Veel'Dovi, Ascanio comprit. La cruauté de cet homme était notoire ; Thaar avait son lot de raclures, mais celui-là était hors concours. Certains maîtres, dont Agamen faisait partie, avaient l'habitude de priver les petits garçons de leurs attributs virils. Une pratique assez courante, mais qu'Ascanio jugeait dégoûtante et inutile ; guère jaloux, le Prince de la Soie n'avait jamais eu de problème à partager ses maîtresses avec certains de ses esclaves, aussi ne voyait-il pas l'intérêt de les amputer de leur panoplie.

« Ressaisis-toi, mon garçon », soupira Ascanio, agacé par les bégaiements et les suppliques du prisonnier. « Le nom de ta mère ne m'évoque rien. J'en ai connu, des servantes ; j'en ai connu beaucoup. »

Il réfléchit, tout en toisant l'eunuque d'un regard indéchiffrable. Si la mère appartenait à Agamen, ce devait également être le cas de l'enfant. Ce qui ouvrait la voie à deux interprétations possibles : soit Agamen avait lui-même envoyé ce marmot pour l'espionner ou lui dérober quelque chose, soit le marmot en question était un esclave en fuite, qu'Agamen devait probablement rechercher.

Dans les deux cas, Agamen nierait avoir envoyé l'eunuque espionner le Palais Vossula. Bien sûr, Ascanio pouvait faire avouer l'enfant sous la torture, mais ce serait se donner bien du mal pour pas grand-chose ; la moitié des marchands de Thaar s'espionnaient quotidiennement les uns les autres. En l'occurence, beaucoup s'intéressaient à l'état de santé de Tiberio Vossula, qui avait depuis bien longtemps disparu de la circulation et qu'Ascanio continuait de représenter publiquement. Ce ne serait pas la première fois que quelqu'un tentait de s'assurer de ce qu'il était advenu du vieux Prince-Marchand. Certains suggéraient de plus en plus fort que Tiberio Vossula était mort depuis belle lurette, et que son fils utilisait son nom pour maintenir certains contrats qu'il aurait eu du mal à proroger sous sa propre identité, du fait de sa réputation sulfureuse.

« Tu es l'esclave d'Agamen Veel'Dovi », dit finalement Ascanio. « C'est lui qui décidera de ton sort. »

C'était la meilleure solution : Ascanio se contenterait de passer l'éponge auprès d'Agamen pour l'intrusion de son esclave dans sa propriété. Celui-ci, dès lors, lui serait redevable. Tout le monde était gagnant. Sauf l'eunuque, bien sûr ; mais bah ! Agamen faisait ce qu'il voulait de ses jouets, tant qu'il le faisait loin du regard du Prince de la Soie.

« Non ! »

C'était tout ce qui avait pu sortir de sa bouche et du fond de ses entrailles. Son visage s'était figé. Il était devenu blême, presque livide. Il tenta même une nouvelle fois de défaire les liens qui lui entravaient les poignets. En vain. Haesys repensa, l'espace d'un instant, au maître Agamen. Un long frisson le tenailla et le fit frémir comme si l'on venait de le plonger brutalement dans un bac d'eau glacée. Il se demanda, en tremblant, ce que lui ferait Agamen s'il le récupérait. Cette sale raclure ne le tuerait pas. Pas tout de suite, du moins. Il prendrait son temps pour le détruire de l'intérieur tout d'abord. Ensuite, ses défenses finiraient par s'écrouler tel un château de carte. Enfin, ce salopard lui ferait subir tous les pires sévices...

-Je préfère mourir que retourner là-bas, souffla-t-il avec une sincérité spontanée. Non, je ne retournerais jamais là-bas.

Il peinait à recouvrer son calme. Ses poignets tentaient encore frénétiquement de forcer sur la petite entaille qu'il était parvenu à créer à l'aide de son caillou. Mais ces satanées cordes tenaient encore le coup. En plus de ça, le molosse du prince s'était mis à saliver d'impatience en l'entendant avouer qu'il préférerait mourir plutôt que de retourner chez son ancien maître. Quand il commença enfin à s'avancer de nouveau vers lui, Haesys rampa du mieux possible jusqu'au mur pour essayer de retarder l'inéluctable.

-Attendez... attendez !

Il sentit que les cordes étaient sur le point de se défaire.

-La bague que je porte au cou, reprit-il. Regardez la ! C'est le seul souvenir qu'il me reste de ma mère...elle...elle lui a été offerte par celui qui était mon père.

Il dévisagea le prince Ascanio... Mon dernier espoir, comprit-il.

-Il lui avait demandé sa main, avant qu'elle ne soit vendue.  

Haesys n'avait jamais réussi à identifier le symbole figurant sur la bague. Etait-ce des initiales ? Une armoirie ? ou alors un symbole mystique ? Seul le véritable propriétaire du bijou pourrait avoir la réponse.

Ascanio n'attendait pas grand chose des pitoyables efforts de l'adolescent pour échapper à son sort. Néanmoins, un rien piquait sa curiosité ; aussi ne vit-il pas d'inconvénient à scruter cette bague de plus près. Confiant dans le fait que son prisonnier soit solidement attaché, il se pencha sans méfiance pour saisir la chaîne au bout de laquelle se trouvait le bijou.

Son regard faraud perdit soudain de sa superbe, alors qu'il reconnaissait sans peine l'emblème frappé sur la bague : un taureau cabré et bouffi d'orgueil. L'emblème des Vossula. Cette bague m'appartient, réalisa-t-il.

Sa première réaction fut de penser que le garçon s'était laissé abuser par sa sale engeance de mère ; celle-ci avait dû dérober cette bague jadis, et s'en était servie pour distiller à la chair de sa chair un conte à dormir debout, histoire que son marmot puisse rêver qu'il était le fils d'un grand de ce monde - alors que son véritable père n'était tout au plus qu'un coiffeur ou un garçon boucher. Ce n'était pas la première fois qu'on essayait de lui attribuer la paternité d'un orphelin.

Mais il se souvenait, à présent.

« Aenel, tu as dit, chuchota Ascanio, devenu tout à coup pensif. Aenel... Aenel... oui, je crois que cela me revient. Une esclave de mon père. Plutôt gentille. Un peu timide au premier abord, quoiqu'une fois à poil, elle était bien plus dévergondée, la coquine. »

Un voile de tristesse passa sur le visage du Prince de la Soie.

« Navré, mon garçon, c'est vrai que je parle de ta mère. Alors, elle est morte en te mettant au monde ? C'est triste. Très triste. »

Ce n’est que lorsqu’il vit l’attitude du prince changer soudainement qu’il eut le sentiment d’être arrivé au but. Mais quel but déjà ? Celui de retrouver son père, même si ce dernier était prêt à le revendre à la pire ordure que Thaar ait connu. Et puis, était-il vraiment son père après tout ? Si l’homme s’était visiblement remémoré sa mère après la découverte de sa bague, ses « chances » d’être son véritable fils restaient minces, sans plus de preuves. Haesys réalisa subitement qu’il avait merdé du début à la fin en s’obstinant à retrouver son géniteur.  En forçant de plus bel pour défaire ses liens, il sentit le cordage se déchirer, mais n’en profita pas pour s’enfuir. S’enfuir où après tout ? Il était fait comme un rat dans la cave d’un homme possédant une garde personnelle prête à tout pour le protéger, avec à leur tête un véritable buffle. Il ne lui resta donc plus qu’à répondre à la question posée par son éventuel père.

-Oui, monsieur, répondit-il calmement. Suite à tous les mauvais traitements infligés par le maître, elle donna ses dernières forces pour me mettre au monde.

Il ignorait, en réalité, si sa mère avait subi des mauvais traitements. Aucune de ses sœurs n’avaient voulu briser le silence pour le lui dire. Ce qu’il savait, en revanche, c’est que les femmes enceintes du harem étaient logées à la même enseigne que toutes les autres. Et ce, pour la satisfaction du maître et de ses « amis ».

-Je m’excuse, monsieur Askanio. Je n’aurai jamais dû venir vous déranger… Mais je voulais vraiment savoir qui était mon père, reprit-il tout doucement. Je n’ai jamais été envoyé par le maître Veel’Dovi. Je n’ai jamais rien voulu voler, ni savoir quel secret vous enfermez. Je vous promets de repartir d’ici sans ne jamais dire à personne ce qui s’y est passé. Et…et vous n’entendrez plus jamais parler de moi.

Il passa ses mains devant lui et cracha sur l’une d’elle avant de la tendre vers le prince de la Soie.

-Juré craché, monsieur Askanio ?!

Trop tard, il réalisa qu’il avait sacrément foiré son coup, « Oups ».

Il n'était pas supposé être attaché, lui ? songea Ascanio tandis que le jeune garçon leur présentait ses mains. La question fut pensée si fort qu'on pouvait presque la lire sur le visage du Prince de la Soie. La bourde d'Haesys fut suivie d'un moment de silence gênant.

" Tu féliciteras l'imbécile qui l'a ligoté, glissa Ascanio à l'adresse de Nevio.
- C'était moi.
- Ah, bon. Mes félicitations alors. "

Curieusement, Ascanio ne paraissait ni peiné, ni particulièrement inquiet. Ne semblant pas envisager un instant que Haesys puisse être dangereux pour lui, il le détaillait avec une curiosité qui n'était pas sans rappeler celle d'un maître d'écurie à qui l'on présentait un nouveau cheval. Ce cheval-là n'avait pourtant rien d'une bête de concours ; il faisait pitié à voir. En dehors de sa nature androgyne monstrueuse, il ne révélait rien de bien extraordinaire ; il était aussi effrayé et suppliant que n'importe quel gamin faisant face à l'éventualité d'une mort imminente.

" Tu voulais savoir qui est ton père, et c'est pour cela que tu t'es introduit chez moi, n'est-ce pas ? Mais regarde-toi. Et regarde-moi ! Tu t'es fourvoyé, mon garçon. La semence du taureau majestueux ne peut engendrer un vulgaire insecte. Je ne suis pas ton père. "

Ces derniers mots furent prononcés froidement, telle une sentence condamnant les derniers espoirs du jeune eunuque. Mais Ascanio ajouta presque aussitôt :

" Néanmoins, tu es le fils d'Aenel, et elle m'a jadis procuré beaucoup de plaisir. Elle t'a donné la vie ; aujourd'hui, elle t'évite de la perdre. Par respect pour sa mémoire, je ne te livrerai pas à Agamen. "

Haesys n’était pas sûr d’avoir bien entendu. Il avait – comme si de rien était – remis ses mains derrière le dos, et peinait encore à digérer ce que le prince de la Soie lui avait jeté à la gueule. Les mots avaient été durs, même blessants. Lui qui avait pourtant l’habitude d’encaisser les pires insanités, il devait désormais avouer qu’il se sentait affecté au plus profond de son être. Cela faisait des mois qu’il s’était mis en tête de retrouver son géniteur, dans l’espoir que celui-ci le reconnaisse au premier coup d’œil. Il se rendait aujourd’hui compte que ce père, tant recherché, le rejetait comme s’il avait été une erreur de la nature ou de la vermine. C’était là tout ce qu’il était pour lui… une erreur. Comment pouvait-il être son fils ? Comment pourrait-il être son père après ces mots ? Car au fond de lui, il en était désormais sûr, cet homme qui lui faisait face était bien celui qu'il cherchait.

-Je…

Tandis qu’il essayait de retenir les larmes qui commençaient à monter, Haesys n’hésita pas à affronter une fois de plus le regard médisant du Prince. Il ne l’avait pas remercié de ne pas l’envoyer chez son ancien maître. Il ne le ferait pas. Non, ce qu’il voulait, c’était connaître enfin la raison qui avait poussé le prince de la Soie à se débarrasser de sa mère. Il voulait que cet homme, qui refusait d’être son père, sache toutes les souffrances qui avaient pu découler de cet acte.

-Je voudrais savoir une chose, monsieur Askanio, souffla-t-il comme s’il était sur le point de raviver des braises. Pourquoi avez-vous vendu ma mère au pire maître esclavagiste thaari si vous aviez un tant soit peu d’affection pour elle ? Je comprends mieux maintenant pourquoi Agamen se vantait tant de m’avoir dans son harem. Il se félicitait même en m’exposant comme un trophée devant ses invités. Il disait, je m’en souviens, qu’il avait coupé la queue du petit cornu. J’avais imaginé que cela était le surnom qu’il m’avait donné depuis ma naissance, mais je réalise aujourd’hui qu’il faisait référence au taureau de votre emblème… il eut un éclair dans le regard. C’est pour vous faire payer et se moquer de vous qu’il m’a infligé tous les supplices, les brûlures et insultes imaginables. Alors que vous le vouliez ou non, je pense être votre…enfant et je vous demande de me dire pourquoi vous avez vendu ma mère à cette ordure ?

L'outrecuidance du jeune eunuque fit bondir Nevio. « Je lui en colle une ? » proposa-t-il une nouvelle fois, serviable malgré le timbre brutal de sa voix. Mais le Prince de la Soie se contenta de hocher négativement la tête, et de soutenir le regard de l'eunuque. Il a du cran, pour un garçon sans couilles, fut-il forcé d'admettre.

« Je n'ai jamais vendu ta mère. Avant ce jour, j'ignorais même qu'elle avait fini au harem d'Agamen. Si j'avais su à l'époque... » Il haussa les épaules. A vrai dire, il ne savait plus très bien comment il aurait réagi à l'époque. « Je me souviens maintenant, mon père m'a dit qu'elle s'était enfuie. Je n'avais pas compris pourquoi, d'ailleurs ; elle avait tout pour être heureuse... » son visage pensif s'éclaira tout à coup d'un éclair de génie. « Par les trois verges du Dieu à Trois Verges, ce forban m'a menti. Tout s'explique. Mon père l'a vendue, et... et il m'a menti... le paltoquet ! Il m'avait déjà fait le coup avec une chienne que j'avais recueilli. »

Ascanio se sentit parcourir par un élan de colère, porté par les réminiscences de l'affection sincère qu'il avait porté, vingt ans plus tôt, à la belle Aenel. Il n'imaginait que trop bien, maintenant, cet immonde pervers d'Agamen se gausser de lui en faisant subir les pires outrages à la pauvre semi-elfe, et à l'enfant qu'elle avait mis au monde. Cette ordure se serait gaussée de moi toutes ces années ? La colère d'Ascanio se mua en haine.

« Détache-le, ordonna-t-il à Nevio.
- Il est déjà détaché.
- Parfait. »

Reportant son regard sur Haesys, le Prince de la Soie déclara d'un ton résolu :

« Je n'ai pas le pouvoir de te rendre ta mère ni ta bite, mon garçon. Mais je peux t'aider à obtenir ta vengeance, si tu le désires. »

Le prince l’avait écouté et lui avait même offert une réponse qui se tenait. Haesys put enfin reprendre une respiration normale en réalisant qu’il était normalement à l’abri du danger. L’autre dénommé Nevio ne voyait clairement pas la chose du même œil et n’arrêtait plus de fulminer en comprenant que son maître ne souhaitait plus lui faire de mal. Mieux encore, le prince de la Soie lui avait proposé son aide pour obtenir vengeance. Si Haesys se sentit vibrer et presque péter de joie en entendant son probable père proposer de lui venir en aide, il revint très vite sur terre lorsqu’il réalisa à quel point la chose risquerait d’être particulièrement difficile. De toute évidence, son géniteur ignorait totalement de quoi le maître Agamen était capable et tout ce qu’il avait pu commettre par le passé pour rester en vie. Assassinats, empoisonnements, règlements de compte. On ne s’attaquait pas à cet homme sans avoir la certitude de l’éliminer. Et puis, après tout ça, un autre problème se poserait à eux : Lui-même.

-Merci mais… répondit-il en affichant une belle grimace. Mais j’ai peur que nous ne puissions y parvenir, monsieur Askanio. Je n’ai pas laissé au maître Agamen un très bon souvenir de mon départ… A vrai dire, pas du tout même. Il n’y avait pas mille solutions pour s’enfuir de là-bas quand j’y étais et il m’a fallu tuer le meilleur partenaire du maître, et… quelques autres de ses compagnons bien avinés pour regagner ma liberté. Sans compter que… ses hommes m’ont recherché pendant plusieurs mois ensuite pour me retrouver, me ramener et laisser à Agamen la possibilité d’opter pour l’exécution la plus sadique. Je le sais parce que l'un d'eux me l'a dit avant que je ne lui tranche la gorge.

En repensant à cette période où il avait dû vivre comme un mendiant dans la rue, tout en devant fuir les sbires du maître, Haesys conclut qu’il était en fin de compte préférable de repousser sa vengeance à plus tard. Sans compter le fait que…

-En plus, je n’ai pas tant changé que ça depuis mon départ. Agamen me reconnaîtra sûrement dès qu’il me verra, c’est certain.

Plusieurs années n’avaient eu aucun effet sur son physique, contrairement aux autres du même âge qui vieillissaient. Les jeunes garçons qu’il avait rencontré dans la rue étaient maintenant devenus des jeunes hommes à la voix grave et aux corps plutôt bien foutus. Les filles, quant à elle, étaient devenues des femmes attirantes aux formes bien généreuses pour celles qui travaillaient au bordel. Il n’y avait que lui qui était resté le même sans que l’on ne parvienne à dire s’il était l’un ou l’autre. En réalité, il l'ignorait lui-même et se contentait aujourd'hui d'être uniquement considéré comme un ou une gamine.  

-Au fait, ajouta-t-il, un peu gêné. Vous n’auriez pas un petit coin où se soulager dans votre maison ? Je ne peux pas me retenir indéfiniment quand c’est sur le point de sortir, vous savez… Et là, ça commence à faire long avec tout ce qui s'est passé.  

Le jeune eunuque ne cessait de le surprendre, et Ascanio arqua un sourcil lorsque le garçon confessa avoir égorgé de sang-froid l'un des chiens de garde d'Agamen. Contrairement aux apparences, il n'était pas sans ressources, et si le destin lui avait réservé les pires horreurs, il s'était toujours démerdé pour y survivre. Intuitivement, l'idée que le gamin lui serait utile commença à faire son chemin dans la tête d'Ascanio. Mais pour l'heure, son esprit restait d'abord accaparé par d'autres questions existentielles.

« Je te dirais bien d'aller pisser au fond du jardin, mais il te manque un truc. D'ailleurs, je ne savais pas que les eunuques avaient besoin d'uriner.
- Évidemment qu'ils ont besoin, intervint Nevio. Les filles aussi, elles pissent.
- Oui, mais enfin, c'est pas non plus une fille.
- Ouais mais ça prouve qu'on peut pisser même sans avoir une bite, insista Nevio.
- Les femelles ont leur propre outillage, et je doute que ce soit le cas chez celui-ci. Ou alors il lui serait aussi poussé des nichons.
- J'ai jamais vu une femme pisser avec ses nichons, répliqua le colosse d'un ton sceptique.
- Moi non plus, et plaise aux dieux de tous les panthéons que je n'assiste jamais à un tel spectacle. » Là-dessus, Ascanio poussa du pied une caisse vide pour la laisser à côté de l'eunuque. « Tiens, ce n'est pas un cabinet d'aisances mais ça devrait faire l'affaire. Ensuite, nous pourrons parler sérieusement. »