Nomades, survivants et épaves. [Shyn'tae]

1er jour de la 4e énnéade
Karfias, an 17

- Rudaba, bi’aay inja. Tah’mireh, in ch’i at?

La lionne s’élança au-devant de la compagnie vers un cap rocheux qu’elle inspecterait méticuleusement. Dans une exécution parfaite, le fauve quitta peu à peu le groupe pour effectuer la manœuvre que les voyages solitaires et son maître lui avaient apprise et c’est ainsi qu’elle pénétra l’ombre des rochers qui leur faisaient face. Pendant un moment, elle disparut complètement, scrutant les moindres racoins de ce qui pourraient être une caverne et le premier véritable refuge depuis l’incident de la veille. Derrière elle, elle avait laissé Veleth, ses deux sœurs et la jeune femme aux bons soins d’un désert que tous avaient espéré, clément.

D’un pas lent et pénible, le groupe traçait sa présence dans le sable, essuyant quelque fois une goute de sang ici et là. À la vitesse de Roshan, la plus accablée d’entre eux, Veleth portait un pied devant l’autre, en gardant une main sur sa compagne dont le souffle trahissait la douleur qui l’affligeait et qu’elle tentait de dissimuler en suivant la compagnie au rythme de cette dernière. Passant ses doigts dans les poils de sa nuque, Veleth ne se cachait pas du fait que la stature de cette dernière l’aidait lui aussi se tenir debout et à garder le cap. Son talisman au cou, il ne voyait que très mal les voies du désert, lui qui se refusait d’utiliser quelque magie soit-elle avant de reprendre des forces et d’accomplir les rituels de régénération. Toutefois, il avait dû recourir à la Saahel à quelques reprises pour orienter la compagnie et la mettre hors de danger. Assoiffé et vidé de ses forces, Veleth savait qu’il ne pourrait pas être un leader encore longtemps.
Quand il n’entendit jamais Tah’mireh les rejoindre, il sut que cette dernière s’était installée à l’endroit où son maître l’avait envoyée. Une bonne nouvelle. Le monolithe, sécuritaire, permettrait au groupe de se reposer avant de…Veleth n’en avait aucune idée.

____

Quelques racines et la chair d’un cactus étaient au menu pour ceux d’entres eux qui ne s’étaient pas repus du cadavre d’une assassin la veille. Il s’avérait que le promontoire rocheux abritait une petite crevasse où l’humidité d’anciennes et rares pluies s’était légèrement accumulée pour fournir le nécessaire à la croissance de braves organismes vivants. Découpant en quartiers les végétaux, Veleth, les yeux toujours clos, ne pouvait s’empêcher de penser à la suite des choses. Tah’mireh était blessée, elle ralentirait le groupe et demanderait des soins particuliers. Veleth devrait redoubler de vigilances dans ce territoire qui semblait plus près de Sol’dorn qu’il ne l’avait cru et, surtout, il y avait cette femme maintenant. Il lui devait la vie et elle aussi. Mais qu’en serait-il d’elle à présent ? Elle était libre, pas vrai ? Mais où irait-elle dans ces steppes impitoyables ? Combien de temps encore Veleth devrait-il s’occuper d’elle ? Après tout, s’il l’avait sauvée d’un sort bien plus effroyable, c’était bien parce qu’il ne la laisserait pas à sa perte, seule et brisée ?

Adossée contre la pierre, Veleth tâcha de faire un petit tas de quartiers de cactus à sa gauche, qu’il laissait intact à mesure qu’il en coupait d’autres. De cette manière, il voulait indiquer à la fille que cette nourriture lui était destinée et qu’elle pourrait partager le repas avec lui. À sa droite, les lionnes s’abandonnaient déjà à un subit repos bien trop indispensable. À l’extérieur de la caverne, qui était en fait une crevasse remplie de sable dont l’ouverture à quarante-cinq degrés donnait sur la savane désertique, les esprits du vent menaient leur valse interminable, balayant le sable de leurs pas de danse. Veleth ne put jamais, pour les heures qui suivirent, et ce jusqu’au matin, cesser de craindre que ce silence ne leur soit dérobé à nouveau par un assassin tout de noir vêtu.

Le visage plaqué de sang sec et de douleur, les yeux figés dans l’étroitesse la plus serrée, Veleth se risqua encore un geste de bonté, même s’il redoutait bien, au fond de lui, qu’il n’eut fait un pas encore un pas de plus vers sa perdition.

- Veleth.

Il avait cessé de trancher le cactus et avait tourner la tête en direction de l’endroit où la respiration de la femme prenait source avant de rebondir contre les parois de leur refuge.

Ils avaient quitté la ferme précipitamment, n'emportant que le strict minimum. La captive avait ramassé l'épée d'acier sombre qui avait profondément entaillé son flanc et laissé tant de rayures sur sa peau. Le fourreau faisait partie des rares équipements de la drow que la lionne avait épargné. Elle avait improvisé une ceinture d'un morceau de cape imbibé de sang. Elle avait jeté un œil sur les étagères, trouvé quelques linges propres dont elle avait improvisé un pansement pour son flanc et c'était tout. Il ne fallait pas perdre de temps.

Puis les 3 lionnes blessées, la muette et l'aveugle avaient disparu dans la nuit noire du désert. Lorsque les deux autres mages de guerre s'inquiéterent finalement du devenir de leur camarade, ils ne découvrirent que le sable dans la bâtisse et le cadavre au coin de la pièce dévastée. Hormi les traces ensanglantées qui temoignaient du passage de leur prisonnière et d'un lion, il ne restait nulle trace de l'ancienne Phord'ur.

***

Fieran était restée agenouillée de longues minutes à côté du cadavre de sa sœur. Elle caressait sa chevelure soyeuse, son regard perdus dans les yeux vides de la daedhelle autrefois pleine de vie.

Son visage dur hésitait entre tristesse et colère. Elles avaient rejoint l'étude noire à deux. Elles avaient été sélectionnées à servir le C'nros à deux. Elles s'étaient entraînées à deux, avaient combattu, ri, pleuré à deux.

Elle était seule maintenant.

Top'kek la tira de ses souvenirs.
-je me vois mal dire au vieux Xy qu'on l'a perdue. Elle a des complices." son visage habituellement neutre portait la marque de la plus grande perplexité. Sa complice ce releva gracieusement.

-Laisse-lui un message. Qu'il offre des funérailles digne d'elle à ma sœur. Toi et moi, on retrouve la salope. Et lorsque ce sera fait, on fera à ma manière, cette fois. La Ditrown Da're lui a peut-être fait découvrir Kiel, mais elle n'a rien vu, je te le promets."

Le mâle haussa un sourcil. Qu'y avait-il à redire à une drow si belle lorsqu'elle était triste et en colère. De son point de vu purement artistique, le tragique ajoutait indéniablement à sa beauté froide. Qui plus était, elle aimait les cordes.
-Elle n'a pas pu aller loin. Elle va certainement essayer de rejoindre L'Renor. Vaudrait mieux pour nous qu'elle n'y parvienne pas."

Fieran était parfaite.

***

Les pieds nus de la drow soulevaient un peu de sable du désert à chaque pas. Elle avait rendu son foulard et la cape au Zurthan au début de l'après midi, soucieuse de le voir subir la chaleur. Son corps la supportait bien mieux, mais après une nuit et un jour de marché interrompus seulement par les efforts des deux fuyards pour masquer leurs traces, son corps meurtri donnait lui aussi des signes de faiblesse et sur la fin de l'après midi, sa plus grave blessure s'était rouverte.

On ne les avait pas rattrapés. Plusieurs fois, ils s'étaient cachés envoyant passer des cavaliers. Ils avaient voyagé vers l'ouest, au plus loin possible des drows. Toute la journée des souvenirs épars s'étaient bousculés dans son esprit abimé, sans qu'elle parvienne à donner de sens à la plupart d'entre eux. Il en était ressorti tant de sensations, d'espoir, de colère, mais surtout de peur.

Au soir, les lionnes et la daedhelle avaient trouvé une crevasse où s'abriter pour la nuit. Ici personne ne les trouverait. A l'abris du soleil, l'eau s'y était accumulé en un flaque fraiche et limpide que le sol argileux avait pu retenir. Shyn'tae s'y était jetée pour boire la tête la première. Ils y avaient rempli leur gourde.

Présentement, la drow, accroupie, jambes repliées sous elle, passait un linge humide sur sa blessure dans l'espoir de la nettoyer. Un soupir causé par la douleur lui échappait parfois. Le visage d'une drow à l'air triste et vieilli lui vint, puis disparut, laissant une sensation d'absence, de manque derrière lui.  Amie. Sans qu'elle puisse savoir pourquoi, une larme glissa sur sa joue salie par le sang et la poussière.

L'humain avait dit un mot, elle se tourna vers lui pour le détailler. Elle savait qu'il ne la voyait pas, et ses yeux semblaient aussi en sale état. Elle l'avait aidé à ramasser les plantes, il avait découvert que même si elle ne disait rien, elle apprenait vite. Était-elle muette? Son regard se pencha sur la nourriture qu'il lui présentait.

Il y eut un long silence, puis le bruit de l'eau qui coule…  La drow se pencha sur lui, il sentit son souffle chaud. Elle serra les dents, ignorant ses propres souffrances. Il sentit un linge humide sur ses yeux. Elle les nettoyait d'un morceau propre, enlevant avec délicatesse le mélange  souillé qui collait à ses paupières.

Ce ne fut que lorsqu'elle fut satisfaite de sa tâche qu'elle posa finalement le linge taché sur la pierre.
-Ve…" Le reste du mot s'était enfui comme un soupir. "Ve..eth!", ajouta-t-elle, contente d'elle. Sa voix mélodieuse résonnait dans la crevasse. Elle souriait. C'était comme si elle entendait sa voix pour la première fois. "Veleth…" conclut-elle doucement en un soupir, après plusieurs autres essais infructueux.

Dans le désert qui se complaisait toujours à sa taire, Veleth avait entendu les mouvements de la jeune femme qui glissait dans la caverne près de lui, rappelant à la fois les timides fennecs et les fourbes vipères. Il savait qu’elle s’était approchée de lui, mais, à ce point, avec leurs corps meurtris et viciés, Veleth n’eut même un geste de rebus. Alors, la présence de la fille du feu se mêla à son air et ce fut à ce moment qu’il sentit une fraîcheur sur son visage. La fille lui frottait les yeux avec un tissu et Veleth figea. C’était étrange pensa-t-il, mais singulièrement apaisant. Pour la première fois, il entendit la voix de la femme dans une tonalité qui n’était pas celle de la guerre et de la violence et le Massabond se revit chez lui, dans la sécurité de sa tente.

À travers les odeurs du sang et de la sueur, de la poussière et de la douleur, l’aveugle avait pu percevoir le parfum étranger de celle qui lavait la souillure de ses yeux. La créature portait la cendre sur elle ou, du moins, ce fut ainsi que le Massabond avait caractérisé cette odeur depuis la première fois où il s’était retrouvé en combat singulier contre une engeance de son espèce. Si cet effluve n’aurait normalement rien eu d’un nectar, Veleth n’en fut pas du tout rebuté cette fois. Même, il se surprit à l’apprécier. Peut-être détectait-il l’odeur de la femme derrière le voile de sa race. Veleth n’avait pas eu de femme si près de lui depuis le jour où la sienne s’était envolée vers un horizon bien que trop sombre.

Peu à peu, la masse sur ses yeux sembla s’alléger jusqu’à se dissiper et Veleth put tranquillement les réouvrir. Dans l’ombre habituelle de son monde, il discernait la silhouette qui se mouvait légèrement devant lui, avec la douceur d’une mère, mais appliquée comme une enfant. Veleth ne savait rien de cette créature. Ni son nom, ni son allégeance, ni la raison de son malheur. Elle n’était qu’un animal abandonné, un martyr qui aurait dû mourir et qui maintenant s’était invitée dans le petit clan du marcheur et de ses lionnes, fragiles et modestes survivants. Que faisait ce noble du désert, membre d’une caste secrète redoutable, cousin du plus grand roi de la Zurthanie, adossé contre une pierre à se faire nettoyer le sang du visage par une Enfant du feu ?

Mais dans son ventre, un sentiment lointain oublié venait de naître, comme si, au creux de lui, une lionne appelait celles qui lui tenaient compagnie, allongées et assoupies. Quelque chose semblait s’embraser, alors qu’il était plus vulnérable qu’il ne l’avait jamais été devant celle qui aurait dû être son bourreau. Sans crier gare, sa respiration s’accéléra et, vite, l’homme d’âge mûr ne put plus rester en place très longtemps. Puis, une force dans son bras vint à le soulever bien qu’il ne le voulut jamais. À contre-courant, sa main alla se presser contre l’air dans l’espace qui la séparait encore du bras de la drow et se fraya finalement un chemin jusqu’à sa destination maudite. Sa paume avait trouvé une peau douce et chaude.

S’il voulut se défaire de l’emprise de cette urgence animale qui le possédait, il sut qu’il était trop tard et qu’il n’y arriverait plus seul. Sensiblement encore lucide, Veleth demanda qu’on lui vienne au secours. D’une voix qui s’était extirpée avec douleur de sa gorge, il prononça le nom de son amie, désespéré.

- Ru…Rudaba !

Aspirée hors de son sommeil par une voix familière, la lionne se redressa sur son ventre, les oreilles arquées vers son maître et les yeux grands ouverts. Elle ne se mit pas sur pattes, mais elle lâcha un long barrissement grave dénotant la paresse, mais aussi la crainte. Voyant ensuite la nervosité de son compagnon, le grand félin se releva et baissa la tête dans cet instinct qu’ont les fauves lorsqu’ils veulent observer prudemment une situation.

Veleth avait baissé la tête, mais sa main était fermement installée sur l’épaule de la drow. Toute femme aurait su détecter ce qui s’était passé à cet instant-là dans les profondeurs de cet homme plein de solitude.

La daedhelle avait œuvré précautionneusement, concentrée, pour nettoyer les yeux de l'humain, jusqu'à ce qu'ils s'ouvrent. Sans qu'elle n'y réfléchisse un petit sourire avait grandi au coin de ses lèvres, le sourire d'une enfant confrontée au plaisir d'avoir réussi ce qu'elle avait entrepris.

Elle haussa une oreille effilée lorsque le bras de l'humain se leva soudain. Il sentit le mouvement de recul de la daedhelle, celui d'un animal sauvage et inquiet. Elle s'était immobilisée, l'homme venait de poser la main sur son épaule droite.

Il sentit ses frémissements, son hésitation à sentir la eau chaude sur la sienne.
Il sentit son cœur battre fort en elle, comme le faisait celui de ses congénère.

La drow, agenouillée devant lui, baissa le bras lentement, jusqu'à ce que le morceau de tissu humide et sale vienne se poser sur le sable. La brise la fit frissonner.

Il parla. Un mot. La deadhelle inclina la tête sur le coté, ses yeux rubis fixés sur l'humain.

- Veleth… répéta la drow.

La douleur qu'elle ressentait à son coté blessé n'empêcha pas ce contact chaleureux de susciter dans son ventre une douce chaleur qu'elle ne chercha pas à identifier. Comment l'aurait-elle pu? Une seule chose comptait: C'était agréable. C'était la chose la plus agréable qu'elle avait ressenti depuis… depuis…

Ses paupières se fermèrent doucement ne laissant qu'un interstice. C'était plaisant.. Digne de vouloir plus. Elle ne savait pas ce qu'il voulait, mais elle se pencha progressivement vers lui, jusqu'à ce que ses seins viennent appuyer contre son torse, son menton posé sur son épaule. Le nez de la drow frola le cou du Zurthan, elle sentit son odeur, le mélange de sueur, de poussiere, de sang, l'odeur du mâle aussi.

Un eclair de douleur se méla aux flammes qui la prenaient peu à peu. Il n'avait guère d'importance. Ce n'était qu'un obstacle à surmonter. Son bras se redressa, laissant le tissu sur le sol. Elle sentait la chaleur de sa peau, le battement rapide de son cœur.

Elle soupira, souriante. Elle aimait cela…

Elle le serra contre son corps.

Un volcan naissait dans des abîmes que l’aveugle avait oubliés. Au plus profond de lui, dans des endroits que sa conscience avait évités depuis des âges, un brasier ardent faisait rage et sabotait sa raison. Le corps de la femme contre le sien, il n’était qu’une proie acculée au mur et il se trouvait au fond d’une tanière où ses lionnes n’avaient pas accès : les méandres de son humanité.

Affaiblie de plusieurs années de solitude, sa sagesse pliait l’échine face à ses instincts bestiaux, qui, eux, égoïstes, ne reculaient devant aucune bienséance ou principes moraux. Attaqués de toutes parts, ses sens flanchaient face à la douceur d’une femelle et au parfum de deux corps qui s’échauffaient. Veleth, pris au piège, paniquait à mesure que la fille du volcan le serrait contre lui. Tout homme aurait voulu prendre avantage de cette situation, mais pour Veleth c’était différent : la situation profitait de lui.

Dans la brise qui pénétrait la crevasse, le Massabond avait entendu la voix de sa fille qu’il n’avait jamais connue. Il aurait juré percevoir le rire de sa femme avant qu’il ne s’évanouisse dans des cris de mort et de torture. Étaient-elles juste à l’extérieur ou avaient-elles quitté ce monde il y avait bien longtemps ? Le désert avait-il mené leurs esprits jusqu’à ces deux naufragés, un Zurthan et une Enfant du feu, qui s’apprêtaient à déchirer tout ce qu’il restait de leurs résistances respectives ? Est-ce que Veleth serait à jamais un lâche qui profiterait de la chair d’une ennemie sans même avoir pu honorer sa promise, sa chair et son âme-sœur ? Veleth s’évanouit presque dans ce cauchemar.

Quand la femme eut resserré son étreinte Veleth se sentit étouffer sous le poids de la honte. Comme un animal qui revenait soudainement à la raison, il la saisit de toutes ses forces pour la soulever, l’allonger au sol devant lui avant de l’écraser de tout son poids. Alors que ses yeux cherchaient à lacérer de leur regard le visage de son enchanteresse, Veleth tenta de reprendre son souffle à l’horizontal sur la drow. Les lionnes eurent alors une réaction et elles comprirent que l’alarme avaient été sonnée. Elles entourèrent leur maître et leur nouvelle protégée. Haletant, Veleth usa de tout son courage et de sa force pour lâcher un :

- Non !

Et l’opaque voile de ses yeux devint alors reluisant comme il ne put plus retenir ses larmes. Veleth agrippa une grande poignée de sable et tous ses muscles se raidirent dans une colère et une tristesse qui débordaient sans contrôle. Il voyait clairement le visage de la jeune femme, décontenancée, mais trop belle. Bien qu’il aurait voulu qu’elle disparaisse à l’instant, il n’eut pas la force de la rendre au désert tout de suite. Ses membres tremblaient et son corps était une épave qui enfermait la drow sous elle.

Dans un mouvement brusque, Veleth retira les fins vêtements du corps de la daedhelle, que ses doigts déchirèrent dans une vulgaire invasion. Son autre main alla saisir un sein, sentit sa forme et à le pressa sous la force de l’envie. Il huma l’odeur, le nectar des femmes et s’en senti remplir pendant un court instant, comme drogué. Là, il avait fait un pas de plus vers la perdition et la honte, la culpabilité et le désespoir s’arrachèrent encore ce qu’il restait de sa conscience. Effrayé, il se jeta en arrière, accablé devant le spectacle d’un homme esclave de ses pulsions et horrifié d’avoir mis une femme dans cette position.

Rudaba tenta une caresse, mais il la chassa comme on chasse un vulgaire moustique. Presque convulsant, il rampa vers l’endroit où il avait découpé les cactus. Retour à la case départ.

Devant lui, un épais brouillard où était tapis un esprit mauvais qui séduisait les Hommes et les entraînait dans le malheur.

Chacun des mouvements de la sombre arrachaient à son corps meurtri une douleur qui lui prouvait qu'elle était vivante, un rappel rassurant sans quel ne sache pourquoi, mais pas autant que la chaleur de ce corps contre le sien. Un soupire franchit ses lèvres. Elle pouvait ne pas se souvenir, elle pouvait oublier ces éclats furtifs de pensées, de souvenirs qui franchissaient le brouillard de son esprit, comme des bourrasques néfastes porteuses de menaces.

Elle pouvait juste être...
Elle voulait juste être...

Cela faisait le plus grand bien. La douleur qui rayonnait de son flanc blessé n'était que peu de chose face à ce contact rassurant. Elle le sentit se tendre contre elle. Une hésitation la saisit, mais l'impulsion était plus forte. La sombre ignorait de quoi, mais le désir l'habitait. Si sa conscience ignorait quoi faire, son corps le savait. Il savait quoi faire pour qu'elle se sente vivante. Ses lèvres s'attardèrent sur le cou de l'humain, son cœur battant fort. Des souvenirs se glissèrent en elle, épars, des souvenirs de peau, de baisers, de désir, de plaisir.

Une sensation de solitude aussi.

A genoux contre lui, elle l'enlaça plus fort encore, secouée par une émotion qu'elle ne comprenait pas.

Soudain, son dos et sa nuque heurtèrent le sol rocailleux. Ses muscles se raidirent, sa blessure au flanc source d'une éclatante douleur qui lui fit lâcher un miaulement plus animal que civilisé.  L'humain l'avait projeté et la maintenait au sol de son poids. Il la sentit se débattre faiblement sous lui, épuisée alors que la peur remplaçait le désir à la vue des lionnes qui se penchaient sur elle. C'était une peur reflexe, celle de la mort. Ses yeux rubis s'agitaient, suivaient tantôt le mouvement des grands félins qui pouvaient lui arracher la vie si facilement, tantôt le visage de Veleth.

Sur le visage de l'humain, elle vit la douleur, et se figea. Elle aurait du comprendre, mais elle en était incapable, à la place, ne vint qu'une sensation de tristesse. Tremblant, le sable dans son poing, il observait son visage perdu, sa chevelure étalée autour d'elle comme un halo de lune. L'instant s'éternisa.

- Veleth?" murmura-t-elle finalement de sa voix maladroite.

Et brusquement, tout changea à nouveau. La sombre n'était habillée que de la cape qu'il lui avait donné, et des quelques morceaux de tissus qu'elle avait subtilisé au cadavre de Ke'ishan. L'homme n'eut besoin que de quelques instants pour l'en débarrasser. Elle sentit la main s'emparer de son sein rond et ferme, ses lèvres s'approcher de sa peau, humer l'odeur de son désir. Ce n'étaient pas des caresses douces ni tendre, mais sauvages, animales. L'esprit perdu de la demoiselle s'y accrocha. Elle se souvenait tout le bien que cela faisait, à quel point le plaisir pouvait aider à ne pas se souvenir.

Le corps fin et gracieux s'arqua, tendu, tremblant, entre désir et douleur pour s'offrir à lui. Il retenait son poignet alors les jambes attirantes de la sombre engeance vinrent enlacer son bassin. Peut-être cela le réveilla-t-il de son rêve. Il se replia tout aussi soudainement qu'il était venu au dessus d'elle, la laissant seule, offerte, haletante, avec sa douleur et ses angoisses.

Ses pieds légers, couverts de poussière, se posèrent sur la pierre, ses genoux pliés. Son bras gauche gisait, apathique à son coté, ses yeux posés sur le ciel étoilé. Elle fut saisie de vertige, et du s'en détourner. Une larme dont elle ne comprenait pas la cause se glissa hors de ses yeux de rubis. Mais devant elle se trouvait la lionne.

Nue, la sombre se blottit contre la chaleur de l'animal, sa chevelure de neige se mêla à la fourrure épaisse. Le félin l'observa un instant, puis se coucha sur le sol, et la jeune drow se recroquevilla un peu plus contre elle. Là, elle laissa couler des larmes d'angoisse et de fatigue devant tout ce qu'elle ne se souvenait pas d'avoir perdu.

7e jour de la 4e énnéade
Karfias, an 17

Il avait été plutôt rude de remonter la pente, alors que les vautours minaient les derniers espoirs du petit groupe de survivants. Comme des anges déchus, ils venaient crier des injures qui séduisaient les vivants et les invitaient à se jeter dans le gouffre de la mort. Comme des servants, ils prenaient leur place dans l’ordre naturel et étaient prêts à rendre au désert la chair qu’il avait jadis insufflé de vie. Hélas, l’odeur du sang et de la mort avait fini par se dissiper et après une semaine de repos et de soin, trois félins, une femme et un homme commençaient à reprendre des forces.

Comme chaque nuit depuis que leur petit refuge les avait accueillis, le Sans-yeux s’était enfoui dans le sable jusqu’au cou afin d’apaiser les souffrances que le désert lui infligeait. En ce court lapse de temps, l’utilisation excessive de ses pouvoirs lui avait ravagé la vue, le sang et l’esprit. Heureusement pour lui, les landes désertiques n’avaient rien perdu de leur clémence et, magnétiquement, elles avaient rétabli l’équilibre fragile qui maintenait le mage du sable en vie. Quelque part entre la transe et le sommeil, Veleth s’était confié en silence aux étoiles et avait senti leur infini potentiel comme une corde qui le liait lui, elles et tout le monde au Grand Esprit. Comme une pluie cosmique, leur lumière s’était mêlée aux reflets du désert et le Zurthan avait finalement pu retrouver ses esprits et son corps. Or, le désert était sévère et ses lois étaient strictes : Veleth avait payé le plein prix de ses actions et les séquelles resteraient.

Alors que le Massabond allait pénétrer dans la faille, à l’heure mystérieuse de la nuit, là où les esprits murmurent, mais que l’air est encore bon, il vit les flammes danser sur le roc. L’image du feu, seigneur qui ne craint jamais la nuit, imprima sur son esprit le souvenir des difficiles dernier jour, et Veleth s’arrêta soudainement avant passer le seuil de pierre. Il ne voyait personne de l’endroit où il était, mais la silhouette et la voix de la drow dominaient son esprit.

La créature avait repris tranquillement ses capacités plus normales et avait aidé Veleth avec le campement et les soins prodigués aux lionnes. De plus, elle avait utilisé de nouveaux mots. Mais, surtout, Veleth l’avait sentie regarder vers l’horizon et l’avait aussi attendue, parfois, alors qu’elle s’était aventurée hors de la petite caverne. Dans tous les cas, l’impression qu’il avait d’elle était toujours nébuleuse. Une partie de lui la craignait, elle et ce qu’elle attirerait vers lui et ses lionnes, mais il y avait aussi quelque chose d’autre. En effet, le marcheur, dans sa solitude, avait appris à apprécier la compagnie et la douceur d’une femme, bien qu’il ne voulût plus jamais qu’elle ne le touche.

- Sol’dorn ?

Devant ses lionnes et la fille du feu, Veleth tenait devant lui sa main droite, paume vers le haut, puis la gauche.

- Montagne feu ?

Il était temps à présent qu’elle crache le morceau et explique à celui qui lui avait sauvé la vie, qui elle était et, surtout, qu’est-ce qu’elle ferait maintenant. Veleth soupçonnait que la jeune fille n’avait pas vraiment d’autres options que celles qu’il venait de lui donner. Une nouvelle expression au visage et une voix de guerrier, celle de la noblesse de sa mère, lui imposèrent un :

- Qui tu es ?