Sur un citronnier... [Elric]

Bàrkios, deuxième jour de la sixième ennéade
An dix-sept du onzième cycle

Qui les avait guidé vers cette auberge là n’était pas très important, l’important était d’avoir la bonne et de donner les bonnes informations au tenancier puis de passer une soirée à cette table là. C’était encore mieux si chacune des dépenses était couverte par l’or de la Princesse de Geresh qui était partie retrouver son cher et tendre. Pourquoi maintenant et pourquoi pas avant de disparaître ? Kamis ne se posait pas la question, il était trop loin de ça, au contraire d’Ehni, Sashi et Llari. Les trois jeunes suivantes d’Aerianna avaient pu avoir un début de réponse avec leurs différentes interactions avec la Princesse depuis qu’elle était rentrée mais surtout depuis qu’ils étaient revenus à Thaar. Elle semblait plus à fleur de peau, dans le bon sens du terme si c’était possible, et juste passer une main sur son épaule au détour d’un couloir lui faisait tourner la tête. C’était d’ailleurs la teneur de la discussion et Kamis se demandait à plusieurs reprises s’il avait bien fait de se faire accompagner par les trois femmes qui en plus jouaient avec lui.

L’alcool aidait à peu à peu se joindre au jeu, même s’il s’était promis de surveiller la pièce de cette table un peu en retrait au cas où on les accosterait et qu’avoir la tête qui tourne n’aidait pas. Sashi s’en était rendue compte et avait pris silencieusement le relai. Ils ne savaient pas d’où était venu l’ordre dans l’esprit chaotique de leur maîtresse mais elle cherchait un barde. Ils ne savaient même pas pourquoi, ils savaient juste que ça payait, et ne pouvaient que théoriser sur ce qui viendrait de ce partenariat. Des théories il y en avait mais elles ne faisaient pas toutes du sens alors que la soirée avançait et les esprits se fatiguaient. Le rire de Llari se fit soudain entendre en précédant de justesse le son sourd d’Ehni qui s’affalait sur la table. Après s’être attaquée à la semi-drow à renfort de jeux d’alcool bien qu’elle soit culturellement mieux adaptée elle s’était attaquée à la zurthane et n’avait pas tenu. Après un regard entendu vers Kamis, Sashi se redressa avec un soupir en s’éloignant de la table pour aller vers le tenancier.

Elle n’était pas agacée, juste amusée, mais elle préférait ne pas le montrer à ses deux comparses.

« Vous pensez que quelqu’un viendra ? »

Là, par contre, il y avait un petit peu d’impatience dans sa voix.

Kamis:

Sashi, Llari et Ehni:

Cela faisait maintenant quelques jours qu’il s’était établi à l’auberge du Pont D’Argent. Un nom banal, mais un lieu bien tenu, sans puces, avec les meilleures bières du quartier, et des prix corrects bien qu’un peu chers. On ne lui avait pas menti. L’endroit était plutôt chic même si les soirées restaient agitées et avec une bonne ambiance.

Elric y avait joué d’ailleurs, il y a maintenant deux jours, histoire de payer son séjour. Ce n’avait pas été son meilleur public ni sa meilleure représentation, mais son style d’orchestre à une personne faisait toujours son petit effet. Assez pour qu’il ait encore de quoi traîner dans le coin pendant quelques jours. Chambre et repas compris. Quitte à éventuellement revenir jouer un soir ou deux. Après tout ces petits contrats l’aidaient aussi à se faire connaître en ce vaste monde.

Mais ce soir, Elric était d’office à une réception mondaine réalisée par quelques bourgeois de la ville. Des personnes pas des plus importantes, mais qui payaient bien, et pour une soirée qui ne se finirait en plus pas bien tard. Une aubaine, puisqu’Elric pourra enfin passer une soirée à s’amuser un peu. C’est son travail effectué qu’il se redirigea vers son auberge, avec la ferme intention d’aller dilapider une partie de son salaire d’un soir dans des jeux d’argent, et peut-être devenir un peu plus riche, même si c’était rarement le cas. Ou bien peut-être pourrait-il juste sociabiliser avec des clients.

Pendant ce temps, le tenancier de l’auberge en question, abordé, répondit volontiers à cette question. Après tout c’était lui-même qui avait dit à ces quatre personnes qu’il y avait un barde qui logeait ici, et qu’il devrait revenir en cours de soirée, normalement. Il haussa tout de même les épaules, il n’en était pas certain, mais il n’y avait pas de raison qu’il ne revienne pas. « Comme j’vous disais, y a un barde qui loge à l’étage là, mais il est de sortie. Il a sûrement laissé des affaires en haut par contre donc il va forcément repasser tôt ou tard. Rien que pour pioncer, en fait. J'peux pas trop vous dire quand il repointera son nez par contre. J’vous l’envoie s’il passe. 'Pouvez retourner vous asseoir. » répondit-il, essayant d’aider de son mieux tout en servant les autres clients.

C’est une petite dizaine de minutes plus tard qu’Elric fit son entrée, assez discrète si ce n’était comme souvent son accoutrement un minimum coloré mais propre sur lui, et son luth dans son dos. Il se dirigea directement au comptoir, avant même de se faire interpeller par le brave aubergiste, et commanda une bonne chope de cette bière dont on parlait tant dans les environs. « Eh, y a des gens là bas, au fond de la salle, qui cherchent à parler à un barde. Ca peut peut-être t’intéresser. J’crois qui sont là de la part de la Princess de Geresh. Y a de quoi te faire des sous. » l’informa alors le tavernier, indiquant la table du bras, plus loin. Le regard d’Elric suivi l’indication, et le barde laissa échapper une petite moue à la fois surprise et satisfaite quant à l’état de la table. Deux semblaient déjà bien amochés. C’était un contrat qui allait être spécial, il le sentait bien. Le barde hocha la tête.

« Drôle d’employeurs, mais ça a l’air intéressant, je vais me renseigner. Merci bien! » rétorqua-t-il alors que son attention s’était déjà reporté presque exclusivement sur cette table. L’aubergiste retourna vacquer à ses occupations, alors qu’Elric se releva pour approcher, chope à la main, venant se présenter à la table, et ne se faisant même pas prier pour s’emparer d’une chaise libre proche, et de s’installer proche d’eux afin de ne pas avoir à crier à cause du bruit ambiant.

« On raconte que votre charmante compagnie recherche un barde? » déclara-t-il avec un sourire sur les lèvres. Il était encore parfaitement sobre, mais cela ne durerait pas forcément très longtemps. Il porta d’ailleurs sa chope à ses lèvres pour boire quelques gorgées. Cela faisait du bien, surtout après avoir utilisé sa voix pendant une bonne partie de la soirée déjà.

« Une grande soirée à animer? Des petites mélodies pour un public plus restreint et intime? Ou autre chose? » demanda-t-il alors, pour le moment assez porté sur sa profession. Bien entendu, les discussions plus personnelles pourront toujours venir après le contrat scellé. De même que d’éventuelles offres un peu plus obscures et moins légales d’espionnage ou de récupération d’informations. Pour le moment, il cherchait d’abord à savoir ce qu’ils voulaient.

« Je me prénomme Elric, d’ailleurs. Elric De Valchamp. Enchanté. » se présenta-t-il à l’aide de son nom d’emprunt habituel. Complètement faux, mais son véritable nom pouvait toujours lui attirer des soucis. Même aussi loin de la Péninsule. Peut-être des chasseurs de primes traînaient-ils des oreilles indiscrètes dans les environs, après tout. On était jamais trop prudent.

Sashi était retournée s’asseoir en grommelant, convaincue que personne ne viendrait jamais et qu’elle allait devoir rattraper le retard qu’elle avait pris par rapport aux autres. Ce ne devrait pas être bien difficile en vérité, elle n’avait qu’à boire beaucoup et très vite, rien d’insurmontable. Elle laissa cependant le bénéfice du doute au barde et attendit un peu plus pour ne pas avoir l’impression de céder trop rapidement. Ce fut un Kamis devenu bien silencieux depuis qu’Ehni s’était tue qui sembla reprendre vie le premier en voyant l’homme s’approcher d’eux, mais il ne lui répondit pas pour autant, simplement parce que Sashi était allée plus vite. Elle ne voulait pas s’être retenue de boire pour rien, et elle n’était pas sûre de faire confiance aux autres dans ces conditions. Le problème était que ce n’était pas la plus bavarde ni la plus agréable, et sa voix parut bien neutre à tout le monde. « Oui. » Elle répondit d’abord, puis, une fois qu’il eut fini de parler compléta comme elle le pouvait. « C’est pour la Princesse de Geresh, on ne sait pas pourquoi. »

Un petit silence légèrement trop long s’abattit et Kamis le rompit d’un petit rire.

« Excusez Sashi, elle n’a pas assez bu. » Il commenta d’abord avant de pointer la zurthane et de finir le petit tour de table entamé. « Elle c’est Llari, la jolie endormie est Ehni, et je suis Kamis. » Il avait souri en mentionnant celle vêtue de bleu qui ne semblait pas vouloir se joindre à la discussion, il l’aimait bien. « Même si elle n’est pas très bavarde notre chère amie a presque tout dit, nous sommes tous les quatre au service d’Aerianna Hiisi de Geresh dont vous devriez avoir entendu parler. Elle a besoin de vous mais nous ne sommes pas dans le secret, nous savons simplement que quand elle apprécie un service elle paie bien. Elle reste une Princesse Marchande. » C’était le premier à lui conseiller de ne pas trop se dévoiler en affaire et voilà qu’il en disait trop. « Entre vous et moi, à moins qu’elle ne change complètement d’avis entre tout à l’heure et demain je pense qu’on peut écarter votre idée de grande soirée, elle ne serait pas d’humeur à célébrer quoi que ce soit. »

Il ne s’était aperçu que quelque part au milieu de son petit discours Sashi s’était levée et les avait planté là.

Il secoua la tête et cligna des yeux comme si sa disparition avait été si soudaine qu’il n’aurait pu la voir. « Je ne sais pas ce qu’il lui prend… » Llari prit la suite de la semi-drow et il ne resta bientôt plus de leur groupe que Kamis et Ehni dans la taverne. « Les femmes… » Mais il se ressaisit en portant son regard dans celui du barde, il ne pouvait se laisser déstabiliser par quelque chose qu’il ne comprendrait jamais. « Le plus important, Elric De Valchamp, c’est qu’elle vous veut à son palais demain dans la soirée, et que si ce n’est pas vous il y en aura d’autres, elle n’est pas très difficile. » Heureusement pour lui que les deux autres femmes s’en étaient allées, car si ce n’était pas exactement ce qu’il avait voulu dire personne n’avait rien pu entendre d’autre. Il était un idiot quand il buvait et personne ne savait s’il s’en rendait compte. Ehni elle avait une très bonne mémoire, et alors qu’elle marmonna quelque chose Kamis s’immobilisa.

Voilà qu'il s'était retrouvé face à des gens bien singuliers. Et pourtant il en avait croisé. Lui qui avait essayé de lancer la discussion avec un minimum de bonhomie, on lui avait répondu sur un ton neutre. Pas méchant, juste beaucoup du genre "je fais mon travail et je m'en vais". Soit, d'un côté il pouvait comprendre que c'était une tâche peut-être plus ennuyante qu'elle ne pouvait en avoir l'air. Mais... Ils ne savaient même pas pourquoi? Quelle genre de lubie avait traversé la tête de leur patronne pour envoyer ainsi quatre personnes chercher un barde?

Et puis, à Geresh... De ce qu'il se souvenait ce n'était pas une femme. Les Hiisi, c'était un nom qu'il connaissait, mais il fallait croire que quelqu'un avait hérité récemment. Une personne endeuillée qui demande un barde, était-ce pour une éloge funèbre? Pas tellement son catalogue musical, même s'il savait s'en sortir. C'était juste que l'ambiance de ces soirées étaient en général à en crever d'ennui - Une mort qui n'en provoquerait que plus encore dans son sillage dans une boucle infinie jusqu'à l'extinction de l'humanité.

Bien heureusement, ou plutôt malheureusement, Elric n'arrivait pas trop à se décider s'il était heureux de tomber sur quelqu'un d'un peu plus d'avenant ou malheureux que ce soit justement Kamis qui s'employait ç cette tâche. Toujours était-il qu'ils semblaient pour certains assez éméchés. Mais le barde n'était pas au bout de ses surprises.

Il ne comprit pas particulièrement ce départ assez soudain. Mission accomplie, ils pouvaient rentrer? Ou bien le vieux déblatérait un peu plus que de raison. Peut-être faisant un peu trop de bourde. Si elle changeait d'avis, c'était bien sa veine. Si elle n'était pas difficile, ce n'était pas forcément mieux si le moindre péquenot avec un tambourin pouvait s'y présenter. A moins que le sens ne soit tout autre et là c'était plus intéressant.

« Il faut croire que l'ambiance des lieux ne sied pas à tous. » s'hasarda Elric. Il ne connaissait pas assez bien la troupe pour pouvoir en juger, et reporta sa chope à ses lèvres pour se désaltérer un peu plus. Ils ne comptaient pas lui demander de démonstrations, ce qui éveillait les soupçons du barde. Quel genre de coup fourré était-on en train de lui proposer? Où était l'entourloupe?

Joueur, Elric se demanda quel était le pire qui pouvait lui arriver. Et à part des rituels obscurs impliquant des sacrifices de bardes, il ne voyait pas tellement. Après tout, ceci devrait bien avoir quelque chose à voir avec la musique, d'une façon ou d'une autre? Le barde laissa échapper un petit soupir, alors qu'ils n'étaient plus que trois à la table.

« Ou bien j'ai du les effrayer. Je ne sais pas. Toujours est-il que j'y serai. Ce sera un honneur que de servir la princesse de Geresh. Demain soir à son palais. » finit-il par se décider avec un petit sourire au coin des lèvres. Après tout, il y avait potentiellement un sacré pactole à récupérer. Et même si c'était louche, la vie d'aventure qu'il avait choisie passait aussi par des incertitudes et des surprises de ce genre. Si tout était prévu et calculé, tout cela serait bien monotone. Maintenant, restait à savoir si les deux personnes restantes comptaient terminer leur soirée ici ou bien s'en aller maintenant qu'ils avaient trouvés un barde.

« Donc Kamis et Ehni, c'est ça? La princesse a-t-elle toujours de telles demandes un peu vagues? » demanda-t-il l'air de rien. Après, s'ils voulaient s'en aller, il ne leur en tiendra pas rigueur.

Toujours était-il qu'aussi arrosé que sera cette soirée, il sera sur pied et d'attaque... Demain soir. Bien habillé, comme à son habitude, même s'il allait peut-être sortir sa plus belle tenue vu l'occasion. Même s'il courait droit vers des problèmes, il pouvait tout aussi bien courir droit vers un sacré bon salaire.

Ehni releva la tête en entendant son nom, mais au lieu d’avoir l’air perdue elle vrilla son regard fatigué directement dans celui d’Elric. « Il se… moque… » La pause bien trop longue dans une phrase qu’il savait n’être là que pour lui faire du mal irrita plus que de raison Kamis mais il ne l’interrompit pas, il savait que s’il l’aimait bien, ce n’était pas réciproque. « …souvent de… Sashi. » Et une fois cette information qu’elle jugeait d’une importance capitale délivrée elle reposa la tête sur ses bras. Kamis, lui, agit comme si rien n’avait été dit, mais en comprenant à quel moment il avait fait fuir la demi-drow. « Je n’oserais pas commenter quoi que ce soit sur notre merveilleuse Princesse. » Il souriait, il n’y avait pas plus honnête que lui en cet instant, il l’appréciait ainsi que l’opportunité qu’elle lui avait offerte. « D’autant plus que sa demande était loin d’être vague, elle nous a demandé un barde, nous sommes venus lui ramener un barde. » Il ponctua ses mots d’un petit rire grave et se leva avant de prendre la petite femme entre ses bras.

« A demain, Elric De Valchamp. »

Sur ces mots, le grand homme emporta la petite femme en dehors de l’auberge où les deux autres les attendaient.

***

Kamis s’avança dans la pièce le premier mais ne s’arrêta qu’en atteignant le balcon directement devant la porte. Il se posta devant les jardins qui étaient redevenus silencieux et attendit qu’Elric qui l’avait suivi à travers le palais le rejoigne pour commenter le spectacle. « Ces jardins sont peut-être la merveille de ce palais, et ils n’ont rien à voir avec ceux qu’on peut trouver à Geresh, vous pouvez me croire. » Il souriait, il était de bonne humeur, mais il n’avouerait pas pourquoi. Les jardins eux étaient disposés autour de cette petite place de marbre et plus loin de cette belle fontaine et ils étaient composés des plus belles plantes qu’on pouvait trouver à Geresh et qui survivaient à Thaar. « Aerianna Hiisi ne devrait pas tarder, elle m’a dit qu’elle vous retrouverait ici. » Il continua sa contemplation d’un endroit qu’il quitterait peut-être bientôt, alors que personne ne savait encore si on allait commencer les travaux de rénovation ou si un autre dans les Soieries allait revenir à sa maîtresse.

Père avait préparé la rénovation mais quand il avait succombé j’avais demandé du temps pour réfléchir et le drow argenté qui prenait de plus en plus de responsabilités autour de moi me l’avait bien évidemment octroyé. Je ne savais pas si j’avais envie de le garder après tout ce qu’il s’était passé plus bas, après tout ce qui avait causé ces fissures qu’on ne parvenait pas intégralement à cacher, et quand j’avais quitté Geresh pour revenir ici je ne savais toujours pas si Sauveur voudrait me reprendre. Ça, c’est ce que je pensais en entendant les mots de Kamis, avant de prendre ce virage qui m’amènerait dans un de ces petits salons ouverts sur l’air des Soieries, des salons qui plaisaient tellement. Il n’y avait que deux fauteuils dans la pièce au sol de marbre et ils se faisaient face, séparés par une table basse fournie en verres et tout genre d’alcool qu’on pouvait mettre dedans. J’entrai sans chercher à me faire entendre d’abord puis ma voix claire emplit l’espace.

« Ah, Elric De Valchamp, bienvenue en la demeure des Hiisi. »

Je souris en baissant légèrement la tête pour le saluer et en m’avançant assez pour atteindre mon fauteuil, le plus éloigné du balcon des deux, et pour m’y asseoir. J’étais vêtue de cette éternelle robe d’un blanc immaculé pas si éloigné de mon teint mais toujours aux antipodes de ma chevelure et de mon regard tous deux d’ébène. Enfin, un œil averti et assez intéressé par ce corps sans trop de forme se rendrait sans doute compte qu’elle découvrait moins de ma peau que beaucoup des autres, mais Elric De Valchamp n’avait pas cette expérience et il se satisferait sans doute de ce spectacle là. Je ne m’intéressai pas à la table et à ce qu’elle portait mais croisai plutôt les jambes sans jamais cesser de regarder le barde. On ne m’avait pas parlé de tout, on m’avait surtout parlé de ce qui m’intéressait quand on parlait du travail d’un barde, et rien pour l’instant ne me donnait envie de le faire sortir de là, rien pour l’instant ne me donnait envie de faire chercher quelqu’un d’autre.

« Asseyez-vous, soyez comme chez vous, je vous écoute. »

J’étais parfaitement consciente n’encore rien avoir demandé.

Visiblement ces quatres là ne formaient pas vraiment l’équipe la plus soudée au monde. Plutôt le contraire même. En tout cas ils semblaient assez loyaux à leur maîtresse pour se supporter les uns les autres le temps d’accomplir leur mission. Une bien singulière mission, d’ailleurs. Une mission qui, une fois accomplie, fut conclue tout aussi rapidement. Le barde leur retourna un petit signe de tête. « Très bien, à demain. » déclara-t-il simplement, ne sachant toujours pas trop quoi penser. En attendant, il s’amuserait quand même en cette fin de soirée.

Le lendemain, il retrouva le même contact directement sur le lieu du rendez-vous et il fut guidé à travers le palais. Un lieu somptueux, peut-être un poil ancien mais contenant une variété de plantes assez folles. Elric reconnaissait d’ailleurs bon nombre d’entres elles, assez rares. Il lui restait encore de beaux restes de son ancien commerce. Mais visiblement, Kamis ne tarissait pas d’éloges sur sa contrepartie à Geresh.

« Qui sait, un jour peut-être le vent me portera jusqu’à votre contrée. Peut-être à ce moment pourrais-je observer cela de mes yeux. » répondit simplement le barde, avant de se mettre à attendre la fameuse princesse, qui ne fit même pas tant désirer que cela. Ce qui était mine de rien assez surprenant pour ce genre de personnes qui avaient toujours tendance à le faire attendre des lustres avant de daigner se présenter.

« Merci à vous, c’est un honneur de faire votre connaissance en ces lieux. » répondit-il simplement d’une petite courbette. Sa tenue était d’un noir profond, parcouru de quelques dorures qui s’entrelaçaient dans un cheminement complexe. C’était, paradoxalement, une de ses tenues les plus sobres. Elle avait également le mérite d’être la plus présentable pour ce genre de rencontres.

Bien entendu, il ne se priva pas de jauger la princesse rapidement et d’un oeil averti. Sa prestance semblait au rendez-vous, comme espéré de sa part. Mais sa demande suivante le prit un tout petit peu au dépourvu.

Seulement un peu, car, vu ce qu’il savait de cette entrevue, c’est à dire absolument rien, il s’attendait aussi à absolument tout. Il ne se montra pas spécialement choqué, le barde resta confiant, s’installa en face de la princesse et se saisissant de son luth. Un jambe toujours droite, l’autre passée par dessus à l’horizontal, histoire de faire un bon support. Il était plus habitué à jouer debout, mais le faire assis ne le dérangeait en rien. Ses doigts parcoururent alors brièvement les cordes de son instruments qui vibrèrent selon le désir du barde. Il avait bien entendu accordé son instrument avant l’entrevue. Le contraire aurait été un contretemps fâcheux et assez humiliant pour sa personne. Par contre, puisqu’elle demandait à l’écouter, il ne se priva pas pour se mettre à jouer.

Il commença simplement avec un petit chant accompagné de son instrument, une histoire, assez joyeuse. Un poème musical sur un guerrier longtemps oublié, ses aventures, ses déconvenues. L’histoire n’était pas le focus principal de la chanson, mais bien plus la musique et les paroles qui se coulaient dans des vers parfaitement écrits, de rimes en allitération et assonances qui donnaient un rythme tout particulier à la chanson, qui, bien entendu, dans le dernier acte, laissa le barde utiliser de ses capacités magiques pour y rajouter quelques instruments pour accompagner la fin de ce poème chanté alors que ses doigts continuaient de danser sur les cordes de son luth. Histoire de montrer qu’il n’était pas le premier péquenaud venu.

« Mais je suppose que vous ne m’avez pas forcément uniquement fait venir ici pour pousser la chansonnette. » se dit-il en voyant notamment l’alcool qui traînait sur une table proche, qu’elle ne touchait même pas, du moins pour l’instant. Peut-être que cela changerait sous peu.

« A moins que je ne me trompe, ce qui ne me dérange absolument pas. En tout cas mes talents ne se limitent pas qu’à la simple interprétation musicale. » précisa-t-il ensuite, sans sous-entendre grand chose pour le moment. Bien entendu cela allait de la composition, au travail de parolier, ou encore au trafic d’informations et autres joyeusetés.

Il choisit de me répondre par la musique, ce qui n’aurait pas dû m’étonner vu la raison de sa présence.

De ce que je compris des paroles rien n’aurait dû m’intéresser là-dedans, et j’aurais pu le renvoyer en m’en rendant compte si je n’avais pas été de si bonne humeur. J’essayai quelques instants de placer Sauveur à la place du héros de l’histoire, mais j’abandonnai bien vite cette idée, un sourire aux lèvres, pour ne pas ruiner le travail du barde. J’avais du mal à l’imaginer dans ce genre de rôle avec tout ce que j’avais vécu avec lui la nuit dernière. Alors je m’attardais sur le reste, même si j’avais une oreille loin d’être musicale. On ne m’avait jamais donné la chance de jouer de n’importe quel instrument, et père n’appréciait pas assez le bruit pour faire venir chez nous des musiciens. Le mouvement de ses doigts habiles sur les cordes et son chant, c’était tout ce qu’il y avait ici, et il en résultait une mélodie, un rythme, quelque chose de si captivant. Si captivant que ces paroles qui ne m’intéressaient au début pas du tout semblaient se graver dans mon esprit.

Et puis il sembla devenir une troupe à lui tout seul avant que tout ne s’arrête.

A ce tour qu’il avait utilisé pour finir sa représentation je compris ne pas avoir affaire à un barde banal. Je n’avais pas les mots et je commençais à me demander si je ne me découvrais pas une nouvelle passion. Ce pouvait paraître étrange pour une Princesse Marchande d’avoir attendu tout ce temps pour s’en rendre compte, et ça l’était peut-être, mais personne n’avait été si convainquant, j’imaginais. Pour me redonner une consistance et ne pas trop montrer à quel point il s’était bien vendu j’appliquai une pensée bien froide par-dessus toutes les autres. Le barde était entre mes mains, si je jouais bien mes cartes il n’y avait aucune raison que ses talents ne soient mes talents tant que j’étais une source de revenus fiables. Et puis, il disait ses talents ne pas se limiter pas à ça. Je fis l’effort de ne pas paraître trop sûre de moi, je fis l’effort d’hésiter un peu de ma douce voix, je fis l’effort de paraître ne pas oser poser cette question mais la poser quand même.

« Vous pourriez écrire… ce genre de chose… à propos de moi ? »

La chanson en elle-même n’était peut-être pas la partie la plus intéressante. Surtout alors qu’il ne connaissait rien de son interlocutrice, mais c’était bien le final qui avait un intérêt, intérêt qu’il semblait avoir d’ailleurs gagné grâce à ce petit tour de passe-passe.

S’il pouvait écrire ce genre de chansons à propos de la Princesse? Une demande pas si étonnante ni si inédite. Il avait déjà entendu beaucoup de chansons visant à vanter les louanges de l’un ou l’autre puissant. Des chansons qui en général ne faisaient pas trop de doute quant à leur provenance. Mais pouvaient, si bien exécutées, faire un peu de bien à une réputation.

« Bien entendu que je pourrais composer une ode pour vous. Mais cela n'est pas simple et doit servir un but. » déclara-t-il alors. Certains avaient des odes composées pour eux sans même qu’ils ne le demandent s’ils étaient assez populaires ou jugés héroïques. Ce genre de commandes là se devait d’être assez subtile pour passer comme une composition indépendante et non financée.

« La question la plus importante, c’est que visez-vous avec cette chanson? Vous faire connaître? Faire valoir un trait de caractère ou augmenter votre réputation auprès du peuple? Ou bien plutôt auprès des autres princes marchands? » demanda-t-il alors pour se renseigner sans encore parler du prix pour le moment. A voir aussi quelle genre de morceau voulait-elle. Bien entendu, plus il serait long, plus il serait cher également. Mais il n’avait pas l’impression que le prix soit particulièrement un souci.

« Dans tous les cas, il faudrait apprendre à un peu mieux se connaître. Il faut que le ton de la musique et les paroles visent avec au moins un peu de justesse pour être crédibles. Pas forcément tout, bien entendu, mais au moins une petite partie. » continua-t-il alors tout en reposant son instrument à ses côtés et en la regardant. Comme toujours le stress n’était pas vraiment un souci pour lui, habitué qu’il était à ce genre de rencontres. Dés qu’il était lancé, les paroles coulaient d’elles-même. A voir ce qu’elle allait en penser, et surtout ce qu’elle voulait. Bon, il était peut-être parti un peu rapidement dans la partie commerciale de la chose et n’avait pas trop joué sur le rêve... Mais autant être honnête : il ne connaissait pas grand chose d’elle et ne comptait pas composer une chanson spontanément et gratuitement.

« Les autres Princes Marchands, ceux qui comptent, ils me connaissent déjà. »

Ethirëlon Nas’olen, Ascanio Vossula, Krish Al’Serat, ce n’était pas assez mais c’était un départ, et à part à la troisième j’avais offert un spectacle fait tout particulièrement de mensonges. Il n’y avait que Krish Al’Serat qui aurait pu se douter en cet instant que mon père ne s’était pas éteint tout seul, il n’y avait qu’elle qui savait que je n’étais pas que docilité et don de ma personne. Elle avait eu la même chose que les autres pourtant, je m’étais pliée à elle avec la même facilité et même si j’avais été légèrement plus patiente elle avait eu raison de la plupart de mes barrières bien rapidement. Mais je ne m’étais pas rapprochée de sa flamme seulement pour brûler comme un insecte, je m’étais rapprochée d’elle pour apprendre, pour lui montrer jusqu’à quelle hauteur je pouvais aller, pour qu’elle prenne la décision de m’aider à les atteindre ou non. Elle n’avait pas décidé de m’empêcher d’aller aussi haut, en tout cas.

« Plus en tout cas que les habitants de Thaar, et j’aimerais que ça change. »

Chaque jour qui passait le Conseil se rapprochait, ou plutôt, chaque jour qui passait je m’approchais du Conseil. Les voisins de ce palais me connaissaient bien, surtout après ce genre de nuit, mais ils ne m’intéressaient pas tellement, pas plus que ceux en bas. A Geresh ils avaient changé ma vie, ceux en bas, à Thaar ils ne savaient pas que j’existais, mais c’était pour ça qu’Elric était devant moi, comme je venais de lui avouer. Mais il y avait quelque chose d’autre que ceux d’en bas à cet instant, il y avait ses mots, des mots qui par son métier se devaient d’être bien choisis, mais qui étaient légèrement ambigus, et je ne pensais pas un instant à ce passage sur le ton de la musique et des paroles. J’étendis une jambe pour poser le talon sur le rebord de la table, et l’autre suivit pour se croiser par-dessus la première. Je souris d’un sourire un peu moins poli que le premier que je lui avais adressé, et ma voix s’abaissa légèrement tout en restant audible.

« Apprendre à mieux se connaître ? Vous voulez aussi que je chante à propos d’une partie de vous ? »

Je gloussai doucement, innocemment, après tout je n’avais que fait reprendre ses mots.

« Par quoi vous souhaitez commencer ? »