[Harmalaica] Ce que l'hiver révèle | Gwilithiel

L’Harmalaica, parvis de sagesse et de paix, de foi et d’amour. Une atmosphère à nulle autre pareille. Il y régnait une tendresse inconditionnelle serinée, même à de sourdes oreilles, car en leurs cœurs, tous ceux qui avaient foulé, foulaient et fouleraient ces pavés et ces parterres d’herbes pour les cycles à venir l’éprouveraient.
Et le cœur de Gwilithiel savait, fredonnait l’allégresse sans l’entendre, accueillant joyeusement l’inaudible mélodie de la Mère.

Parmi les taledhels parcourant l’Harmalaica, certains étaient de ceux capables de lire les étoiles, d’en comprendre le lyrisme et d’en percer les secrets. Les sages astromanciens usaient d’antiques roches en guise d’instruments, dont eux seuls savaient en déduire les mystères révélés.
L’un de ces érudits se pencha afin d’observer l’apparition des étoiles par l’un des trous percés au bas de la roche. Ce fut un profond néant qu’il découvrit, dont les contours grisonnant parsemés d’éclats ne lui remémorait aucune constellation connue. Surpris, il se redressa pour s’en aller contourner cette haute pierre taillée. Gwilithiel décolla son œil de l'autre côté du trou et s’écarta de l’instrument d’astromancie sous le regard désabusé du sage taledhel.

- Pardon. Souffla-t-elle dans regard fuyant en passant les mains dans son dos. Sincèrement désolée.

Un sourire bienveillant s’étira sur le visage sans âge de l’elfe avant qu’il ne l’invite à prendre place de son côté. Aucun doute ne lui enserra le cœur quant à cette petite anëdhel qui, pour la première fois, découvrait l’Estel et ses environs. Tandis qu’elle observait par le trou, il murmurait à son oreille d’insaisissables vérités sur les astres et les cieux nocturnes, déroulait des calculs et des prévisions qui, pour Gwilithiel, avaient tout l’air d’être de mystérieuses prédictions plus que des véritables conclusions rationnelles. Alors, du sage lui sembla émaner cette aura que possédait Gwestor, le plus ancien iarwanin de la Menelroval. Dans une gratitude sincère elle s’inclina avec respect, remerciant le savant pour ses conseils avisés et ses savoirs sibyllins avant de prendre congé.

Ses pas l’emmenèrent déambuler jusqu’entre les racines de l’Estel, laissant les sages à leurs savantes mesures et leurs intenses réflexions. L'aegedhel s’intéressa à un autre érudit dont elle ne soupçonnait pas la nature. Ses lèvres bougeaient, elle ne l’entendait pas. Lui, son esprit tout entier était tourné vers l’arbre majestueux et ses bras écartés accueillant l’écorce et le vent, tandis qu’elle approchait à pas de loups contre la brise.
Ses oreilles se redressèrent, son regard alors captivé par le hibou perché au doigt de l’elfe et dont les yeux étaient de Lumière. Tout comme les siens marquaient le rare et précieux legs par la coutume de l’ornement d’acier, là, Gwilithiel cru y reconnaître une hoirie.

- Serait-ce un héritage ?

Incommensurable fardeau de l’héritier, testament indéfinissable à l’œil étranger. Dans ses mots tendres et ses paroles empreintes du souvenir de l’admiration, elle l’entendait, le poids considérable de l'hérédité. Celui qui l’avait poussé, sculpté et façonné. Gwilithiel lui répondit d’un sourire, tentant en vain d’égaler celui qu’il lui venait de tout juste de lui offrir.

L’intérêt du Doyen de l’Académie réveillé, la curiosité de l’Archimage du Chapitre Blanc vivifiée, ses yeux millénaires l’observaient avec une attention indécise, l’étudiaient minutieusement. L’aegedhel s’en amusa, jusqu’à ce qu’un instinct plus profond, plus primitif, ne resurgisse. Il commença à la contourner, tel un prédateur reniflant une proie déjà sienne. Elle s’immobilisa presque, son sourire s’évanouit, sa respiration s’était faite infime, son regard ne quittait plus le Doyen dont la main imprudente approcha de son Ire.

- Túra Lúcë…

D’un geste soudain il retira sa main, Gwilithiel recula aussitôt d’un pas leste vers l’arrière. Toute la candeur de son visage n’était plus, balayée par les vents du savoir révélé au profit d’une méfiance instinctive. Comme lui plus tôt, elle observait, étudiait. Ce taledhel était de ceux dont la vie fut toute entière vouée à percer les secrets de l’Art.

- Enfermer les Flux dans une arme… Imprudence irréfléchie… Danger inconsidéré…

Quelques mots ravageurs. Son regard s’éteignit, l’éclat de l’innocente allégresse vaincue par le souvenir douloureusement angoissant du feu et de la mort. Empreinte des âges passés, des temps troubles et des blessures incurables, de la gravité des choix et du poids inhérent à leurs séquelles.

- Je le discerne dans tes yeux. L’étendue de tes savoirs, prisonnières des chaînes de l’indolence de cette vie. Souffla l’aegedhel qui ne cillait plus. De simples mots peuvent causer plus de souffrance que le fil d’une épée. Si l’intelligence de tes paroles les a aiguisées, par la sagesse qui leur fait défaut elles ont frappé sans clairvoyance.

Gwilithiel fit un pas de plus en arrière, si de par ses mouvements transparaissaient une attitude défensive, il filtrait de son visage mut par le poids des âges une amertume lancinante. Le triste lymphatisme de la pierre avait un coût excessif dont tous semblaient ignorer l’ampleur, par ignorance ou par déni.

- Discerner l’audace de la folie n’est pas une tâche aisée. Pourtant déjà, c’est par le sceau de la faute et l’inconséquence que tu as frappé. Elle marqua une pause, cherchant ses mots sans dévier le regard. Depuis la nuit des temps, l’insidieux ver de l’échec se nourrit au cœur du fruit du savoir. Connaître c’est comprendre comment et échouer face au pourquoi.

Les grandes cités de pierre, construites en des temps immémoriaux et vouées à l’organisation guerrière des défenses de l’Anaëh, aujourd’hui berceau d’aveugles pacifistes. Au fil des siècles s’écoulant leur mémoire s’était émoussée autant que le fil de leurs lames. Hiril Lothren n’était plus qu’une vague et lointaine idée, un reliquat n’ayant que peu de place en les murs de pierres.

À ces mots pertinemment choisis, le cœur de l’aegedhel se serra. Ses oreilles s’affaissèrent et son regard partit à la rencontre du pavé froid de la Cité Blanche. Un souffle défaisant les tensions.

- J’entends la sincérité de tes paroles. Répondit Gwilithiel en rivant à nouveau ses yeux dans ceux du Doyen. Indiscutable est son honnêteté, l’espoir croit fermement en ce qu’il augure. Pourtant il s’agit d’une aspiration qui ne doit son existence qu’au prix du sang versé au cœur des conflits.

La gwaeren maethor fit un pas vers lui, les bras légèrement écartés et le regard incertain. Ses lèvres hésitèrent un instant, puis se délièrent sereinement.

- J’étais là, il y a trois cents ans. Cette arme a protégé vos murs ainsi que les espoirs qui y naissent chaque jour et la font vivre et resplendir. Parents et amis ont péri dans le brasier de la guerre. Ils n’ont même pas pu tomber. J’ai les ai vu réduits en cendres et dispersés par les vents infernaux de cette terrible bataille. Hantée par ces souvenirs, sa voix tressautait par instants, et sa main tremblante vint se poser sur sa poitrine. Malgré tout, je n’éprouve aucune haine envers ces sombres créatures aux yeux de feu. J’aime à croire et espérer, moi aussi, qu’ils réaliseront l’étendue de Son indulgence et que le pardon de la Mère et de ses enfants peut leur être accordé. Je méprise la guerre tout autant que toi, mais je ne la fuirai pas. À l’image d’Hiril Lothren, je me battrai avec autant de férocité que de dignité dans tous les combats.

Ainsi était le monde à ses yeux. Les farouches guerriers lui étaient nécessaires afin de le protéger de ces autres combattants et leurs incessantes tentatives d’y prendre ce qu’ils désiraient ardemment.

- Lorsque j’entends ces mots, je ne peux m’empêcher de n'y voir qu’une accommodante condescendance, un dédain injuste à l’égard de ceux qui ont payé le prix du sang afin de permettre leur existence. Et ça me fait mal. Et pourtant je le sais, là font rage les heurts de la sempiternelle bataille de l'esprit dont dépend l’équilibre indispensable à nos vies. Sachant cela, j’aimerais que tu puisses pardonner le tranchant de mes mots et la vivacité de mes paroles.

Ses yeux embués se firent rieurs tandis que refleurissait son sourire. Sa main gantée tendue vers le Doyen n’attendait que d’accueillir la sienne avec douceur et son cœur espérait voir éclore le bourgeon de l'amitié.

Figé fut le temps, un court instant seulement. Assez pour réaliser la nature indicible de l’aperture laissée par une profonde blessure. Une de ces cruelles écorchures ne connaissant ni remède ni cure.
L’enchevêtrement de la vie et de la mort qu’il nous faut pourtant saisir à bras-le-corps, afin de se délivrer du passé pour ne plus succomber aux errements du présent, accepter que l’inéluctable destin n’est rien de moins que l’encre de nos lendemains.
La pression sur sa main s’atténua pour enfin disparaître, ramenant brusquement l’aegedhel à la réalité. Le nom du doyen introduisit le rythme lent de ses pas, alors qu’elle restait immobile et muette, l’esprit comme au sortir d’un rêve dont l’on ne souhaitait pas se réveiller.

« – M’accompagneras-tu ? »

Gwilithiel cilla, se fendant d’un sourire, elle rejoignit son guide d’un pas leste et cadencé. Ses lèvres tentèrent par deux fois d’émettre un son, un effort vain laissant place à un dernier silence nécessaire à la maturation d’une nouvelle allégation. Une réalisation douloureuse née d’un amour perdu.

- Tu le porteras à jamais, ce poids. Avait-elle dit, enlaçant le bras son guide tandis que ses yeux se levaient vers son visage. Dans les tréfonds de notre Souffle, elle est là, la douleur. Et elle le restera, toujours. Quand bien même elle s’amenuise, jamais son empreinte ne s’efface. Pas parce que cela nous est impossible, mais parce que, au fond, nous ne le souhaitons pas.

Leurs pas résonnaient sur le pavé de pierre blanche, ils s’éloignaient de l’un des miracles de l’Œuvre pour s’enfoncer dans les tourments térébrants du Cœur.

- La souffrance est une partie de nos racines et fait naître autant de nos branchages. Oublier revient à se renier, à mourir un peu plus. Et si l’on souhaite profiter de chaleureux souvenirs et d’agréables réminiscences passées, il nous faut accueillir et embrasser la douleur qui s’en accompagne. Faire face à la mort nous fait nous sentir en vie, faire face au passé est l’unique chemin de la mélancolie à la nostalgie. Conclut la gwaeren maethor en exerçant une légère pression sur le bras du Doyen avant de laisser un silence bien vite brisé s’installer. Gwilithiel, je suis Gwilithiel.

Et elle l’accompagnait.

Ainsi choisit-il de se dévoiler à son regard, lui qui jusqu’à présent s’y était dérobé. L’équilibre. Agréable surprise que de contempler de si nombreuses racines courir entre la pierre jusqu’à l’enserrer tendrement. Quelles insondables raisons l’avaient-elles tenue éloignée si longtemps de l’Estaon ? Soudain, s’éveilla un sourire mélancolique sur son calme visage, une ardente lueur s’embrasa au creux des puits insondables cerclés par ses iris anthracite. Et enfin souffla une brise dont le murmure s’était jusqu’alors éteint. La gwaeren maethor admirait, sans pouvoir ne serait-ce que le soupçonner, l’origine d’une symbiose tant recherchée. Et pourtant, chaque brin d’herbe, chaque feuille, chaque racine, chaque pierre lui contaient cette histoire inaudible à ses oreilles, les prémices antédiluviennes d’une légende fondatrice. L’Estaon, berceau d’une symbiose qu’elle cherchait sans relâche et poursuivrait à jamais.

L’invisible Paisible, dans son insondable sagesse, l’avait laissée, un temps seulement, esseulée au cœur des pierres de la cité. Jusqu’à lui, lui qui, s’étant fait sa brise, guidait son pas sous les frondaisons cycléennes, entre les bâtisses millénaires. Lui dont le son de la voix extirpa l’aegedhel de son évasion spirituelle.

D’un signe de tête, sans pour autant croiser son regard, elle accepta sa demande. Un étrange pressentiment absurdement anxiogène lui enserra la gorge, tout comme elle serra plus fort encore son étreinte sur le bras du doyen lorsque sa curiosité trancha cet insoutenable silence.

« – Des Noss, tu as le verbe et la carrure, la démarche et les secrets. Des Cités, tu as le cheveu et le métal. D’où viens-tu, Gwilithiel, Ita cole i quinga ? Es-tu de ceux qui revendiquent les deux héritages de notre peuple ? »

Hésitante, le bord de ses lèvres devint gouffre. Et cette fois, elle qui ignorait la peur du vide, ressentit la venette à l’idée de sauter le pas. Tout comme la Paisible ruserait, Gwilithiel l’abuserait. Un peu seulement, car elle ne saurait quitter la cité en le trahissant.

- Là d’où vient le vent. Il me pousse et me porte, me repousse et m’emporte. Dit-elle en se fendant d’un sourire, tout comme elle l’avait fait quelques heures auparavant. Ma confiance va à Hwestalindë, elle, qui dans sa bienveillance, m’a guidée jusqu’entre les murs de la Cité Blanche. Je suis de celles et ceux qui ne cherchent querelle à aucun des anedhels. L’harmonie est notre épiphanie, apside de l’horreur des conflits fratricides qui sont notre malheur.

Un pas. Un second. Le rythme ralentit, les battements de son cœur aussi. Le déplaisir chassa de son visage un discret sourire.

- L’honnêteté piégée entre les barreaux d’acier des serments auxquels je suis liée. Me voilà la proie d’une édifiante tourmente malgré moi. Et je le sais, divulguer les secrets sont sources de regrets.

Gwilithiel défit son étreinte, sans quitter les yeux sans âge du taledhel, sa main plongeant dans une besace dont le cuir abîmé témoignait de sa solidité. Ses doigts gantés se refermèrent sur l’objet de son pardon.

- Je ne puis te fournir d’informations quant à ta trop curieuse question, cependant, j’espère ne pas faire connaître à ton cœur le goût de l'amer, en t’offrant ce modeste présent qui, je le souhaite, te sera apaisant. Et elle ouvrit le poing, dévoilant au creux de sa main, un petit appeau taillé dans l’os et ouvragé avec dextérité. Tu ne diras mot en acceptant ce cadeau, sans jamais oublier que tu ne devras y souffler qu’un jour de grand danger.

Et la gaieté pourfendit son air attristé, hissant haut les couleurs d'un drapeau finement brodé se faisant l'ambassadeur du bonheur retrouvé.