Dun Eyr avait beau n’avoir jamais fréquenté les jardins de pierre des laborantins éthologistes, et le Haut-Edifice aux Espèces Naturelles pouvait bien n’être plus que ruine croulante sous l’amas des décombres kirganiques, un Nain saurait toujours attester, de visu, de l’étrangeté des Longues-Guibolles.
Par la Sainte-Barbe !... Lorsque le Lirganique avait tracé le projet de venir pousser la navale excursion jusqu’au petit rivage pierreux de ce lieu, il n’avait guère songé que les bonshommes de l’endroit auraient saisi l’occasion par les cornes pour lui mettre martel en tête, et plutôt conjointement. Ayant habilement mené la barre de sa goélette, et savamment louvoyé au loin des côtes rongées par les hérauts péninsulaires, voici donc que la petite odyssée trouvait à buter sur quelques Thaaris, ces étranges êtres émergés du Grand Levantin gorgé d’ombres.
Enfin, « quelques Thaaris » … – ils ne se contaient certes pas encore comme les légions à la Bataille des Six-Souches, mais il y avait là deux ou trois flottilles, passablement garnies de casques pointus.
Une nuit, une nuit de paix sur la roche, était-ce donc là tout ce qui aurait été laissé aux Nains comme répit ? Déjà, la grouillante marée des Semi-Sombres se mettait à noircir les côtes de l’Est, et quelques bottines venaient à mordre sur les premières lignes de crête. Pour une paisible retraite, bordée par les roulements de l’onde – et les éventuelles enchères aux pierreries, selon la fortune des pêcheurs proches, car le Nain demeure un animal sociable – il y avait là un peu trop d’étendards hargneux, et autres billevesées de guerillero sur le retour.
Laissant là le gros de ses Nains – enfin, le gros, c’est-à-dire deux douzaines – qui avaient tiré sur la roche la caravelle sybrondiloise, et s’affairaient à rafistoler de ci, de là les quelques accrocs des griffes de Démon, Dun Eyr fit signe de la barbe à quelques compagnons de le suivre, et il s’en alla saluer leurs hôtes avec tact et bonhommie.
Il n’eut de toute façon pas grand périple à accomplir, car l’Océan faisait une courte étreinte alentour de la petite île – Achid Kamil, Dun Khortibalga Alta, Île-aux-Roches, ou quel qu’en fût encore le nom, puisque la coutume semblait bien être que chaque nouvel arrivant la baptisât d’un petit mot – et bien vite, juchées sur deux coquets talus de pierraille, les nobles légions des conquistadores en goguette se firent face.
Du moins étaient-ils en goguette d’une part, ces cinq Nains souriant à la grande bouille de l’Astre Joyeux – tandis qu’au-devers venaient les masses ferreuses des serviles nervis et portefaix de la Princiosité, bien moins joviaux quant à leurs trognes.
Avec un peu moins d’hallebardes le narguant d’en face, Dun Eyr aurait bien ri du cocasse de la chose.
Mais enfin, l’on avait déjà négocié en de plus rudes conditions – parlementer avec des Gobelins vous forge, entre autres névroses, une indiscutable aptitude consulaire – et le Nain, s’il devait être chassé à renforts de bottines au fondement de l’être, ne voulait en tout cas pas que Thaar et ses faubourgs se gaussassent pour mille ans de l’hospitalité Naine. Aussi, ordonna-t-il quelques petites dispositions, pour que les gentils conquérants fussent reçus avec sympathie, et l’on fit sur place – entre les deux collines érigées sur l’heure en bastions de fortune – un festin de bienvenue.
Il n’y avait malheureusement guère de bonne pitance à faire rôtir pour aiguiser l’esprit, et que l’un des Nains revînt avec une simple anguille fraiche pêchée, suffit à faire un peu rosir notre Lirganique. De bon cœur, alors que crépitait un feu au vent des petits bises matinales, Dun Eyr déposa la maigre orgie entre les creux de la flamme, et il s’en alla convier à cela le chef des compères d’en face.
Fortuitement, Thaar semblait fort étrange dans ses mœurs – et bien humanisée jusqu’à la moelle – tant l’habitude de déléguer les parlotes aux sous-fifres apparaissait bien ancrée chez ces envahisseurs à la petite semaine, et nul ne portait une belle couronne en plein chef pour l’authentifier clairement comme le meneur de toute cette invasion impromptue.
Alors, haranguant – avec prestance – les troupes mouvantes de la place marine, Dun Eyr leur adressa ces quelques mots :
– Le Nobleprince des bourgades Thaaries est convié à partager cette Collation de l’Amitié, mais s’il ne veut point en faire l’honneur à Dun Eyr, tout Général, Amiral, Grand’Lieutenant, ou bien encore un Bosco des palanques, ferait honneur aux Nains de grignoter cet en-cas en leur compagnie.
Et, tandis que les cinq Petites Personnes s’en retournaient de vingt pas derrière Dun Eyr, celui-ci vint s’asseoir devant le maigre bûcher du festin, et replia sa robe sous ses genoux.
Cette anguille, songea-t-il, est bien piteuse.