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 Le Serafein.

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Cléophas d'Angleroy
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MessageSujet: Le Serafein.   Le Serafein. I_icon_minitimeJeu 30 Mar 2017 - 0:45


Une figure voilée de noir contre un pilastre d’albâtre. Derrière elle, le paysage mervalois maquillé d’hiver et de fraîcheur. Le soleil rouge ne sentait plus le santal et l’argile chauffé, sa lueur évoquait celles des étoiles mourant dans la nuit, celle d’un crépuscule insolent, incessant, jetant ses gerbes colorées au-dessus des mondes sans égard pour ceux qui y vivent. La splendeur des midis d’été maintenant envolée, Merval retrouvait ses airs de cité antique rognée par l’iode et la mer balayée par la bora et l’éraçin, transportant sur l’un l’odeur des pins, l’autre la tourbe des plaines. Moins de voiles sur les flots, moins de chaos dans les ruelles : la cité s’engourdissait avant d’entrer dans le sommeil des saisons froides. Oh, le soleil brillait néanmoins et les vents de Thaar apportaient bien leur chaleur et les auberges continuaient de débiter leurs boissons et les bordels de payer leurs catins, mais pour le mervalois, ce n’étaient que les masques de la pénitence.  De tous les coins de la ville haute et de la ville basse, du plus haut balcon à l’échauguette branlante ; partout depuis les places et les ruelles encaissées d’où on voyait à peine un morceau de ciel ; depuis l’Arsenal jusqu’aux faubourgs diantrais l’on guettait le début des festivités religieuses chères à ce peuple à la fois si impie et dévot. Les yeux rivés vers le Porphyrion, on attendait d’y voir flotter les bannières des Cinq et celles des dieux de Nisétis. L’attente de quelques jours tourna en quelques ennéades et bientôt l’attente céda place à l’angoisse.

- C’est vous qu’ils attendent, Serafein – disait Hespérion.
- Je sais. – répondis-tu, appuyé contre ta colonne.
- Le mot court dans la cour –
- Que je serais malade ?
- Que vous…ahem, que vous seriez moins vif que d’habitude…
- Laisse-les jaser. L’heure vient où je sortirai en grande forme et ils se tairont alors les conspuateurs. Cet esprit pervers de la Péninsule s’immisce dans les cœurs du Palais, bientôt il en rougira les visages. Ils auront honte ceux qui osent parler contre Merval, contre leur mère nourricière. L’heure vient où la clarté chassera l’ombre des alcôves et dissipera les conciliabules. Je ne laisserai pas l’esprit d’un monde en ruine corrompre la Colline Sacrée. Je ne laisserai pas le bruit de la guerre crever le silence de la paix divine. Qu’ils parlent encore s’ils veulent ces pies de mauvais augure, bientôt je m’en irai leur clouer le bec à eux et à leur lignée. Toi, Hespérion, doutes-tu de moi ?
- Non, Serafein…
- Alors de quoi as-tu peur ? Je ne te demande pas d’avoir foi en moi, Hespérion, mais d’avoir foi en ces Dieux qui m’ont placé à la tête de ce Royaume, de ces dragons qui ont fait de moi leur disciple et qui ont sorti de leur sein enflammé le premier de ma lignée. Je ne te demande pas de croire en moi mais aux miracles qu’ils font à travers moi. As-tu déjà oublié que je suis sorti des flammes de Diantra ? Que j’ai survécu à la morsure du feu de Pharet ? Et encore que je puisse le toucher sans devenir poussière ?
- Non, Serafein.
- Alors, Hespérion, de quoi as-tu peur ?
- Je ne sais pas, Serafein.
- Ne te laisse pas avoir par ce que te susurre le monde. Ces idées qu’il t’insuffle sont fausses, elles sont le fruit de leurs âmes impies, de leur vision du monde flouée par leur foi déréglée. Ils te disent que la nature suivra son cours et que la mort me saisira tôt ou tard ? Que ma faiblesse est le signe de ma mortalité ? Que je suis fini, plus qu’eux, bien avant qu’eux ? Oui les yeux du monde voient en moi un homme fini, une carcasse décomposée sans chaleur ni couleur. Oui il n’est plus rien que je puisse sentir au toucher, plus d’amour qui vienne me saisir le cœur et le vider de ses angoisses comme d’une éponge qu’on essorerait. Oui, tu le vois, mes cheveux ont blanchi, ma peau a flétri et mes larmes ont séché, or je ne te demande pas de me regarder avec les yeux de l’homme qui ne voit qu’un homme, ni avec ceux du monde qui ne voit qu’un malade prêt à mourir, mais avec ceux du mervalois. Avec ceux de ta foi. Tu crois que la loi naturelle est inévitable, que celle des Cinq est inéluctable mais ce ne sont que mensonges. Cette loi est un mensonge. Un feu m’a saisi et il me saisira encore. Il m’a relevé et il me relèvera encore.

C’est pourquoi je tiens encore, c’est pourquoi j’espère contre tout espoir. Mon espérance tient dans la promesse faite à mes pères d’une lignée immortelle comme le feu de Pharet, dans celle qui m’a été rappelée au milieu des flammes de Diantra et des ténèbres de la mort. Elle n’est pas fondée sur une parole humaine ni sur une prophétie pentienne, la première meurt et la seconde ment. La parole ardente ne ment pas car le mensonge ne tient pas à la lumière, elle ne meurt pas car le feu vivifie. Si tu as peur, Hespérion, rappelle-toi que la peur est un sentiment du monde or nous ne sommes plus ici dans le monde. Ces murailles, ce silence, cette surabondance de chants et d’encens nous gardent précisément du bruit de la Péninsule afin qu’il y ait toujours un lieu où l’homme juste puisse s’écouter en vérité et dialoguer avec le ciel et cette porte céleste, tu la vois s’ouvrir lorsque les colonnes du Porphyrion tremblent au son des chœurs et des cors et s’illuminent de la lumière des centaines de cierges et de lampes. C’est là, dans cette brume d’encens, que se révèlent furtivement nos Dieux, dans les rayons de soleil et les flammes vacillantes et le vrombissement que nos cœurs entendent.


Hespérion ne disait rien. Tu avais du mal à savoir s’il croyait à ce que tu lui disais ou s’il t’écoutait par compassion, sûr de ta mort prochaine.

- Quand vint la première nuit, les premiers hommes furent pris d’angoisse. Certains s’entretuèrent, d’autres attendirent dans le silence et la prière et à mesure que passaient les heures, la terreur gagnait leurs rangs. Or, seuls ceux qui se souvenaient de la beauté du premier soleil purent jouir des rayons de la première aube. Lorsque vint la seconde nuit, le doute gagna encore les rangs des hommes mais ils se souvinrent de cette première aube, ils se souvinrent de cette promesse qu’ils se rappelèrent de génération en génération. Cette couronne sur ma tête, ce feu de Pharet qui ne dort jamais, cette lueur brillant dans le Porphyrion, cette tunique indestructible que je porte : voilà les signes de cette promesse que nos pères se sont passés de génération en génération pour que nous n’oubliions jamais que la nuit ne dure pas et que le jour poindra. Chasse le doute de ton cœur, Hespérion, il est déjà assez lourd de deuil.


Il resta coi. Tu avais à l’égard de ce vieil homme une tendresse particulière, d’un père et d’un fils à la fois et elle était réciproque. Il prenait pour lui-même chaque attaque qui t’était dirigée. Il riait avec toi, souffrait avec toi, s’inquiétait de tout et de tous plus que toi. Pour Hespérion, le responsable de tes maux était Lévantique et il n’avait pas tout à fait tort mais lui concéder cela aurait été le début d’une litanie de remontrances ou pire, d’une vendetta désespérée : celle d’un vieillard contre un des plus grands mystiques de l’Empire oublié. Tu vis des larmes couler sur ses joues sans trop en comprendre la source. Tu ne pouvais le sentir mais un rayon de soleil vint caresser ta silhouette et l’auréoler d’une lumière nouvelle. Ainsi saisi aux confins de l’éblouissement et du contrejour, tes cicatrices, tes cernes, ton teint livide et tes cheveux blancs disparurent. On ne voyait plus de trace du Cléophas isolé et éteint ; essoufflé et atteint ; on ne vit que le Prince de Merval, le Feu-Sauvé dans la splendeur de sa jeunesse. Mais le rayon passa et tu te retrouvas livide à nouveau. Tu n’en sus rien mais ce furent pour Hespérion quelques secondes de répit, une bouffée d’air frais pour ce vieillard qui voyait le fils qu’il n’avait jamais eu mourir sous ses yeux impuissants sinon à pleurer. Il se retira de lui-même, sans mot dire et tu retournas à ta contemplation matinale.

Au-dessus de la ville mondaine s’élevaient les trois lieux où le ciel rencontrait la terre, ces portes célestes chères à Merval : le Palais, l’Hospice et le Collège des Alchymistes. Leurs hauts murs préservaient de la corruption la royauté, la vertu et le savoir. On ne connaissait pas la mort sous ces coupoles de cuivre et de bronze où s’élevaient pleurs et prières ; rien que la vie immergée dans le temps transfiguré, dans le temps divin où se dissolvent l’espace et le temps même. Il y avait en ces lieux un avant-goût d’éternité, ils étaient le cœur pulsant de Merval en même temps que ses gardiens. Maintenant c’est toi qu’ils gardaient loin des rumeurs et de tout mal en attendant que passe l’amertume. Lévantique s’en était allé on ne sait, quittant précipitamment le Palais voilà près de trois jours. Depuis tu l’attendais confiné dans tes quartiers ne discutant qu’avec Hespérion le soir, le matin et à midi, à l’heure des repas, passant le reste de ton temps à arpenter les terrasses privées tel un spectre. Quelques courtisans pouvaient alors s’enorgueillir de t’avoir vu errer entre les haies de bougainvillées depuis les patios en contrebas. Ils te guettaient, attendant un signe de ta part mais le Serafein restait muré dans le silence de sa retraite.

Soudainement, les mervalois réalisèrent que la seule extravagance qui puisse les surpasser toutes était de ne plus se montrer. Laisser cette idée germer en leurs cœurs de tragédiennes reviendrait à signer la fin de trois mille ans de culture mervaloise en Péninsule. Il fallait faire une apparition éclatante, assez mémorable pour qu’elle leur occupe l’esprit pendant des ennéades et fasse taire les racontars de la cour mais il te manquait l’essentiel : la force. Les onguents et les fards ne suffiraient pas à cacher ton état désastreux. Il te fallait plus. Bien plus. C’est à cet instant précis que Lévantique fit son apparition, toujours aussi rogue et nonchalant, un sourire narquois barrant son visage lisse comme un masque de cire.

- Ne me demandez pas où j’étais, Serafein – lança-t-il.
- Je ne comptais pas – répondis-tu, tentant de cacher ton agacement.
- Vous comprendrez pourquoi tout de suite.
- J’attends de voir.


C’est alors qu’il sortit délicatement d’une de ses poches une fiole minuscule, outrageusement ornée d’argent et d’or. Il la tendit vers toi et tu la vis remplie d’un liquide visqueux oscillant entre le pourpre et le brun.

- C’est pour cela que vous êtes parti ? Du sang ?
- Du sang, précisément, Serafein…


Il marqua une pause en te regardant, sourire aux lèvres et malice aux yeux.

- Le sang d’un dragon.


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MessageSujet: Re: Le Serafein.   Le Serafein. I_icon_minitimeMar 4 Avr 2017 - 18:11

- Où est-ce que vous avez trouvé cela ?
- Un homme a ses secrets, Serafein.
- Je pense que vous en avez bien assez pour me dévoiler celui-ci, Lévantique.
- L’histoire est longue et nous n’avons que peu de temps.

Il te donna un autre de ses sourires. Après des jours à rester cloîtré dans l’expectative, voilà tout ce qu’il pouvait convoquer comme justification : un sourire. Un sourire et une fiole remplie de sang. Rien de plus. Tu savais pertinemment qu’il ne dirait rien d’autre et se contenterait de t’avoir par des promesses et des explications fumeuses. Il te prit par le bras et voulut te mener quelque part mais tu refusas et te tins ferme au milieu de la pièce.

- Qu’y-a-t-il ? Je vous ai dit que nous n’avons que peu de temps.

Il vint une nouvelle fois vers toi pour te saisir le bras, un pas de trop et tu te mis à bondir de rage.

- Pour l’amour des Dieux, Lévantique, quand cesserez-vous de constamment vouloir me cacher la vérité ? J’en ai plus qu’assez de vos semi-aveux et de vos vérités chuchotées, assez de vous voir comme à travers un miroir, de ne savoir ce qui se cache derrière vos sourires trop énigmatiques pour être sincères ! Que vous faut-il de plus pour que vous me fassiez confiance ? Je vous ai suivi dans vos lubies jusqu’à l’article de la mort, je ne marche plus, ne mange plus, ne sens plus ! La vie qui m’habitait suppure à travers mes plaies et vous doutez encore de moi ! S’il faut encore que je me farcisse vos circonlocutions alors autant vous le dire tout de suite, Lévantique, j’abandonne !
- Vous abandonnez, Serafein ?
- J’abandonne. Vous et vos potions pouvez trouver un nouveau mécène à Thaar, attendu qu’il en existe un autre aussi fou que moi pour vous prendre sous son aile.
- Mais, Serafein, j’ai le sang –
- Faites-en du boudin pour tout ce que j'en ai à faire !

Tu vis un éclair de surprise strier son visage. Le premier. A croire qu’il n’avait jamais été surpris de sa vie et qu’il tentait de comprendre ce qui était en train de se passer. Il demeura bouche bée quelques instants, la fiole en main, attendant peut-être que ton humeur passe et que tu reviennes vers lui mais rien ne se passa comme il l’espérait. Au contraire, tu restas en place, fermement décidé à mettre fin à ses dangereux tours de passe-passe. Combien d’heures, combien de rêves, combien de baisers et de panoramas, combien de nuits, Cléophas, de voyages et de promenades ; combien de mets et de liturgies, combien de conseils et de parades gâchées par ses sollicitations et ses sortilèges ? Il pouvait se vanter d’avoir consolidé ton aura divine or avais-tu songé au prix que cela t’avait coûté ? Il eut mieux valu rester un homme aux yeux de ton peuple et mourir comme tel, auréolé des honneurs d’un baron que de supporter tel supplice.

Il te suit, quoi que tu fasses. Si tu cours, il te devance, si tu marches, il s’accroche à tes épaules. Dans la lumière il t’aveugle comme un manteau d’obscurité ; dans la nuit il te débusque comme un trait de lumière. Il est avec toi lorsque tu t’éveilles, même le sommeil ne le tient à l’écart. Les mers ne sont pas assez profondes ni les plaines assez vastes pour l’éloigner de toi – oui, toujours il te rattrape. Dans les cavernes il t’appelle, au sommet des hautes montagnes il te retrouve. Ni les plaisirs ni les ascèses ne font taire son râle car peu à peu il ternit ta vue, tes papilles et le reste de tes sens. Le vin n’est plus la boisson de fête, ni le lait celle de l’allégresse car il alourdit ta langue ; les mets les plus raffinés se transforment en poussière et la poussière en un feu amer qui te détruit de l’intérieur. L’eau même ne te désaltère plus, le pain ne te sert plus de nourriture. Est-ce ainsi que vivent les Dieux ? Eux ne connaissent ni la faim, ni la soif car ils n’ont pas de corps, mais toi Cléophas, tu as un corps et la soif t’accable. Ce supplice, cette agonie interminable, était-elle l’effet indésirable d’un sortilège trop puissant ? Ou simplement la conséquence logique d’une expérience ratée ? Tu réalisais à grands frais qu’on ne peut faire d’un homme un Dieu et ce Lévantique, cet étrange mystique honni par tous les mages d’Orient et d’Occident, ne t’avait jamais vu que comme le cobaye idéal. Il ne souhaitait pas te sauver mais faire de toi un golem, une création hybride sortie des entrailles de son imagination retorse, et t’exhiber toi, l’homme-Dieu, tel un trophée.

Le silence pesa. Lévantique se décomposait de seconde en seconde. Tu ne céderais pas, quitte à ce que cela signe ton arrêt de mort. Il ne restait plus grand chose entre elle et toi, un souffle à peine. Il était grand temps d’en finir et de cesser de jouer au chat et à la souris car de toute évidence, elle finira toujours par avoir une longueur d’avance.

- Vous ne dites rien, Serafein ?
- J’ai déjà tout dit, Lévantique. Vous pourrez disposer librement de vos quartiers pour quelques temps encore. Considérez cela comme ma façon de vous remercier pour vos efforts.
- Serafein –
- Au revoir, Lévantique. Que les Dieux vous gardent de tomber dans les profondeurs que vous sondez.

Il quitta la pièce et referma la porte derrière lui. La pièce, vide et terne, sentait la mort. Les tentures aux murs, les draps jaunis du lit et le mélange de poussière et de suie sur les meubles, tout rappelait le sépulcre. Tu t’aventuras dehors, à la lumière d’un soleil radieux pour un jour d’hiver, faisant quelques pas sur le balcon suspendu au-dessus des jardins et de la ville. Tu admirais cette vue que tu connaissais bien : c’était ces mêmes tours, ces mêmes coupoles, ces mêmes vitraux colorés perçant de vieilles bâtisses ou rotondes envahies par les fleurs. Ces mêmes tuiles et façades de la ville basse irisée par la lumière rouge d’un soleil toujours sur le point de se coucher et ces mêmes fumerolles se hissant ça et là des temples mogarites. Perché sur ton nid d’ivoire, tu pouvais tout voir sans être vu, appréciant sereinement d’être seul à seul avec cette dame mondaine et volage, poussant l’extravagance jusqu’aux plus hauts sommets, cette Merval toujours en quête d’attention et de regards. Tu n’étais sans doute pas le seul à la regarder depuis un balcon, Cléophas, mais tu savais que personne ne la regardait comme toi.

L’étranger comprend difficilement que l’on puisse l’aimer. La profusion de ses ors l’impressionne, la lourdeur de ses parfums l’étouffe, il se perd dans ses ruelles tortueuses et se heurte à des locaux au teint basané criant dans une langue qu’il ne connaît pas. Il se sait en Péninsule mais se croit en Orient. Ses couleurs, ses senteurs, ses accents : tout le dépayse et le déboussole et il erre sans repères de villa en palais, nauséeux de voir se côtoyer tant de beautés et d’époques. Il ne comprend pas cette cité qui fait d’une basilique un temple à dragons et qui transforme les prêtres en pontifes corrompus. Il s’arrête stupéfait devant ses bassins et ses fontaines où personne ne se désaltère, s’aventure inquiet dans des quartiers de la ville où règne le silence. Il croise, se souriant les unes aux autres, des factions qui se haïssent et des corporations qui s’entretuent et est pris de vertige en se perdant dans le dédale bazardeux des halles. Il cherche sans savoir quoi, il trouve sans avoir cherché des trésors que le reste de la Péninsule a oubliés et enfouis. Ici il découvre, encore chauds, les restes d’un Empire que le monde croyait mort. Entre ces murs de granite rose dont le monde s’est ri se cachent des joyaux plus anciens que le monde lui-même. Il croit rêver, tantôt il cauchemarde et se demande sans cesse combien diable peut-on vivre et aimer une femme si tourmentée, tiraillée entre deux âges et deux rives d’un même océan. Elle ondule le long de ses côtes et de ses criques accidentées, elle s’étale entre ses pitons rouges comme le feu et elle dévore de ses pavés blancs une terre jaunie par un soleil toujours trop haut. Majestueuse, impérieuse, tempétueuse : elle effraie. Ceux qui ne la connaissent pas s’en écartent pour s’en être trop défiés, les curieux s’en approchent et parfois, si leur cœur est assez aimable, se laissent envoûter. Merval est une terre trop particulière pour qu’une plante étrangère puisse y prendre racines. Seule la vigne qui y naît, y pousse et y fleurit. Les autres plants s’y dessèchent et se meurent.

Alors pourquoi toi, Cléophas ? Pourquoi fallait-il que tu meures, toi la vigne mervaloise ? La terre nourricière peut-elle rejeter son propre fruit ?

Tu laissas échapper un lourd soupir, las souffle des hommes fatigués. Tu mourrais à Merval, de l’avoir trop aimée. Et tu songeas à cette lignée de princes qui l’aimèrent avant toi, qui passèrent entre ses cuisses et ses seins, qui l’aimèrent au point de lui immoler leurs fils, leurs frères, offrandes sanglantes de leur amour déréglé. Cette cité rend les hommes fous d’elle, c’est une succube qui se pare des attirails de la vertu et sitôt qu’elle mord, tue. Le mervalois le sait, c’est pourquoi il profite de tout ce qu’elle a à offrir. C’est pourquoi tu avais profité Cléophas, et profitais encore de ses richesses et de ses charmes. C’est pourquoi ce soir comme tous les autres, tu étais posté sur ce balcon, bercé par le silence et le coucher de soleil. Une parenthèse de romance, si ce n’était pour ton corps froid comme le marbre et la vue plongeante que tu avais sur la nécropole où s’entassaient les tombeaux vides des princes de Merval. Elle se présentait comme une excroissance de la Colline Sacrée au milieu de la ville, une butte close de murs entre les tours des mages et des marchands. A son faîte une plateforme de marbre poli encadrée de colonnes ébréchées. C’est là que l’on hérissait les bûchers des princes, tandis qu’en contrebas, sur les pentes de la butte, poussaient les stèles et les gisants blancs des seigneurs trépassés. Une constellation laiteuse que le maquis cherchait à noyer sous ses couleurs hivernales. Tu avais déjà choisi l’emplacement de ton tombeau, bien en hauteur, à l’ombre d’un bosquet d’oliviers, tourné vers l’ouest pour que le soleil rouge de Merval éclaire toujours ton visage et à l’écart des autres pour que l’ombre de leurs échecs ne se projette pas sur le souvenir de ton nom. Machinalement tu t’assis, caressant le marbre du garde-corps sans rien sentir, ni le froid, ni la finesse de son grain, ni les quelques fissures qu’y avaient faites la guerre et le temps. Ta main ressemblait à un gant de cuir mais elle n’en avait ni le soyeux ni la chaleur.

Ayant plus qu’assez de ne rien ressentir, tu bondis dans ta chambre et sortit une vieille dague d’un cabinet. La lame, encore aiguisée et brillante te renvoyait un reflet peu flatteur mais plus brillant. A croire qu’elle aussi te prenait en pitié. D’un coup, d’un seul, tu te perças le bras déchirant le cuir qui s’effrita et tomba en lambeaux sur le tapis. Quelques gouttes de sang s’écoulèrent mais rien…toujours rien. Retirant la dague, tu te lacéras le flanc, puis la cuisse, puis le torse…mais rien. Tu ne sentais plus rien ! Alors d’où venait-elle la douleur si des coups de dague te laissaient insensible ? Pris de frénésie tu te mis à te lacérer encore et à planter la dague là entre les côtes et là sous l’aisselle cherchant à sonder la profondeur de ton mal, ouvrant tes veines l’une après l’autre sans rien comprendre. Ton cœur palpitait, la sueur te coulait le long du dos, tes yeux injectés de sang criaient ta rage quand soudain ta vision devint floue, ta respiration haletante. Tes forces désertèrent et tu t’effondras.

C’est là que Lévantique entra. Il te trouva là, au milieu de la pièce, le corps marbré de lacérations, prostré dans un amas de coussins tâchés d’hémoglobine. Derrière toi, les voiles d’organdi qui dansaient au gré des brises servaient de canevas aux couleurs du crépuscule. Merval fermait les yeux sur ta déchéance, faisant mine de n’en rien savoir. Il te fallut quelques minutes pour réaliser que quelqu’un était entré dans la pièce. Lorsqu’enfin tu vis que c’était Lévantique, tu t’emparas de ta dague, la levas vers lui qui se tenait près de toi et le sang aux lèvres tu lui dis :

- Etes-vous revenu pour m’achever ? Ou juste pour me regarder crever ?
- Je suis revenu pour vous sauver, Messire.

Il se baissa vers toi pour te prendre sur ses épaules mais tu protestas une fois sur tes deux jambes.

- Où est-ce que vous m’emmenez ?
- Vous aurez le loisir de poser toutes les questions que vous voudrez quand on y sera, pas maintenant.
- Dites-le moi Lévantique. Dites-le moi ou –
- Ou quoi ?


Tu pressas ta dague contre sa poitrine en fixant ton regard dans le sien. Il s’arrêta un instant, considéra la lame, puis continua comme si de rien n’était, tentant encore de te prendre sur ses épaules.

- Je viens de vous dire que nous n’avons pas le temps, dépêchez-vous et faites-moi confiance.
- Lévantique ?
- Quoi encore ?

Il se retourna vers toi et tu lui plantas la dague dans la poitrine. Le souffle coupé, il te fixa, impavide, sans rien dire. Le duel silencieux dura quelques secondes pendant lesquelles une nuée d’oiseaux s’amusait à virevolter entre les tours nacrées du Palais ; quelques secondes tandis que de l’autre côté de la ville, dans sa cellule, une veuve s’appliquait à finir son ouvrage de broderie, regardant les murs du Porphyrion s’enflammer aux dernières lueurs du jour et qu’ailleurs un enfant coupait la bourse d’un riche notable du bazar ; quelques secondes qui valurent à un homme d’éviter le morceau de corniche qui se détacha d’une façade et s’écrasa juste après son passage ; quelques secondes pendant lesquelles on inhuma un défunt du nom de Païssos en dehors des murailles ; quelques secondes, le temps qu’il fallut une jeune fillette pour arracher de terre une violette et la tresser dans ses cheveux ; quelques secondes pendant lesquelles tu vis les pupilles de Lévantique se dilater et sa lippe se retrousser. Une seconde plus tard alors que tu t’attendais à ce qu’il expire, tu vis ses pupilles se rétrécir et ses lèvres se détendre. C’est alors qu’il se saisit de la dague et l’extirpa de son thorax, sans que du sang ne jaillisse de sa plaie. Se saisissant de ton bras, il poursuivit :

- Comme je le disais, vous aurez tout le temps de me poser des questions plus tard. Je suis désolé, Messire.
- Désolé de quoi ?

Il te frappa la tempe avec le manche de la dague et tu t’évanouis. La dernière chose que tu vis fut son visage cireux encadré par ses cheveux de jet et la plaie que tu lui avais taillée dans la poitrine, de laquelle ne coulait pas de sang…
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