Je suis désolé... [Solo]

Fenris était fatigué physiquement, épuisé moralement et inhabituellement agité intérieurement. Depuis Eteniril, il n'avait fait qu'un bref arrêt à Alëandir avant de repartir dès qu'on le lui avait permis. Les dernières ennéades avaient été des plus étranges. Il avait continué à jouer son rôle d'Aigle depuis son retour de mission tout en surveillant d'un œil intéressé l'évolution de l'état de la petite Macabre qui ne s'arrangeait guère. Un groupe devant retourner à la Capitale, Urthel avait désigné son apprenti pour en faire partie sans même le consulter au préalable. Mais avait-il vraiment besoin de lui demander son avis ? Depuis quelques temps, Fenris avait la tête ailleurs et le fait de devoir escorter sa propre compagne jusqu'au Régent n'arrangea guère les choses. A présent, Halie avait été envoyée à Holimion afin de recevoir enfin les soins dont elle avait besoin. Cependant, l'Aigle ne parvenait pas à trouver le repos. Il lui tardait de savoir si son état allait enfin s'arranger mais il avait suffisamment de patience pour ne pas déjà espérer recevoir des nouvelles...
Il y avait autre chose. Une chose qui le tourmentait d'une manière bien différente. Inhabituelle même.

-Tel'sorn ? On m'a demandé de vous conduire auprès de celle que vous avez demandé. Suivez-moi.

Fenris emboîta le pas au garde. Il était arrivé la veille au soir et avait passé une très mauvaise nuit dans l'attente de cette journée. Il s'était présenté au Palais au plus tôt et avait demandé une audience avec le Protecteur, invoquant l'importance de ce dont il venait lui faire état. Il fut bien obligé d'en passer par une explication sur la situation à Eteniril afin d'en venir au but de sa visite. Il évoqua l'aide précieuse de ses hommes mais aussi de sa petite protégée au don si particulier mais qui leur fut si utile à ces heures difficiles. Elle avait sauvé plus d'une vie en une nuit et avait fait preuve d'abnégation, ce qui était remarquable lorsque l'on connaissait un tant soit peu son parcours. Puis il arriva à la fin de leur mission... Les blessures d'Hiradrilion, le retour in extremis de Macabre puis sa fuite en découvrant le décès de son ami, son séjour dans les limbes de l'esprit après le refus de Neraën de rentrer avec elle et, enfin, son état émotionnel depuis son réveil.
Alors que Fineldor allait le congédier tout en le remerciant pour avoir fait la route dans le but de lui donner lui-même des nouvelles, Fenris évoqua la compagne d'Hiradrilion dont il avait entendu parler après son décès. Il tenait à le lui annoncer lui-même, assumant ainsi la responsabilité de cette mission jusqu'au bout, même si la mort de cet homme n'était pas due à ce qu'il avait fait ou aurait dû faire. S'il devait être un Aigle, il devait apprendre à porter le poids de sa fonction jusqu'au bout. Le Protecteur avait donc fait appeler ce garde pour qu'il le conduise jusqu'à la prénommée Laliëmerel.

Celle qui n'était autre que la gouvernante de la petite Macabre logeait dans une chambre non loin de celle de la protégée de Tethien. Fenris traversa donc tout le palais afin de se rendre jusqu'à elle. Le garde le laissa devant une porte après s'être assuré qu'il saurait retrouver son chemin pour le retour. L'Aigle frappa et attendit qu'une voix lui offre de rentrer avant d'actionner le mécanisme de la poignée et de pousser le pan de bois.
La chambre était relativement grande, permettant d'accueillir une lit, une armoire, un bureau et un espace de convivialité et de détente. La dame était installée dans un fauteuil tournant pratiquement le dos à l'entrée. Entendant la porte s'ouvrir, elle se pencha de manière à voir qui lui rendait visite. Distinguant un visage inconnu, elle ne cacha pas sa surprise mais l'accueillit malgré tout avec un sourire amical.

-Puis-je savoir à qui ai-je l'honneur ?

-Tel'sorn Fenris Nöldorion, Heri.

-Oh... C'est un honneur, Heru. Dit-elle en refermant le livre qu'elle tenait avant de le poser sur la petite table se trouvant à côté d'elle. Je ne m'attendais pas à une visite aussi prestigieuse.

Fenris eut un sourire poli. Son nom suffisait à indiquer son rang social. Quant à son grade, il ne faisait qu'ajouter encore un peu plus de prestige à son statut. La dame semblait avoir conscience de tout cela. Quoi de plus normal pour quelqu'un travaillant pour un Protecteur. Surtout une gouvernante devant éduquer une enfant telle que Macabre...
Laliëmerel se leva en prenant appui sur les accoudoirs du fauteuil tout en poursuivant.

-Que puis-je pour vous ?

Elle se tourna pour lui faire face et Fenris se figea en découvrant sa silhouette. Cela se voyait comme le nez au milieu de la figure. Cette rondeur caractéristique, cette cambrure, cette démarche inhabituelle... Les yeux vairons du cavalier fixèrent le ventre de Laliëmerel jusqu'à ce qu'elle le rappelle à la réalité. Il rencontra alors le regard de la dame et sa tâche, déjà ardue, lui sembla soudain insurmontable.
Il ne venait pas seulement lui annoncer la mort de son compagnon. Il venait lui annoncer que son bébé naîtrait sans père. Le savait-il seulement ? Hiradrilion savait-il qu'il allait avoir un enfant ?

La gouvernante insista et Fenris sembla subitement reprendre conscience. Il prit une grande inspiration tandis qu'il cherchait ses mots. Comment pouvait-il annoncer cela ?... Il n'y avait pas tellement de façons de le dire. Toutefois, il était hors de question d'être trop direct en l'état actuel des choses. La douceur serait le meilleur moyen... Pour elle, et pour le bébé.
Le noble se reprit, feignant d'avoir été surpris par son état et lui transmis toutes ses félicitations. Puis il demanda à s'asseoir pour discuter un petit moment car il avait quelques nouvelles de Macabre et de son escorte. Une fois installé, un verre d'eau gentiment servi par son hôtesse, il commença par le début.
En voyant la réaction de la petite elfe après son ultime retour d’Eteniril, il s'était intéressé à sa relation avec Neraën. Aussi fut-il en mesure de parler à Laliëmerel de la réconciliation des deux elfes devenus plus proches que jamais. Vint ensuite la proposition de se rendre près d'un mage des ombres parmi les connaissances du Protecteur et la route qui les avait conduit en Eteniril. Là, ils avaient découvert une situation des plus inattendues et complexes et, ce qui n'aurait dû être qu'une simple escorte s'était transformée en mission d'infiltration.
Fenris ne pouvait entrer dans les détails pour des raisons que la dame comprenait fort bien pour avoir été l'épouse d'un militaire. Toutefois, il put une nouvelle fois évoquer l'attitude exemplaire de Macabre et son aide précieuse. Il omit ainsi de parler du vol de l'Aube et de la fouille dans les archives de la Salle du conseil pour en arriver directement à la partie qui les intéressait pour l'instant. Il parla du retour de leur mission, faisant semblant d’escorter auprès du Protecteur des traîtres qui ignoraient encore quelle était leur véritable mission. L'alerte fut donnée dans le Palais qu'ils venaient de quitter, ce qui mit un terme à leur couverture. Les etenirili furent les premiers en engager le combat, ce qui donna lieu à deux blessés : un léger et un grave. Macabre était arrivée à temps pour les sortir de là et les ramener à leur point de départ.

Au début du récit, Laliëmerel était sereine, s'attendant à simplement recevoir quelques nouvelles. Mais, au fur et à mesure qu'il contait son histoire et répondait à ses questions, son visage prit une expression plus grave avant de se teinter d'inquiétude. A l'évocation des blessés, elle porta une main sur son cœur. C'était comme si elle sentait que quelque chose n'allait pas. Son interlocuteur voulait en venir quelque part et elle avait peur de savoir où. Pourtant, au bout d'un moment, elle ne tint plus. Posant une main sur le bras de Fenris, elle le coupa dans son récit sur Macabre ramenant les deux autres groupes au bercail.

-Qui a été blessé ?

Le cavalier serra les dents, le regard plongé dans celui de la dame, et resta sans rien dire l'espace d'un instant. Il avait réussi son approche mais à présent elle avait compris qu'il se tramait quelque chose et le suppliait dans finir. Il prit donc une inspiration avant de lui répondre.

-Un soldat d'Eteniril a eu les jambes cassées... Quant au second blessé, il s'agit d'Hiradrilion.

Laliëmerel se figea à son tour. Son inquiétude aurait pu se transformer en angoisse mais ce fut tout le contraire. Sa peur disparut, laissant la place à une immense tristesse qui ne demandait qu'à venir inonder ses joues. Toutefois, elle restait contenue car il lui restait encore un espoir, très faible espoir que l'Aigle ne soit pas venu lui annoncer ce qu'elle craignait. Mais il avait fait la route depuis Eteniril. Il avait eu de regard en voyant son ventre...
Fenris lut la question dans les yeux de la dame. Elle ne pourrait parler pour la formuler à voix haute, alors il n'attendrait pas de l'entendre pour y répondre.

-Nous avons fait tout ce que nous avons pu. Je suis désolé, Heri... Il n'a pas survécu...

Une larme perla sur la joue de Laliëmerel.

-Non...

Une deuxième. Puis une autre...

-Non, pas ça...

Mais le visage de Fenris était toujours là, qui la regardait avec peine et compassion. Elle ne parvenait pas à y croire et en souffrait tant malgré tout. Une main vint se porter à sa bouche tandis que l'autre alla se poser sur son ventre. Et elle pleura, sans retenue aucune malgré la présence de l'inconnu.
Le Tel’sorn renouvella ses excuses même s’il savait que cela ne lui serait d’aucun réconfort. Après un petit moment, il comprit que sa présence n’était plus nécessaire et que Laliëmerel avait besoin d’être seule ou avec un proche, au moins le temps d’encaisser le choc. Alors il se leva et sortit, prenant soin de refermer la porte avec une minimum de bruit. Quand le loquet cliqueta pour la dernière fois, il eut l’impression d’entendre les pleurs de la dame bien plus fort que lorsqu’il se trouvait à l’intérieur. Il s’éloigna malgré tout.
Dans le couloir, il croisa une femme et lui demanda si un proche de la gouvernante était à proximité. Elle lui répondit par l’affirmative avant de lui demander pourquoi. Il lui annonça à son tour que son compagnon était mort et la servante ne cacha ni sa surprise ni sa peine pour Laliëmerel qu’elle savait enceinte de cet homme. Elle remercia rapidement le Tel’sorn pour sa bienveillance et partit sans plus attendre, laissant Fenris seul dans ce grand couloir.

Il se remit en marche, le pas plus lourd que jamais, rentrant à la chambre qu’il avait demandé à la caserne de la cité. Il reviendrait prendre des nouvelles avant son départ dans quelques jours.

Trois coups retentirent. Fenris releva la tête de son carnet et plissa les yeux, se demandant qui cela pouvait bien être. Bien peu de personnes savait qu'il était là et il n'attendait pas de visite. Il avait laissé Inysiëis se reposer un peu avant de repartir braver les éléments pour rejoindre Alëandir. Il se leva de son lit et se dirigea vers la porte. On lui avait attribué une petite chambre dans les bâtiments adjacents à l'Académie militaire de Tethien et qui lui étaient rattachés. Il n'y avait assez d'espace que pour un lit simple, une commode sur laquelle reposait le nécessaire de toilette et une chaise où attendaient sa cuirasse et ses armes fraîchement entretenues.
Le jeune Tel'sorn ouvrit la porte sur une femme grande et vêtue d'un épais manteau vert foncé faisant ressortir sa peau blanche et ses cheveux châtains aux reflets dorés. Il retint un air surpris et intrigué par la présence de l'inconnue mais il n'eut pas le temps de lui demander qui elle était et ce qu'elle lui voulait.

-Vous êtes Fenris Nöldorion ? Questionna-t-elle.
-En effet. Répondit-il simplement.
-Pardon de vous déranger. Je suis Alimiriel, l'épouse de Seregon.

L'Aigle se redressa légèrement, comprenant de quoi il en retournait. La dame sut à son expression qu'elle n'avait pas besoin de se faire plus explicite au sujet de son identité. Il était évident qu'il connaissait son conjoint et serait en mesure de la renseigner. Cette fois, ce fut à lui de prendre les devants.

-J'imagine que vous espérez des nouvelles de votre mari ?

S'écartant du pas de la porte, il l'invita à rentrer d'un geste de la main. Des nouvelles, il en avait à lui en donner et n'y rechignerait aucunement. Lorsqu'elle fut à l'intérieur, il ferma derrière elle et se dirigea directement vers l'unique chaise de la pièce en vue de la débarrasser pour elle.

-Je sais que vous avez rendue visite à Laliëmerel. Je suppose que si vous n'êtes pas venu me voir, c'est qu'il va bien. Mais...
-A votre place, moi aussi je souhaiterai savoir comment se porte mon compagnon. L'interrompit-il paisiblement.

Il lui montra la chaise désormais libre et alla s'appuyer contre la commode en face. Il avait parlé au conditionnel car il ne voulait pas évoquer ses propres inquiétudes. Elles n'avaient pas leur place ici. Son rôle aujourd'hui était de rassurer cette femme, pas de faire étalage de ses émotions et de ses états d'âme.

-Il va bien. Continua-t-il. Il a été blessé au bras mais un mage l'a soigné dès le lendemain. Il s'en ait très bien remis. Et concernant Hiradrilion... J'ai cru comprendre que ce n'était pas le premier ami qu'il perdait au combat ?
-Non, en effet. Il a participé à toutes les dernières guerres et il y a laissé bon nombre de ses frères d'arme.
-Un vétéran. Songea l'Aigle à voix haute.

Alimiriel lui adressa un sourire sans joie en guise de réponse. Seregon faisait parti de ces hommes qui semblaient se sortir de toutes les épreuves. C'était un soulagement pour leurs proches mais être le survivant n'était pas toujours facile à vivre. On se demandait souvent pourquoi nous et pas les autres... Pourtant, si l'expérience du garde se lisait dans son attitude sur le terrain, Fenris n'aurait pas imaginé qu'il en ait autant.

-Il a rejoint la garde de Tethien parce qu'il aspirait à davantage de paix. Hiradrilion aussi d'ailleurs, même s'il était bien plus jeune. Il était éclaireur...

La dame resta silencieuse un instant, regardant ses propres doigts, et le Tel'sorn ne fit rien pour la sortir de ses pensées. Elle connaissait visiblement le compagnon de Laliëmerel et avait elle aussi son deuil à faire. En tant que femme de militaire, ce n'était sans doute pas la première fois qu'elle avait à endurer cela. Elle était même probablement prête à recevoir tôt ou tard la même visite que son amie quelques jours plus tôt.
Après un moment, elle releva la tête.

-Savez-vous où il est actuellement ?
-Il est resté à Alëandir avec Macabre. Elle n'était pas en état de braver la neige.

La dame se contenta de hocher la tête. Elle savait la petite elfe fragile et habituée au climat du Puy ou d'Estrevenr, il était donc tout naturel qu'elle ne puisse voyager alors qu'il n'avait plus fait aussi froid depuis des décennies. Elle était mieux au chaud à Alëandir. Seregon lui avait souvent parlé d'elle mais elle ne l'avait pas rencontrée, même au bout de dix ans. Elle ne la connaissait donc pas vraiment et le fait qu'elle "ne soit pas en état" n'avait pas éveillé ses soupçons quant à sa santé physique et émotionnelle après les derniers évènements. N'était-elle pas impassible aux sujets qui touchaient les autres après tout ? Elle chassa donc ses réflexions de son esprit et se tourna à nouveau vers l'Aigle aux yeux bicolores qui l'avaient quelque peu perturbée à son arrivée. A son attitude, il pouvait voir qu'elle ne voulait pas abuser de son temps mais qu'elle avait encore une chose à lui demander.

-Et Olorin ? J'ai rencontré sa famille, ils sont passablement inquiets eux-aussi. Si je pouvais leur donner des nouvelles...

Fenris secoua la tête de gauche à droite pour lui signifier qu'il n'y avait aucun problème.

-Il n'a pas participé aux combats. Il n'a rien. Lui assura-t-il.

Enfin... Lui aussi endurait la mort d'Hiradrilion avec qui il se formait depuis plusieurs mois pour ce qui était de l'amélioration de ses compétences à l'arc et au pistage mais, physiquement, il allait bien. Alimiriel eut un discret soupir de soulagement. Elle n'aurait de mauvaises nouvelles à annoncer à personne. Ni aux parents de l'apprenti de Seregon, ni à sa propre famille. Le Tel'sorn la regarda quelques instants, se remémorant quelques unes des conversations qu'il avait eu avec son époux. Ils avaient déjà parlé de sa femme et de leur progéniture. Peut-être voudrait-il avoir des nouvelles lui aussi.

-Vous avez quatre enfants, c'est bien cela ?
-Oui. Répondit-elle tandis qu'un sourire illuminait son visage rien qu'à cette pensée. Je sais, c'est assez exceptionnel, surtout quand l'un des deux époux est militaire et est souvent absent. J'en remercie Kÿria chaque jour car ils ont donné un sens à ma vie. J'étais très jeune lorsque nous nous sommes mariés et je suis rapidement tombée enceinte. Je n'ai jamais eu à m'ennuyer durant toutes ces années et j'ai beaucoup appris. C'est eux aussi qui m'ont poussée à devenir sage-femme et à accompagner les jeunes mères depuis leur grossesse jusque dans les premiers années de vie avec leur enfant.

Fenris sentit dans ses paroles l'amour d'Alimiriel pour son métier et pour ceux qui l'y avait mené. Il ignorait quel était son âge mais elle ne lui semblait pas avoir atteint le millénaire, loin de là. Sans doute leurs enfants n'avaient-ils que peu d'écart. Dans tous les cas, leur situation était assez exceptionnelle et on pouvait dire assurément que leur union était bénie par la Mère. Il ne songea même pas un seul instant à son propre avenir avec Halie tant cela lui paraissait être une éventualité si lointaine et tant il était admiratif de ce couple. Un fin sourire s'était d'ailleurs dessiné sur ses lèvres tandis qu'il l'écoutait parler. Elle avait probablement le plus beau métier du monde, veillant à l'avenir de ses petits bourgeons qu'étaient ces nouveaux nés pour le grand arbre que formait la communauté elfe.
La discussion se poursuivit quelques minutes avant que l'épouse de Seregon ne se lève pour prendre congé. Sur le pas de la porte, elle le remercia d'avoir pris le temps de la recevoir et de lui donner des nouvelles. L'air triste et inquiet qu'elle arborait à son arrivée avait laissé place à une joyeuse légèreté. Comme si elle s'était délesté du poids qui pesait sur ses épaules un quart d'heure auparavant. La mission qu'il s'était donné la concernant semblait être accomplie et il se satisfaisait que sa présence ait pu rendre service à au moins une personne. Il était vrai qu'il était tant préoccupé par la mort d'Hiradrilion qu'il en avait oublié les proches des autres gardes absents. S'il venait de leur rendre service, la visite d'Alimiriel avait également été précieuse à son moral.

Mais alors qu'elle s'apprêtait à le laisser, la dame arrêta son geste et fit de nouveau face à Fenris.

-Vous partez bientôt ?
-Demain. Souhaitez-vous que je transmette quelque chose à votre époux ?
-Je n'y avais pas pensé. Merci. Je demanderai aux parents d'Olorin s'ils veulent lui écrire. Je vous apporterai cela ce soir.

Il hocha la tête d'un air entendu. Sans même avoir besoin de le préciser, elle semblait avoir compris qu'il partirait au plus tôt le lendemain. Aussi valait-il mieux lui fournir lettres et paquets la veille pour ne pas le retarder. L'attention était délicate. Mais alors qu'il s'attendait à nouveau à la voir partir, elle reprit la parole.

-Avez-vous l'intention de retourner voir Laliëmerel ?

Fenris fronça les sourcils, interdit par cette question. Il ne pensait pas qu'il soit opportun que celui qui lui avait annoncé la mort de son compagnon se présente à nouveau devant elle, surtout après seulement quelques jours. Pourtant, Alimiriel n'était pas de cet avis.

-Vous devriez. Elle est retournée loger chez Hiradrilion. Je peux vous y mener si vous le souhaitez.

Fenris ne prit que le temps d'enfiler sa veste et de prendre sa cape avant d'emboîter le pas à Alimiriel. D'un pas sûre et sans jamais s'assurer que le Tel'sorn la suivait bien, elle progressa dans les méandres de la cité, se dirigeant droit vers sa destination. L'hiver avait bloqué de nombreuses voies que personne ne déneigeait plus. Il avait été décidé de condamner plusieurs rues là où cela ne dérangeait ni pour la circulation des habitants, ni pour les activités de tout un chacun. Ainsi, Tethien vivait toujours et on ménageait les efforts de tous en les préservant de tâches inutiles. La dame dû donc faire quelques détours mais l'ex-cavalier ne s'en rendit nullement compte.
Ainsi, elle l'amena dans une petite demeure un peu excentrée et entourée d'un espace de verdure entièrement recouvert d'une épaisse couche de poudre blanche. Seul le petit chemin pavé menant jusqu'à la porte d'entrée avait été dégagé. Durant tout le trajet, Fenris s'était interrogé sur les raisons qui avaient motivé Laliëmerel à retourner vivre dans la maison de son compagnon. De ce qu'il avait compris, ce n'était pas leur maison. Tout ici devait le lui rappeler et, étant donné les circonstances de son départ, cela devait être très douloureux...

Alimiriel entra la première et maintint la porte ouverte jusqu'à ce que le Tel'sorn en ait franchi le seuil. Il la regarda avec un œil curieux, se demandant encore pour quelle raison elle lui avait demandé de venir. Il pensait toujours que ce n'était pas une bonne idée... Mais, sans rien dire, la dame passa devant lui après avoir déposé son manteau sur la paterne et monta à l'étage. Fenris retira sa cape et la garda sur son bras, conscient qu'il ne ferait probablement que déranger. Il attendit un petit moment puis fit rapidement le tour du rez-de-chaussée pour s'apercevoir qu'il n'y avait personne. Seuls des lingent fraîchement lavés étaient étendus devant le feu dans le salon. Toute l'activité de la maisonnette résidait apparemment à l'étage d'où provenaient plusieurs éclats de voix. Comme aucune des personnes présentes ne semblait plus se soucier de lui, il se hasarda à monter l'escalier, suivant les pas d'Alimiriel ainsi que les bruits qui parvenaient jusqu'à lui.
A l'étage, une porte était resté largement entrouverte. Les voix venaient clairement de là. Il s'avança lentement puis, arrivé devant le pan de bois, il ne vit que l'épouse de Seregon dans l'embrasure. Il toqua quelques coups et elle se tourna vers lui. Elle lui sourit et lui fit signe d'entrer. Il poussa alors la porte et pencha la tête à l'intérieur. S'y trouvait un couple et une femme, tous d'un certain âge, ainsi qu'un homme plus jeune et Alimiriel. Ils entouraient le lit qui trônait au milieu de la pièce.

-Approchez. Lui dit une voix derrière la foule.

Fenris mit un pied dans la chambre et s'avança lentement. Il vit d'abord des pieds sous une couverture. Il avait reconnu la voix comme étant celle de Laliëmerel. Il craignit le pire... Il s'avança encore. Elle était bien là, celle qui avait pris soin de la petite Macabre. Il s'attendait à la trouver au comble de la tristesse, mais il n'en était rien. Elle semblait paisible... Heureuse. Ce ne fut qu'alors qu'il remarqua le linge qu'elle avait dans les bras. Elle le tenait d'une manière tout à fait caractéristique qui ne lui laissa aucun doute sur ce qu'il protégeait.
Fenris s'arrêta net de stupéfaction. Lalë lui sourit, amusée et attendrie par sa réaction.

-Venez la voir.
-"La" ? Répondit-il tandis qu'un fin sourire étirait ses lèvres.

Laliëmerel hocha vigoureusement la tête. C'était une petite fille. On lui fit la place afin de le laisser passer. Le bébé était magnifique et en bonne santé. Elle se prénommait Estelmirë, ce qui signifiait non pas joyau d'étoile mais l'espoir en joyau. C'était ainsi que la voyait sa mère. Elle était venue au monde au moment où elle avait le plus besoin d'elle. Besoin d'une raison de vivre. Car peut-on vraiment réaliser la présence d'un enfant tant qu'il n'est pas né ? Alors elle était venue, avec un peu d'avance.

-Les contractions étaient déjà rapprochées mais j'ai tenu à ce qu'elle naisse ici. Nous allons vivre dans la maison de son père. Ainsi, ce sera comme si elle l'avait côtoyé... et qu'il veillait sur nous.

Fenris eut un sourire attendri. Il avait la réponse à sa question sans même avoir eu besoin de la poser. Il n'était sans doute pas le premier auprès duquel elle s'expliquait. Son choix était très étonnant si l'on n'en connaissait pas les tenants et les aboutissants. Désormais, tout lui paraissait limpide et parfaitement logique. C'était un geste très beau de la part de la dame.
Puis on lui présenta rapidement les personnes présentes. Il y avait là la mère d'Hiradrilion, son père étant décédé du fait de son âge très avancé, les parents de Laliëmerel ainsi que son fils, né de sa première union. Fenris les salua tous d'un signe de tête puis Alimiriel se manifesta, s'adressant à la jeune maman.

-Je suis désolée, mais il faut que je me repose. Je vais m'allonger dans la chambre à côté. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n'auras qu'à m'appeler.
-Oui, vas-y. Ce que j'aimerais pouvoir fermer l’œil aussi mais elle va bientôt me réclamer...
-Estelmirë est née cette nuit ? Réalisa Fenris.

Laliëmerel lui sourit. Cela expliquait ses petits yeux ainsi que la lassitude d'Alimiriel qu'il savait sage-femme. Elle avait donc œuvré toute la nuit pour mettre cet enfant au monde. Se tournant alors vers elle, il la retint juste un instant.

-Je peux repousser mon départ d'une journée si vous souhaitez prendre le temps d'écrire à votre mari.
-Non, ça ira. Lui répondit-elle dans un sourire. Le fils de Laliëmerel va se charger de prévenir les parents d'Olorin et il vous apportera leur lettre. Quant à Seregon, il n'y a qu'un seul message que je souhaite qu'il reçoive, en plus de mon amour et de mon espoir de le revoir bientôt.

Alimiriel marqua une pause tandis que Fenris fronçait légèrement les sourcils devant ce suspens.

-Dites-lui qu'il revienne au plus tôt. Je comprends qu'il veuille veiller sur Macabre... Mais si nous n'avons plus d'enfant en bas âge, il est désormais appelé à être Nostaro.

Le Tel'sorn resta perplexe un instant puis il suivit le regard de la dame et tomba sur la petite Estelmirë. Il se retourna alors vivement, comprenant ce qu'elle voulait dire. Le terme changeait d'une cité à l'autre, mais le sens devint très clair. Nostaro voulait dire "parent". C'était une façon de le désigner comme le parrain de cette petite fille. Laliëmerel demandait à l'ami de son compagnon de combler en partie son absence. C'était une mission que les elfes prenaient très au sérieux du fait de l'importance qu'ils accordaient à leur progéniture. C'était un honneur de se voir proposer un tel rôle et il était très noble d'accepter...
Fenris hocha brièvement la tête.

-Ce sera fait.

Alimiriel lui sourit puis quitta la pièce. Elle ne doutait pas du messager et encore moins de son mari. Tous deux étaient investis d'un devoir à présent. L'un plus éphémère que l'autre mais pourtant d'une importance capitale.
Seregon recevrait le message. Il rentrerait bientôt.