Favriüs, début de la troisième ennéade
An dix-sept du onzième cycle
J’avais mis un point d’honneur à boucler toutes mes affaires à Thaar avant de reprendre la route vers Geresh. Le retour aurait pu être joyeux, dans un monde où le vieil homme aveugle n’était pas mon cavalier, dans un monde où Sauveur était là, à me maintenir contre lui alors que sans Païm encore je traçais la route. Il y avait bien eu cet arrêt, dans l’auberge, mais il n’avait été qu’une pause bien courte dans un monde qui allait bien trop vite, et s’il avait rappelé à mon esprit Ethirëlon, mes pensées se tournèrent bien vite vers un père qui m’attendait, et qui, des mots d’Ulk, s’était particulièrement bien rétabli du mal qui l’avait atteint. C’était une bonne nouvelle, même si les bonnes nouvelles avaient la fâcheuse habitude de devenir des mauvaises nouvelles quand je venais m’y confronter. Mais je n’en savais rien au moment de passer les portes de la ville, au moment de traverser la si calme grande place, au moment de me rendre compte que la cité de blanc vêtue méritait le traitement que je lui réservais.
Geresh était belle, et elle le serait d’autant plus quand je la mènerais à nouveau jusqu’au Conseil de Thaar.
Le Palais, lui, était peut-être un peu trop pragmatique, trop militaire, avec cette grande porte qui semblait protéger l’entrée d’un fort. Les escaliers comportaient trop de marches, l’eau de la fontaine de la cour semblait stagner, les lourdes portes émettaient un raclement trop lourd, et la lumière qui descendait sur moi alors que mes pas me menaient au centre du hall d’entrée luisait d’une lueur désagréable. Tout était plus terne que tout n’aurait dû l’être, et alors qu’un serviteur venait m’annoncer que mon père me recevrait plus tard je m’installai face au dôme. Je ne l’avais jamais amené là, si ? Une pulsion me prit, et j’essayai d’abord d’ôter mes sandales avant de me rendre compte que je revêtais toujours cette maudite tenue de voyage. Elle rejoint le sol en quelques instants, et libérée de contraintes physiques si ce n’est de contraintes mentales je m’élançai vers les jardins déserts sans penser à quoi que ce soit.
Le marbre froid d’un escalier qui n’avait pas encore été éclaboussé par le soleil provoqua un léger frisson mais je m’élançai tout de même.
La destination était le dôme, donc, et sans perdre un instant à contempler les jardins qui n’étaient pas de leurs plus belles couleurs j’en rejoignis l’intérieur pour m’allonger sur ce lit tressé hautement inconfortable. Enfin, inconfortable quand on s’en servait d’une façon trop active, il paraissait. Je l’appréciais particulièrement, comme l’humidité du lieu, car il n’empêchait de dormir quand on souhaitait le faire, et il tenait éveillé quand on le voulait. Arriver en pleine nuit aurait été idéal, et les étoiles m’auraient tenu compagnie, alors que j’eus à attendre une heure pleine avant d’entendre une toux que je connaissais si bien et qui me reprochait sûrement ma tenue. Notre dernière rencontre avait été pleine d’espoir, celle-ci s’annonçait déjà mal alors qu’un sourire cruel étirait ses traits. Son intervention fut brève, ses mots bruts, et il s’en alla alors, après avoir entre autres mentionné Sauveur et laissé entendre que ma folie m’avait poussé à le perdre.
Pendant six heures j’essayai, seule, de réparer le mal qui n’avait su être réparé par personne, mais aucun gémissement ne vint du dôme et la
princesse tomba sous l’effet de la fatigue.
Dans son sommeil elle rêva, comme rarement elle ne l’avait fait. Les songes la présentèrent prisonnière de chaînes que personne ne pouvait rompre, des chaînes hautement plus solides que le ruban de soie de Lucrétia, des chaînes hautement plus solides que celles qui la liaient à son père, des chaînes hautement plus solides que celles qui avaient retenu le monstre. Et pourtant, un gladiateur essayait de les arracher, un gladiateur luttait pour qu’elles ne puissent plus rien retenir, jusqu’à ce que la princesse lui hurle de s’en aller, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que le froid qui l’entoure. Un froid qui la possédait, qui lui communiquait qu’elle ne se possèderait plus elle-même, qui lui demandait de céder, aussi simplement que ça. Le rêve s’allongea pour sembler durer des jours, le rêve s’allongea pour durer une éternité. Et quand elle se réveilla, elle ne pleura pas, et elle s’essaya à nouveau à retrouver ce qu’elle avait perdu.