Un petit crin d'écume [Ethirëlon]

Favriüs, milieu de la cinquième ennéade
An dix-sept du onzième cycle

Il était des décisions qu’on ne devrait jamais avoir à expliquer, et celle de rallier Baaz’Hima était une de ces décisions.

Elle n’était pas mûrement réfléchie, mais une majorité de mes décisions ne l’étaient pas, alors rien ne changeait vraiment. Une fois que j’avais eu l’assurance de l’argenté que ce que j’allais faire ne changerait rien, qu’il ne ferait rien de plus que ce qu’il avait déjà fait, que tout resterait prêt à me recevoir comme si jamais je n’étais partie. Il m’avait assuré que le vieil homme était robuste, et que si le drame survenait je serais mise au courant, où que je sois. Je le croyais à peine, je ne pouvais le croire, car il ne contrôlait pas tout, mais l’envie de savoir qu’une énorme erreur allait au pire n’avoir que peu de conséquences négatives était si attrayante que je l’avais tout de même cru. Je comptais l’informer de cette décision mais pas directement, et Magyaok avait sûrement fait son travail. La décision, donc, avait un semblant d’explication que je me répétais sans cesse.

Je n’avais jamais recouvré la propriété d’un corps dont j’essayais de me débarrasser depuis cette nuit-là. Si je le donnais entièrement et le recouvrait par mes propres moyens, peut-être que tout changerait ?

Deux noms s’étaient imposés, Myr’Hennis Vect et Ethirëlon Nas’olen, mais le dernier n’avait pas eu de mal à remporter la mise, l’autre étant sûrement le seul à avoir la moindre raison de me réserver un traitement un peu trop définitif. Et puis… c’était un eldéen. C’était mentir que dire que la décision avait été si simple, en fait, et le désespoir qui emmenait déjà bien loin pouvait forcément emmener encore plus loin avec une pensée légèrement plus sombre que toutes les autres. Ethirëlon avait au moins pour lui qu’il était une énigme, une énigme que j’aurais sûrement voulu élucider avant que tout cela n’arrive. C’était complètement fou et j’en étais à peine consciente. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais lui dire, je n’avais aucune idée de s’il comprendrait quoi que ce soit, il faudrait que je le laisse prendre son emprise sur moi sans qu’il ne se rende compte que c’était exactement ce que je cherchais. Il ne faudrait pas que je l’ennuie, non plus.

Je n’étais pas venue là en grandes pompes, je n’avais que cet unique cavalier avec moi, celui qui m’avait amenée ici la première fois, qui avait reçu un tas d’or pour ne pas parler, qui le dépenserait et qui parlerait quand même, assez tard pour que rien ne change.

Ce ne fut pas Aerianna qui se présenta aux premiers hommes du Prince Marchand que je rencontrai, mais un crin d’écume qui regrettait ne pas être un poisson pour sa fontaine.

J’étais à moitié allongé moitié assis, dans une pièce qui ne comportait rien d’autre que des divans, des cousins à même le sol, des draps et tout ce genre de confort. Les fenêtres grandes ouvertes de la pièce laissaient un entrer courant d’air frais qui soulevait mollement de grandes tentures servants de rideaux à l’endroit.

Alors que je tirais une note grinçante de mon focalisateur, créant en même temps des ondulations lumineuses sur le plafond bas, je posais mon regard sur l’esclave en tenue légère laissant peu de place à l’imagination, assise non loin, à mes pieds sur le même divan que j’occupais. A la tête qu’elle affichait je voyais bien qu’elle avait imaginé autre chose que devoir m’écouter jouer du violon… Je le savais bien entendu et ça m’amusait beaucoup de la voir se retenir tant bien que mal de bailler ou de lancer des regards de désespoir par la fenêtre.

Cela faisait un bon quart d’heure que je faisais cela, lui posant parfois des questions qui lui redonnaient un semblant d’espoir de ne pas mourir d’ennui. Et puis soudain je me lassais de ces jeux. Posant subitement mon archer et mon violon sur le sol, je me redressais et me penchait vers elle.

-Cela t’ennuie n’est-ce pas ? Je posais deux de mes doigts sous son menton. Elle me répondit sans un mot, se contentant d’un petit air effronté qui m’amusa d’autant plus. Peut-être devrions-nous trouver un passetemps qui te soit plus…agréable ? Fis-je avec un sourire en coin en me rapprochant d’avantage.

La suite aurait pu être relativement prévisible. Seulement à peine nos lèvre allèrent se rencontrer que la porte -jusqu’ici fermée- s’ouvrit à la volée. Je grognais, me désintéressant soudain de la charmante créature pour m’intéresser à celle qui avait osé ouvrir cette foutue porte.

C’est un drow* à l'air profondément désolé qui apparut dans mon champ de vision alors que je ne l’observais pas dessus l’épaule de ma compagne du jour. Il ne s'attendait probablement pas à une telle scène (peut être aurait-je dû verrouiller la porte après tout). Élégant, tout en longueur, son visage à la peau cendrée était marqué de ci de là de lignes blanches comme des tatouages. Bien que je me sois toujours interrogé à propos de  celles-ci, je ne savais pas s’il s’agissait de maquillage ou de véritables tatouages indélébiles et ci dans ce cas-là ils représentaient quelque chose de particulier… Mais ce qui retenait l’attention en général, c’était la monture d'argent aux verre légèrement colorés qui devaient coûter une fortune et qu’il portait en quasi-permanence sur le nez. Même pour moi c’était une sacrée excentricités. Là aussi je m’étais toujours demandé s’il y avait un rapport avec ses yeux d’une rare clarté pour sa race mais il ne m’avait jamais répondu jusqu'ici.

- Deux solutions. Lui lançais-je en me redressant. La femme eut la bonne idée de s'éloigner et de s’asseoir d'une manière plus conventionnelle sur le divan. Soit tu veux te joindre à nous. Ça ne m’aurait pas dérangé dans un autre contexte, à bien y réfléchir, mais je savais pertinemment que le doeben n’avait pas manqué de fracasser ma porte pour cela et j'avais employé un ton pince sans rire qui laissait entendre mon irritation. Soit, continuais-je, il y a une situation assez inhabituelle pour que tu me dérange alors que c’est formellement défendu dans ce palais.

En réalité, Nethkir, qui s’avérait être le chef de ma garde personnelle depuis très peu devait être l’une des rares créatures de ce palais à pouvoir se permettre autant sans véritable punitions que mes remontrances. Je ne savais pas trop pourquoi je m’étais entiché de ce doeben mais il faisait bien son travail, (trop bien aurais-je eut envie de dire actuellement) et j’appréciais d’autant plus l’élégance qui émanait de lui alors il ne s’était pour le moment jamais attiré mes foudres. Il fallait aussi dire que ce genre de coup d'éclat était tout de même rare. Aujourd'hui j'était assez magnanime pour lui passer cela.

-Excusez-moi mon prince. Il plia son buste, une main sur le cœur dans une pose solennelle qui ne me fit pourtant ni chaud ni froid. Mais , j'ai cru bon de vous prévenir, il y a une femme à l’entrée du palais qui...

J'ose espérer que c'est une plaisanterie. Le coupais-je avec un air franchement renfrogné, n'écoutant même pas la suite.

Qu’avait-je donc à faire de ces gens du peuples comme cette femme qui venait probablement quémander je ne savais quelle richesse ? Je détestais qu’on me dérange quand je me divertissais, surtout pour une affaire qui semblait aussi triviale…

-Si je puis me permettre. Il insista. Elle a dit une phrase que je me dois de vous répéter, au cas où. Même si je pense honnêtement qu’elle était juste folle…

Je lui intimais d’un geste de continuer alors qu’il me fixait attendant mon ordre. La phrase qu’il me répéta me laissa d’abord de marbre…  Et puis sans explication, je me levais d’un bon et n’enfilait qu’une robe de chambre en satin rouge sur un ensemble sombre bien trop simple, sans accessoires pas même une tiare que j’appréciais pourtant énormément, avant de courir au-devant de mon palais.

Il fallait que je sois certain que l’auteure de ces mots était bien celle que je pensais. Alors que je guettais une robe blanche c’est une silhouette engoncé dans une tenue de voyage encore moins présentable que mes propres atours qui attira mon attention. Décidément Aerianna devrait soigner ses premières impressions si elle voulait terminer au conseil.

-Peut-on savoir ce qui t’amène à Baaz’hima de cette façon ? Je lui lançais un regard perplexe Si tu voulais me rendre visite il suffisait de demander. Même je suis ravi de te revoir, je ne pensait pas recevoir la visite de la dame de Geresh aujourd'hui...Non actuellement je me fichait pas mal de la princesse de Geresh et si je n'affichait qu'une surprise loin d'être feinte, je cachais un agacement tout aussi réel. Dans quel monde une princesse marchande arrivait-elle à l'improviste comme cela ?! C'était déplacé.. Où est ta caravane?

Et sans vraiment attendre de réponse, je me tournais dans l'intention d'appeler des esclaves afin qu'ils s'occupent des  suivants et des montures de la princesse, où qu'elle les ait laissés...

Le drow en question:

Mon visage s’illumina en voyant le grand hybride apparaître après que j’aie attendu quelques longues minutes, il me recevrait, au moins, et il avait reçu le message. Il ne me salua pas et passa tout de suite aux interrogations, ce qui ne m’empêcha pas de le nommer au moment où il me laissa le temps de placer les mots, d’une voix moins volontaire que je ne l’avais voulue. Mon sourire enjoué laissa place à un sourire de gêne alors qu’Ethirëlon faisait le nécessaire pour que ma suite, ou caravane comme il l’avait nommée, reçoive toutes les attentions qui lui était due. Mais il n’y avait ni suite ni caravane, et mon cavalier s’en était allé il y avait bien longtemps. Si on me voyait seule à cet instant, c’était parce que je l’étais, et c’est ce que je lui annonçai, peut-être pour essayer de pallier à sa déception. « Il n’y a pas de caravane, je suis seule. »

« Je pensais que ça vous ferait plus plaisir de me revoir, Prince Ethirëlon. » Je minaudai, une expression qui n’allait pas tellement avec ma tenue. Tenue qui n’était pas si grossière, et qui restait une tenue qui appartenait à quelqu’un qui prenait soin de son apparence. Une veste, de hautes bottes, et un pantalon tous trois de cuir qui ne laissaient pas l’imagination travailler avec le peu de matière que je leur fournissais. « Je n’ai probablement pas de bonne explication à vous fournir, mais j’étais là et… je me suis dit que… je pouvais passer vous voir ? » Je me retrouvais comme une idiote face à lui à ne pas savoir quoi dire, et c’était exactement ce que je ne voulais pas vivre. Un sourire timide et le tour était joué, peut-être ? Je ne pouvais pas en tout cas m’approcher de lui comme je l’avais déjà fait, pas dans cette tenue.

-Très bien... Dans ce cas,Je lui fis signe de me suivre à l’intérieur de palais après m'être demandé si c'était une plaisanterie. Veux-tu prendre un bain ? Te changer ? Te reposer ?

J’étais vraiment surpris par le comportement d’Aerianna. Je me demandais un instant ce qu’elle mijotait. Et puis je me rappelais cette presque innocence qu’elle avait eu lors de notre premier échange et même si elle s’était montré plus futée que cela au fur et à mesure, je m’interrogeais. Avait-elle simplement voulu me voir sans raison ? Avait-je fait une impression encore meilleure que celle que je pensais ?Dans ce dernier cas je me devait probablement d'en profiter.

Bien vite nous nous retrouvâmes dans le hall de mon palais.  Un immense escalier de marbre blanc nous faisait face et quoi qu’elle décide nous ne tarderions pas à l’emprunter, comme elle avait dû l’emprunter lors de sa dernière visite. Quelques esclaves nous attendaient d’ailleurs en haut.

Elle marchait dans mon dos. Elle ne pouvait donc pas voir mon visage et la moue relativement peu enthousiaste qu’il affichait. Je n’avais pas envie d’attendre qu’elle prenne ses aises. J’avais besoin de réponses. Cependant l’hospitalité primait. Je ne voulais pas me montrer sous un jour plus incommodant que celui dans lequel j’étais déjà après tout…

« Je n’ai pas besoin de me reposer tout de suite, le voyage n’a pas été si long… mais j’accepte volontiers le reste de votre hospitalité. » Je souris, consciente que le reste de ma phrase n’en rattraperait pas totalement son début, avant de me mettre à le suivre. Un bon bain chaud me ferait du bien, et avoir une autre tenue serait merveilleux, même si je devrais sûrement piocher dans une garde robe moins fournie que celle du Prince de Baaz’Hima. Je gravis les marches à sa suite avant de véritablement remarquer que ces serviteurs étaient sûrement ceux que j’allais devoir suivre. Je pivotai avec délicatesse vers Ethirëlon, avant de faire une petite courbette. « J’essaierais de ne pas vous faire attendre plus que de raison, Prince Ethirëlon, mais j’imagine qu’il n’y a pas plus agréables que vos bains et que la tâche sera ardue. » Je finis par un sourire joueur, je n’étais pas non plus ici pour me livrer à lui en un instant.

Ceux qui devaient être des esclaves me guidèrent à travers ce palais qui était toujours aussi somptueux pour trouver les bains.

Je me déshabillai sans pudeur, les laissant m’aider à me mettre à nu et faire disparaître ces vêtements de mon champ de vision alors que je me glissai dans un bain brûlant. Je soupirai d’aise en sentant l’eau chaude m’envelopper et bien vite j’allais commencer à rêvasser. Les pensées étaient loin d’être joyeuses, loin d’être amusantes, et tout semblait si sombre. Je pouvais encore changer d’avis, je pouvais encore lui dire que je ne faisais que lui rendre visite, je pouvais encore me débrouiller pour rentrer à Geresh et faire comme si de rien n’était. Il me faudrait sûrement vendre le vêtement que l’on allait me fournir à la sortie de mon bain pour trouver quelqu’un qui m’enlèverait à Baaz’Hima et me rendrait à la plus belle des cités blanches. Mais j’aurais fait tout ça pour rien, et j’étais certaine que je ne pourrais jamais retrouver Sauveur, ce qui m’était totalement insupportable. Le pire peut-être, c’était que Sauveur ne m’aurait jamais laissée essayer ce que j’allais essayer, et que même si tout fonctionnait, je ne pourrais rien lui en dire.

Les sombres pensées allaient guider vers d’autres sombres pensées, concernant ce qui avait été ma vie depuis le drame, et comment j’avais l’impression de m’éloigner peu à peu d’un conseil qui m’était dû. Quand tous les Princes de Thaar me considèreraient comme un objet qu’ils pouvaient manipuler à leur guise, décideraient-ils que ce serait amusant de m’avoir au milieu d’eux ? Ou décideraient-ils que s’ils m’avaient eue aussi facilement c’était le cas de tous ceux qui me tournaient autour, et que je représentais forcément un investissement pour rien ? Peut-être que c’était pour le mieux, en fait, et que m’occuper seulement de Geresh une fois que Sauveur me serait rendu s’il m’était rendu était la meilleure des choses qui puisse m’arriver. J’aurais le temps d’y penser plus tard, j’aurais le temps de me torturer l’esprit dans un autre bain, alors qu’Ethirëlon n’attendait pas après moi. Là, il fallait que j’en sorte et que j’aille à sa rencontre.

Il suffit que je sorte du bain pour que les esclaves muets arrivent, et un tout autre choix se présenta à moi.

Ils avaient dégotté trois robes, et la seule chose que je sus était que cette fois, la blanche n’était pas à mon goût. Elle était sage, trop sage, et si ce bain m’avait enseigné quoi que ce soit, c’était que rien de tout ce que j’étais à ce moment là n’était sage. Heureusement deux autres m’étaient présentées, et il fallut que je choisisse. L’une d’entre elles ressemblait à une que Lucrétia avait portée quand je l’avais rencontrée, et pour éviter trop de parallèles je choisis la dernière. Je n’en comprenais pas le moins du monde la forme, mais elle ne mettait pas tellement en valeur l’absence des miennes, ce qui devint clair comme de l’eau de roche une fois que l’on m’en revêtit. Il y avait le blanc mais aussi le rouge, que je ne pensais pas avoir déjà porté, et la crainte que je ressemble à un tapis ambulant s’écarta assez rapidement. J’étais prête à affronter à nouveau Ethirëlon, et un servant me mena alors jusqu’à lui.

Je n’avais pas prévu de monter tant de marches, même si je n’avais pas pu ne pas remarquer la tour qui s’élevait au dessus du palais d’Ethirëlon. S’il voulait me rencontrer aussi haut il devait avoir une raison, en tout cas, et je n’avais pas tellement de raison de refuser. En débouchant sur une nouvelle pièce au sol lisse, je remarquai le serviteur lever les yeux au ciel comme s’il y cherchait quelqu’un, et je ne pus qu’admirer les dessous de l’immense coupole qui coiffait la tour et le dessin tracé par ce qui en supportait le verre. Il y avait Ethirëlon, aussi, proche du muret qui était sûrement là pour éviter les drames. Une nouvelle volée de marches et je me retrouvais à son niveau, le regardant lui plutôt que la vue vers laquelle il redirigerait sûrement mon regard. « Prince Ethirëlon, j’espère que vous ne m’avez pas trop attendu… je ne m’attendais pas à tant de marches… » Je fis du mieux que je pus pour ne pas sembler essoufflée plus que de raison.

« Cette tour est-elle un endroit important pour vous ? »

La robe choisie, sans truc sur la tête:

inspiration :

Quand il se détourna de la fenêtre je m’autorisai un long regard vers Baaz’Hima, la cité était belle mais je n’y étais vraiment pas attachée, et je ne connaissais pas réellement le rapport qui existait entre son prince et elle. Il venait de me dévoiler qu’il aimait jouer avec elle, et je pouvais comprendre pourquoi alors que je me souvenais de cet incendie qui avait embrasé le ciel de Geresh, mais je n’en savais pas plus. Si cette tour s’était trouvée à Geresh, d’ailleurs, j’y aurais certainement installé mes quartiers, pour observer les étoiles la nuit et la cité blanche le jour. Mais ici il n’y avait ni mer Olienne, ni d’assez blancs murs. Je n’en dirais rien à Ethirëlon, cependant, car il devait croire comme moi qu’il n’y avait rien de plus beau que la cité sur laquelle il régnait ? Peut-être pas, en fait, alors qu’il me disait ne pas particulièrement apprécier cet endroit. Il y avait bien des choses que je ne comprenais pas de lui, et vu les plans que j’avais, c’était particulièrement excitant.

Avant qu’il ne reporte toute son attention sur moi je m’étais retournée, plongeant dès que je le pus mon regard dans le sien, l’écoutant poser la question que je savais exister dans son esprit. En Ithri’Vaan, personne ne venait admirer la vue pour admirer la vue, personne ne faisait de référence à une discussion passée juste pour s’amuser, personne, et surtout pas la Princesse de Geresh qui venait toquer à la porte du Prince de Baaz’Hima, un des Princes de Thaar. Mais cette question était peut-être la seule question à laquelle je ne pouvais répondre en cet instant, et je me mordillai la lèvre inférieure en baissant si légèrement le regard. Il y avait la vérité toute nue, qui pouvait soit tout précipiter et rendre son traitement de ma personne absolu, soit l’éloigner. C’était dangereux, trop dangereux, et je ne pouvais me résoudre à prononcer ces mots qui se résumeraient à une phrase.

Je veux que tu m’ôtes ma liberté, je veux que tu possèdes mon corps et mon esprit assez longtemps pour que quand je m’extirpe de ton emprise tout me soit réellement rendu.

Le regard remonta et la voix qu’on semblait m’avoir dérobée s’exprima enfin. « Je m’ennuyais de beaucoup de choses… de mon entourage… de mon père… de tout… et vous n’êtes pas ennuyeux, Prince Ethirëlon. » L’ennui, il y était sensible, il me l’avait dit, peut-être qu’il serait sensible à celui d’un autre ? « Et je n’étais qu’une jeune femme perdue sans escorte ni vêtements dignes de ce nom, si je ne trouvais comment attirer votre attention et uniquement la vôtre je serais restée aux portes de votre palais, non ? » Je ne lui laissai pas le temps de répondre avant de m’approcher de lui d’un pas et demi. « Et l’image était bien trouvée, non ? » Je laissai l’énergie de la magie emplir mon corps par les si habituels canaux – qui n’avaient pas tellement été utilisés ces dernières ennéades – et souriante bien que crispée je tendis mes deux bras vers mon hôte. Les lignes bleues vinrent totalement les envahir en dessinant les familières et si jolies arabesques qui n’avaient à priori pas le moindre sens. Des courbes vinrent envahir également le dessus de ma poitrine et la base de ma gorge avant de finalement se résorber.

« Comme un crin d’écume ! » Je gloussai.

Aerianna put probablement voir mon regard s’illuminer lorsqu’elle fit son étrange numéro. En deux siècles de vie je n’avais jamais vu un tel phénomène.
Aerianna avait vu juste, elle avait maintenant toute mon attention.

Doucement je soutins l’un de ses bras. Observant les lignes briller puis s’éteindre et disparaître. Déçus je me permis quand même de passer ma main sur le chemin autrefois bleuté. Mes doigts effleurèrent à peine sa peau, remontant de la naissance de sa main jusqu’à la pliure de son coude.

-Peux-tu le refaire ?

Je plongeais mon regard dans le siens. Mon sourire habituel reparu sur mes lèvres aussi vite qu’il avait laissé place à la surprise. Il y avait une certaine chaleur dans ma voix. Je me demandais à quoi pouvait servir cet étrange phénomène, s’il servait à quelque chose. Mais même sans cela je le trouvais remarquablement fascinant.

J’avais toujours aimé les jeux de lumières, quels qu’ils soient. J’avais personnellement appris à la manier à ma guise, cependant ce que faisait la princesse de Geresh, illuminer ainsi sa peau, je ne comprenais pas comment c’était faisable. Ça m’intriguait.

Ces lignes bleues sur son corps, quoi qu’elles furent en faisaient une curiosité, non, une rareté. Aerianna était doté d’un étrange don, dont je ne savais encore rien. Et en un sens, par cette étrange réaction Aerianna gagna de la valeur à mes yeux. Comme toutes ces choses quasi uniques dans ce monde, celui qui les possédait en devenait plus remarquable encore. J’eus soudain envie qu’elle soit comme ces autres choses rares. Un objet que l’on peut acquérir et exposer à souhait. Ma possession.

Mais chaque chose en son temps. Je la fixait simplement, attendant réaction ou réponse de sa part. J'espérais qu’elle ne me déçoive pas...

J’avais son attention, toute son attention, enfin, et peut-être même un peu de sa fascination.

Et pour une fois, cette fascination n’était pas une fascination obscène, c’était le phénomène qui l’intéressait, c’était le tracé bleuté sous une peau diaphane, ce n’était pas le corps qui se dévoilait sous une robe, ce n’était pas un gémissement excitant, ce n’était pas un soupir plus fort que les autres… Il y avait aussi cette main, qui plus intriguée que toutes les mains qui étaient passées sur ma peau suivait le chemin d’une de ces nombreuses lignes. Elle n’était pas allée bien loin par mon manque de témérité, mais il était parfois plus intéressant de pallier à une frustration que de simplement donner. Il y avait aussi la sensation satisfaisante que j’avais fait le bon choix, que ce serait amusant de rester aux côtés d’Ethirëlon s’il choisissait de me laisser tomber sous son emprise. Bien sûr que j’allais l’écouter et lui offrir plus, mais je restai là à savourer cette première expérience un peu plus longtemps que je ne l’aurais peut-être dû, avant de me sentir reprendre vie, avant de me sentir prête.

Je fermai les yeux, je baissai la tête, et la magie revint alors que mes dents se saisirent de ma lèvre inférieure.

Cette fois, la main que n’avait pas choisie de tenir Ethirëlon vint chercher la sienne. Je fis glisser cette dernière sur ma peau jusqu’à ce qu’elle retrouve la même ligne qu’elle avait suivie, une qui se terminait en s’enroulant joliment autour de mon annulaire. Je ne pouvais être sûre de l’endroit où celle-ci se rendait, mais je n’avais pas besoin de la regarder pour en suivre le fil, le chemin éclairé par la douleur que j’essaierais de ne pas afficher au curieux. Je guidai son index jusqu’au pli du coude où il s’était déjà rendu, suivant toujours la trace bleutée, avant de le remonter plus haut encore, jusqu’à ce que sous ma pression il remonte le semblant de manche que j’avais là. Je fis une pause à cet endroit là, décollant la main d’Ethirëlon et la laissa comme suspendue dans les airs. Je remis la manche en place avant de découvrir le dessus de mon épaule juste en dessous de la main du Prince de Baaz’Hima et de l’y reposer sur la ligne qu’il avait quitté un instant plus tôt.

Le premier soupir fiévreux se fit entendre et mes yeux se rouvrirent pour timidement se plonger dans son regard.

Je continuai mon jeu, malgré tout, en faisant reprendre sa progression à l’index. Il glissa sur ma douce peau et redescendit vers la naissance de ma poitrine, s’arrêtant en touchant le tissu. La courbe bleutée se séparait en deux tracés différents, et s’il ne pouvait pas voir celui qui descendait encore vers ma poitrine, vers le centre de toute cette énergie, je le fis suivre celui qui remontait vers ma gorge. Là il devint plus droit, plus direct, et je pris mon temps pour faire remonter la main d’Ethirëlon le long de ma gorge puis de mon cou pour arriver d’abord jusqu’au menton puis s’arrêter à ma bouche et la base de ma lèvre inférieure. Je le lâchai là, laissant mon bras glisser le long de mon corps alors que mon autre main s’était posée sur le côté de son épaule. Le sourire était devenu plus hésitant, plus timide, comme si je ne m’étais pas déjà rendue compte de longs instants plus tôt que c’était cette ligne là que j’avais choisie. Un deuxième couinement me prit, presque inaudible, avant que mon visage ne se referme sous l’effet de mon raidissement nouveau.

La magie commença à disparaître peu à peu mais beaucoup plus lentement, me laissant la place pour parler.

« Là… le spectacle était-il plus à votre goût, Prince Ethirëlon ? »

-A ton l’avis l’est-il ? Soufflais-je en me rapprochant d’avantage alors qu’un éclat joueur, presque aguicheur apparu dans mes prunelles d’ébènes, rivées à celles tout aussi sombres de la princesse.

Ma main qu’elle avait finalement lâchée n’avait pas quitté le dessous de son menton. Mon pouce juste sous sa lèvre inférieure se trouvait sur l’une de ses étranges lignes bleues. Je m’étais presque attendu à ressentir quelque chose, un effet quelconque, mais au final il n’y avait rien. C’était comme si la peau de la femme se trouvait  simplement tatouée.

Étais-je déçu ? Je n’en savais trop rien. Si je l’étais, ce sentiment était bien loin derrière la fascination que j’éprouvais pour ces lignes bleutées.

Plus le temps passait plus j’avais l’impression que cette Aerianna était bien moins innocente qu’elle voulait bien le faire croire. Il n’y avait qu’à la voir guider ma main avec une certaine sensualité qui ne pouvait qu’être calculée. Il n’y avait aussi qu’à entendre les petits bruits qu’elle avait lâché une fois ou deux. Si Aerianna était une fragile et innocente créature sans jamais aucune idée derrière la tête, alors j’étais Prince des abstinents et des prudes.

Mais ça m’amusait beaucoup. Aerianna avait l’avantage de finalement en révéler ni trop ni trop peu sur elle pour m’intriguer encore et ne pas m’ennuyer. J’avais envie de pousser un peu plus cette expérience. De voir jusqu’où elle tiendrait ce petit jeu.

Une question se posait, ce petit crin d’écume, finirais-il dans mon aquarium de son plein grès ou l’y contraindrais-je ? Actuellement elle n'avait en tout cas pas l'air d'être dans une situation déplaisante...

-Mais le spectacle est-il déjà terminé ? J’avais envie de savoir si Aerianna avait d’autre surprises en réserve. Je fis une petite moue faussement déçu alors que la princesse de Geresh perdait à nouveau cet éclat. J’espère que le petit crin d’écume saura apporter un peu plus que cela, sinon...je me contenterais des poissons que je possède déjà.

C’était un peu osé de lui dire ça. Je prenais le risque de la refroidir, de la faire cesser et s’en aller par vexation, j’en étais conscient. Mais si ma petite pique fonctionnait, peut-être la frêle jeune femme devant moi trouverait-elle un moyen de ne pas perdre mon attention si souvent frivole. J’adorais voir les gens faire des pieds et des mains pour essayer de me plaire. Aerianna était-elle de ces gens-là ?

Je ne répondis pas à sa première question autrement que par un sourire joueur. Bien sûr qu’il l’était, ou il aurait tout interrompu bien plus tôt, ou il ne se serait pas laissé faire, ou il ne se serait pas approché de cette façon. J’étais en confiance et j’espérais que mon corps tout entier le communiquait. La confiance n’était pas en lui, car je savais qu’il ferait de moi ce qui l’amuserait le plus, car je savais que je n’étais qu’un objet entre ses mains, comme je l’avais été entre les mains d’autres… elle était en moi-même, car j’étais là où je souhaitais être, car j’étais là où je pouvais être, et car j’activais les bons mécanismes pour que ce que je venais chercher me vienne, comme il était prévu. Je clignai des yeux quelques fois, comme pour m’assurer que c’était bien le Prince Ethirëlon Nas’olen de Baaz’Hima qui me tenait le visage de cette façon, et satisfaite je l’écoutais me confirmer que tout allait bien.

Il parlait de posséder le petit crin d’écume, et c’était tout ce que ledit animal voulait.

Le spectacle aurait dû être considéré comme terminé, mais parce que je voulais le contredire je lui soufflai un unique mot. « Non. » Un pas en avant et je venais m’appuyer contre lui, contre son torse, prenant soin à ce que le mouvement ne l’empêche pas de garder cette main sur mon menton s’il le désirait. La magie avait continué de s’effacer peu à peu, mais soudain, l’ordre fut inverse, et je la laissai m’emplir à nouveau. Un éclat de lumière soudain me prit m’arrachant qu’un petit cri de douleur aigu que je ne pus freiner. Toujours contre lui je murmurai avec une voix plus chaude et rendue hachée par la douleur bien particulière. « Le spectacle… n’est jamais… terminé… » Je me décollai alors de lui sans pas en arrière alors que la magie s’évanouit rapidement, et en me hissant sur la pointe des pieds pour refaire une partie de la différence de taille je portai quasiment mes lèvres aux siennes, les laissant comme s’effleurer, avant de m’arrêter dans mon geste.

Le pas en arrière vint à ce moment là, avant un deuxième, et avec un sourire je continuais.

« …mais il faut toujours des entractes, non ? »

Je ne me détournai pas de lui pour autant, je m’étais dévoilée et il y avait toujours ce moment de flottement durant lequel je voulais savoir quel effet j’avais fait. Le moment était là, mais je ne voulais pas non plus rester totalement passive, il y avait un équilibre à garder. « Peut-être pouvez vous garder le petit crin d’écume dans votre bassin quelques jours ? Pour voir s’il est intéressant, pour voir s’il est amusant, et s’il fait l’affaire l’ajouter au bassin ? » Cette image durait depuis bien trop longtemps mais je n’avais pas le cœur de la tuer, aussi n’en ferais-je rien en attendant qu’il s’en lasse de son côté. Et puis, elle m’aidait bien jusqu’à maintenant, peut-être même que grâce à elle je venais de gagner l’hospitalité d’un Prince Marchand de Thaar ? Une hospitalité qui n’était pas aussi simple que celle de la plupart, car ils attendaient toujours quelque chose, ils ne faisaient jamais rien pour rien.

Mon sourire en coin ne vacilla pas une seconde, ni quand elle se rapprocha, quand ses lèvres effleurèrent les mienne ni quand elle recula. Peut-être au contraire s’accentua-t-il. 

-Il ne faudrait pas que l'entracte dure trop longtemps sinon on se lasse.

Aerianna jouait un jeu dangereux. Dans un mauvais jour, elle aurait pu voir s’effondrer tout ce qu’elle avait fragilement réussis à construire. Dans un mauvais jour j’aurais pu m’agacer de ce petit jeu, ces petits mystères, sa manière  de s’esquiver. J’aurais pu la renvoyer courir le désert jusqu’à Geresh ou peux importe où ça lui chantait d’aller.

Mais pas aujourd’hui. J’étais d’humeur joueur elle avait de la chance. Mais si j’étais d’humeur à accepter sa demande –demande qui m’arrangeait étrangement-, j’allais lui faire comprendre qu’elle avait droit à une immense faveur de ma part. Et puisqu’elle n’avait pas l’air de vouloir de ma compagnie, je décidais que s’en était assez pour l’instant.

A nouveau je m’approchai mais cette fois je ne me plaçais pas devant elle mais à ses coté. Mes lèvres frôlèrent son oreille alors que je me penchais.

-J’espère qu’il fera ses preuves. Je murmurais tout bas.

Et puis je continuais mon chemin, laissant Aerianna seule a cette étage. Seule ou en tête à tête avec Baaz’hima, ça dépendait.

En descendant l’escalier j’appelais tout de même quelques servants en frappant dans mes mains. Nous avions une invitée, et à Baaz’hima, un invité se devait d’être traité comme il se devait.