Etat Major | A l'ombre de notre fille [Kerath]

Vidée. Les yeux indécis cherchaient la solution alors que son esprit demeurait totalement vide. Ses pieds l’avaient conduite là, devant ce bâtiment qu’elle se refusait à franchir. La dernière fois, je suis morte. Les doigts poisseux se serrèrent sur leur prise. La sueur avait collé quelques mèches de ses cheveux immaculés ; elle puait. On n’aurait su dire qu’elle était exactement cette effluve. Un mélange incertains d’humeurs qui donnait à sa figure d’enfant et son air hagard un côté terrible. Elle avait vu les regards qu’on lui avait jeté alors qu’elle descendait sans hâte vers ces lieux qu’elle exécrait – autant avait qu’aujourd’hui. Elle ne parvenait plus à réfléchir correctement ni même à comprendre pourquoi tous s’étaient écartés de son chemin. La Rose Noire ne leur avait jeté qu’une brève œillade détachée, comme si son monde n’était plus le leur. Un geste un peu attendu lui fit caresser de sa main libre et sale la poupée de chiffon. Elle pendait à sa ceinture, n’ayant pas bougé. La dernière fois, je suis morte.

C’était toujours ainsi lorsqu’arrivait le moment de refermer la cage du Monstre. Complètement perdue, l’Infant ne pouvait plus qu’observer les ruines de son corps, la tombe de son cœur. Non qu’elle n’était plus là lorsque la Bête s’en allait ricanant prendre sa place. Plutôt elle se trouvât béate aux premières loges, spectatrice assentie du carnage de son propre esprit. Car là, il n’y avait dans ces moments qu’une lucidité folle : comprenant avec promptitude chacune des décisions à prendre, elle agissait si vite qu’elle n’avait guère le temps de se poser quelques questions d’éthiques. La morale, quoiqu’importe au regard de son admiration pour ses Dieux, s’en retrouvait calfeutrée à une petite part muette. Vivant ainsi dans la crainte constante de céder, d’ouvrir le verrou psychique qui taisait le meilleur d’elle, elle luttait. Mais ce combat était harassant et elle n’avait plus la fougue de ses jeunes années. Elle vivrait certes – et pour longtemps encore – mais dans l’impression croissante d’une incapacité notoire à gérer ses propres sentiments. Il n’y avait qu’à voir sa relation avec Kahveka : ne sachant trop, elle ne s’autorisait rien. Perdue, vidée. Comme si les mots n’avaient plus de sens, et les syllabes plus de musicalité.

La Bête grogna fort en se lançant sur les grilles de sa prison. L’assaut la secoua assez pour les prunelles sanguines s’agitent de manière plus ordonnée. Elle gravit les marches sans trop en avoir envie. Ce qu’elle s’apprêtait à faire n’allait pas arranger sa fatigue, ni même être une partie de plaisir. Elle avait accompagné la petite chose jusqu’au temple, lui avait juré au creux de l’oreille, dans sa semi-conscience, que tout était finie. Elle avait racheté sa faute à ses yeux, et comme une mère, lui avait baisé le front. Jamais elle n’avait connu Eldéenne plus forte que la jeunette qui était venue à bout de son expiation. Elle était éminemment fière d’elle, et toute forme de colère et d’inquiétude l’avait quitté. Bien sûr, elle ne s’adoucirait pas pour autant. Elle a encore tant de choses à apprendre Dula, oui tant de choses. Un petit sourire torve habilla ses lèvres restées mornes jusqu’alors. Et bientôt les lippes se desserrèrent tout à fait pour laisser glisser un ricanement. Ils me le paieront Dula, tous[i]. Et puis, tournant dans un couloir ; [i]Oui leur sang et leur douleur pour nous, oui ils auront mal. Arrivant devant le double battant qu’elle redouta tant, on lui barra la route. Les hommes d’armes la connaissait pour sûr, mais son accoutrement moitié tâché de sang et les côtes qu’elle tenait fermement dans sa main droite avait de quoi les inquiéter.

« Faites dire au Karliik Glenn que la Ditrown Da’re requiert un entretien céans ».

Si on lui avait dit qu’en acceptant de devenir le Karliik Glenn il augmenterait la charge de paperasse à gérer il aurait réfléchis plus sérieusement à la question. Toutefois ce n’était pas spécialement étonnant maintenant qu’il y réfléchissait. Les rapports des éclaireurs revenus de Nisétis lui faisaient de l’œil et il n’avait qu’une envie : s’en occuper pour aller se défouler au plus vite sur les dragons qui occupaient les ruines de la ville ; s’il ne s’agissait pas là d’un sacrifice que Zhak’Bar apprécierait il ne savait pas quoi faire d’autre. Raser l’Anaëh sans doute mais s’il y arrivait un jour ça serait au nom du Père des Batailles et non du Maître des Cataclysme. Il secoua lentement la tête, ça faisait la quatrième fois que son esprit vagabondait sur autre chose que les formalités qui attendaient son approbation. Dire que lorsqu’il était un rang en dessous il voulait être Karliik Glenn pour ne pas avoir à attendre avant de mettre un de ses plans à exécution… si seulement il avait réfléchi trente secondes pour se dire qu’une fois à ce poste rien ne changerait et qu’en plus il allait devoir donner son aval ou refuser les projets de ses subordonnés avant même de s’occuper des siens. Il aurait probablement tout de même accepté la promotion mais au moins il aurait pu s’y préparer.

Il se leva finalement mettant fin aux chamailleries de deux officiers qui se tournèrent vers lui ainsi que le reste de leurs camarades présents, il en fut de même pour les aides de camp et les soldats d’un rang moindre qui attendaient leurs supérieurs contre les murs, devant les bannières de leurs osts respectifs.

« Battez-vous, baisez ensemble ou allez manger un truc, enfin bref démerdez-vous sans moi pour vos engueulades et venez me chercher une fois que vous aurez trouvé un terrain d’entente, je vais pas rester ici plus longtemps si c’est pour perdre mon temps. »

Il fit ensuite le tour de la table pour sortir et il claqua la porte derrière lui, il n’eut pas le temps de faire une poignée de pas dehors qu’il entendit l’engueulade reprendre de plus belle. Il se dirigea alors vers la sortie de l’Etat-Major lorsqu’un soldat arrêta sa course devant lui pour le saluer.

« Un problème? » Demanda-t-il en se demandant s’il n’allait pas devoir se pencher sur une nouvelle demande.
« La Ditrown Da’re demande à vous voir. »
« Qu’est-ce qu’elle veut? »
« Elle n’a rien dit. »
« Et vous n’avez rien demandé. » Ce n’était pas une question ni un reproche mais une simple remarque qui fut rapidement confirmé par un rapide mouvement de tête du soldat. « Où elle est? »
« Elle vous attend dehors. »

Kerath hocha la tête et alla à la rencontre de sa subordonné en espérant qu’il aurait à revêtir son armure pour combattre parce qu’il avait envie de se défouler et que la commandante du C’nros ferait un adversaire intéressant. Les portes s’ouvrirent pour le laisser passer et il tomba une L’Renor avec deux objets insolites sous le bras. Il fallait dire que le général avait plus l’habitude de voir des côtes rattachées à la colonne vertébrale de quelqu’un plutôt que dans les mains d’une tierce personne. Il baissa les yeux pour voir s’il s’agissait de celles de la magicienne mais il abandonna bien vite, ça ne lui importait que peu.

« Salut L’Renor, s’il faut que je confirme un truc il va falloir attendre ton tour sinon accompagnes moi au Haut Temple, il faut que j’aille prier le Père pour me défouler. »

L’épaisse carrure ne tarda guère à apparaître. Face à lui elle paraissait si frêle, si petite que cela pouvait être risible ; elle n’avait guère la figure de l’emploi qu’elle occupait depuis une poignée d’année maintenant. Et plutôt, elle posa son regard carmin sans détour. Il avait l’air irrité, bien que cela changeait peu de l’ordinaire. Jamais elle ne l’avait vu heureux, tout du moins, elle s’en fichait assez pour ne l’avoir jamais remarqué. Je n’ai pas envie d’être ici, Dula. Son pouce caressa les os distraitement, comme pour oublier la fatigue et l’ennui qui l’assaillait. En vérité elle aurait aimé rester au chevet de Shyn’tae, jusqu’à son réveil. Non qu’elle n’avait pas confiance aux mains expertes des prêtres-soigneurs, mais elle se devait d’être là, à son réveil. Elle souhaitait lui dire, lui affirmer que le pire était fini. Cependant ces mots ne pourraient être vrais tant qu’elle n’aurait affronté Kerath – son père. La Sanguine ignorait même s’il était au courant de son retour. Aussi lui apprendre successivement la réapparition de sa protégée et de sa punition s’avérait être un entretien plus délicat qu’elle ne l’aurait aimé.

Sans un mot lorsqu’il lui passa devant, elle s’enjoignit à sa marche vers le Haut temple. Bien qu’elle n’avait guère la force de se battre d’avantage – ayant jeté ses dernières forces dans la douleur -, l’idée même de rencontrer le Père l’apaisait. Tu as agis justement en Son nom. Un petit sourire mauvais s’étira sur ses lippes alors qu’ils avançaient depuis quelques secondes à peine dans le silence. Elle n’attendait point une autorisation pour parler ; L’Renor avait toujours été trop taiseuse au goût de ses supérieurs, et cela ne changerait guère maintenant. Plutôt, alors que ses mirettes regagnaient de leur vigueur, elle décoinça ses lippes et articula brièvement.

« C’est la Petite Chose ». Un instant, elle laissa flotter les mots dans le dédalle de l’Elda. « Elle est revenue ». Cela vaudra bien de se défouler ; n’est-ce pas ?.

« Je suis content pour toi, mais en quoi ça me concerne ? ».

Fronçant les sourcils, elle pressa le pas pour arriver à sa hauteur. Avec ses longues jambes, il parcourait sans doute plus de distance qu’elle en un pas. Ne comprenait-il vraiment pas ? Le savait-il déjà ? Le nouveau Karliik n’était pas réputé pour sa patience. « A moins que tu n’acceptes les déserteurs dans tes rangs, je crains que cela te concerne également ». Sa voix fluette était restée parfaitement calme et respectueuse, bien qu’elle ne s’était faite à l’idée de le vouvoyer. Ils se connaissaient depuis trop longtemps maintenant pour se perdre dans de pareils usages.

« T’es venue me voir pour savoir quoi faire d’un déserteur ? Sérieusement ? »

« Non ». La réponse était sans appel. Il savait qu’elle n’avait guère besoin de lui pour quoique ce soit. « Je m’en suis déjà chargée ».

« Alors quel est le problème ? »

Elle lui tendit les deux côtes. Ses doigts étaient encore poisseux de sang coagulé. « Tu sais que je la protégerai, mais ta fille a besoin d’apprendre de toi aussi ».

Il s’arrêta net, les poings clos. Il lui fit face. « Ce sont les côtes de Shyn’tae ? »
Elle ne détourna pas le regard, quoiqu’il la domina d’au moins une tête. Le visage aussi serein et sérieux que possible, elle articula : « Oui ».

« T’as intérêt à avoir une bonne raison à me présenter en moins de quinze secondes »

« Lui sauver la vie valait bien deux côtes. Crois-tu que les autres mages n’auraient pas tenté de l’assassiner une seconde fois si rien n’avait été fait pour la châtier ? ». Puis dans un froncement de sourcil, elle ajouta : « Elle va bien ». Elle s’en était elle-même assurée.

« C’est toi qu’ils devraient assassiner. C’est toi qui a nommé Shyn’tae Phor’dur alors qu’elle est à des siècles de mériter la place ! Tu as préféré place une marionnette plutôt que quelqu’un qui le méritait. Tu l’as puni pour sauver ta peau ». La fin du laïus avait coupé tout le sang dans les phalanges blanchies de ce père en colère. Nul doute qu’elle s’en prendrait une sous peu. Cela, elle s’y était préparée. Non, ce qui poussait l’incrédulité, c’était les propos qu’il tenait là.

« Me penses-tu si inconsciente après tous ces siècles ? Crois-tu réellement que je l’aurais nommé elle ? Je ne sais pas ce qu’il s’est réellement passé sur le front, mais Shyn’tae n’avait reçu l’ordre que de me rapporter ce qu’il se passait – et de faire passer mes instructions si besoin ». L’Renor ne sut contrôler un petit rire nerveux. « Elle avait interdiction de se battre et d’user de magie. Il faut croire que ta fille a certains problèmes de respect de l’autorité ».  

Les poings de Kerrath se desserrèrent lentement en se demandant si elle ne lui mentait pas puis il haussa un sourcil. « C’est tout ? Jures sur Meingal que tu ne lui a pas donné d’autres responsabilités. »
« Je le jure Kerath ».
Il grogna quelque chose d’incompréhensible avant de finalement prendre les côtes. « J’imagine qu’elle était consciente quand tu lui les a enlevées. T’es certaine de pouvoir la protéger ? »
« Elle l’était effectivement ». Elle soupira, un peu inquiète tout de même de savoir sa protégée seule. « Je ne serais jamais certaine de rien avec la Petite Chose, mais ce que je vois en elle… ». La vieille eldéenne grommela, ses doigts s’en allant caresser le tissu qui pendait à sa taille. « Donne-lui une chance d’apprendre à tes côtés aussi ».
« Ce n’est plus une enfant, je ne comptes pas lui prendre la main, si elle veut elle peut. Il faut simplement qu’elle demande. Mais je n’y connais rien en magie, je ne peux lui apprendre qu’à tenir une arme sans se blesser. Et donner des ordres quand elle sera devenue Faern d’Hosse. Si je suis encore vivant. » Ajouta-t-il avec un sourire en coin. « Je lui ai déjà dit qu’elle avait du potentiel et qu’elle le gâchait en enseignant à l’Etude Noire, j’imagine que c’est ce qui l’a motivé à rentrer au C’nros. D’ailleurs, Shyn’tae m’a juré sur le Juste ne pas avoir déserté, ça m’étonnerait qu’elle se soit parjuré mais peut-être que sais quelque chose que j’ignore. »
« Elle viendra à toi. Elle a juré de servir le C’nros et s’est offerte à lui. Je lui apprendrais à prendre ma place, un jour, si le Père me le permet. Mais je ne suis pas son père. Pour une raison que j’ignore, je crois qu’elle t’admire ». Le général haussa un sourcil. Elle lui rendit son sourire. « Je ne la crois pas capable de désertion non plus ; elle ne serait plus de ce monde sinon. Je n’ai guère eu le temps de l’interroger, mais une fois réveillée, je compte bien avoir le fin mot de toute cette histoire ».
« Je ne sais pas trop ce qui s’est passé, ce qu’elle a fait après avoir échappé aux mages qui lui en voulaient mais si tu apprends quelque chose d’important je comptes sur toi pour m’en faire part. »
Elle frappa son cœur doucement de sa main droite en hochant la tête. « Je ne saurais défaillir à ma tâche ». Il hocha lentement la tête. Bien moins tendue à présent, elle ne se départait pas de son sourire : « Et toi, tu ne regrettes pas encore ta charge ? ».
La question lui fit pousser un long soupir. « Je ne la regrette pas mais j’aurais dû réfléchir un peu plus avant d’accepter. Après tout je suis là au lieu d’être dans une des salles de l’Etat-Major… ça te dit toujours de m’accompagner au Haut Temple du Père ? »