[Seigneurie de Chiard] Les cousinades de Verimios | Natael, Griffon

-Ce n'est pas le cas. Répondit-il. Ce n'est pas vous qui avez décidé que seuls les exploits faisaient d'un individu une personne digne d'intérêt. Je n'ai rien de plus intéressant que ça à vous partager. Je préfère autant vous raccompagner avant de vous ennuyer vraiment. Je vous trouverai un meilleur conteur que ce bon vieux Gaspard.
« Mais pourtant vous avez accomplis des exploits. Survivre en est un, dans une tempête ou dans l’estrévent, vous êtes toujours revenus de vos voyages. Combien peuvent en dire autant ? » La main que Prudence avait posé sur le bras de Natael se retira pour délicatement refermer la porte derrière eux sous le regard un peu surpris du jeune homme. « Je vous présente mes excuses si j’ai été insistante… c’est juste que, comme vous, j’aimerais pouvoir voyager, pouvoir sentir l’embrun à la proue d’un navire partant vers l’inconnu. Malheureusement ma condition me retient à Langehack. »

Un sourire triste passa un instant sur ses lèvres alors qu’elle détournait à nouveau le regard.

« En un sens je vous envie, sire d’Orman. Vous et votre liberté. »

Natael resta un instant là, les sourcils encore froncés, la jaugeant après ce qu'elle venait de lui dire. En la voyant agir avec sa Dame de compagnie, il avait facilement pensé que ce n'était pas le genre de femme avec qui il aimerait discuter. Mais elle semblait soudainement moins superficielle et moins hautaine qu'à son arrivée. Il la pensa donc sincère dans son aveu et croisa les bras, n'ayant visiblement plus l'intention de partir.

-J'ai survécu à deux ou trois tempêtes mais ça ne fait pas de moi un héros. Ce sont ceux qui nous ont tiré de là les héros. Moi, je me suis contenté d'attendre que ça passe. Je me suis perdu plus d'une fois. J'ai visité des cités autant que de la campagne et des ruines. J'ai fait des rencontres parfois banales, parfois moins. Ça s'arrête là. Tout ce que j'y ai gagné, ce ne sont pas des cicatrices mais une vision du monde différente et qui fait de ces soirées mondaines et ces ronds de jambe des jeux auxquels je n'aime guère participer. Alors je les dénigre et je m'amuse de ce que l'on peut dire de moi parce que, d'une certaine façon, la rumeur n'a pas tort. Mais je n'ai pas honte d'être ce que je suis au moins. Ma mère me fait les gros yeux en m'entendant parler mais ça rend ces séjours chez moi plus faciles à supporter.

Prudence était pendue à ses lèvres si bien qu’une fois qu’une fois la tirade du jeune homme terminée, elle ne répondit rien pendant une poignée de secondes.

« J’aimerais être aussi courageuse que vous, que ce soit pour faire face aux rumeurs ou simplement partir au bout du monde sans savoir ce que j’y trouverais. Mais j’imagine que c’est ma faute, j’ai passé ma vie à me conformer à un rôle, à agir et penser comme il se doit d’une femme. Mon frère peut faire serment de combattre un mal lointain au nom de la DameDieu ou de son aimée et il peut tenir sa promesse mais pas moi. Je devrais attendre qu’un preux chevalier me juge digne d’un tel dévouement. » Elle poussa un long soupir avant de reprendre.  « Je pense que c’est trop tard pour moi, bien que je comptes toujours sur votre liste des lieux à visiter à Geresh ou plus largement en Estrévent, mais je vous en prie : promettez-moi que malgré votre mariage vous ne renoncerez pas à vos aventures. »

Natael eut une moue pensive. Il s'était montré réceptif au discours de la jeune femme et comprenait son désarroi. Lui-même avait la chance d'être d'une famille de simple noblesse mais aussi d'être le troisième né. Il pouvait se permettre un peu ce qu'il voulait, d'autant que sa famille ne semblait pas vouloir l'en empêcher.

-Eh bien je choisirai la plus aventureuse des deux dans ce cas. Répondit-il sur un ton plus léger, presque espiègle. Dommage que vous ne soyez pas l'une d'elles, la question serait réglée.

Il avait dit cela sans la moindre arrière pensée. Il songeait simplement au fait d'accomplir son rêve et de la possibilité d'un tel mariage lui offrirait. Sans parler de l'écart d'âge qui était bien moindre avec Prudence qu'avec les deux demoiselles qui l'attendaient. Mais il n'envisageait même pas la chose. D'une part parce qu'une femme de son rang n'épousait pas un homme comme lui et d'autre part parce qu'il était déjà fiancé. Même si ses parents pourraient s'en arranger s'il devait trouver l'amour par ailleurs et qu'il changeait ses plans... Du moment que l'élue de son cœur soit noble, même sa mère pourrait donner son aval. La remarque fit sourire Prudence, espiègle à son tour.

« Si vous arriviez à convaincre mon père vous seriez mon héros. » La réplique amusa Natael qui étira enfin un sourire sincère. Elle reprit alors la direction des escaliers pour rejoindre les autres convives. « Mais je crains que vous n’y arriverez jamais si l’on s’attarde trop longtemps ici. »

Revenus dans la grande salle de réception après trop peu de temps d'absence pour que les convives ne se fassent des idées, les deux jeunes gens n'en restèrent pas moins à discuter un petit moment encore ensemble. Leur petite éclipse avait néanmoins provoqué quelques discussions et le fait qu'ils restent à discuter n'aidait pas à faire taire les mauvaises langues. Heureusement, certains cherchaient à y couper court, mais sans pour autant avoir l'intention de dédouaner qui que ce soit.

-Vous dites des sottises, c'est l'alcool qui parle ! Le Duc vient d'autoriser le mariage de d'Orman.
-Ah bon ? Il est fiancé ?
-Mais oui ! Souvenez-vous ! A une jeune fille du côté de Merval.
-Elle était trop jeune pour le mariage, c'est pour ça qu'il n'a exprimé sa requête que maintenant.
-Les fiançailles ou même le mariage n'empêche rien...
-Avec la fille de Langehack ? Je crois que ce serait mal avisé de sa part...
-Et il a l'air en bien meilleur état que vous mon cher. Vous devriez aller prendre l'air, cela vous rafraîchira les idées.

Alors que les conversations allaient bon train et que le vin coulait à flot, Natael ignorait totalement les bribes de conversation qu'il aurait pu percevoir ainsi que les regards suspicieux qui se tournaient parfois vers eux. Il eut néanmoins un commentaire envers l'héritière de Langehack comme quoi le fait de ne pas traîner trop longtemps pour aller chercher le châle n'avait apparemment pas suffit à calmer les langues de vipère. Cependant, une silhouette s'approcha d'eux, visiblement fatigué et, surtout, plutôt gai... Le jeune d'Orman prit un air paniqué des plus mal interprété.

-Me kidnapper ? Par Sainte Aliénor... Il se pencha vers Prudence pour lui glisser un mot qui se voulait faussement discret puisque Gaël en entendrait tout. Si je ne suis pas revenu dans dix minutes, appelez la garde.

Il suivit alors son cousin à travers la mer d'invités qui les séparait de l'extérieur. Sans sa discussion plutôt appréciable avec la fille de Griffon, il y serait sans doute allé lui-même étant donné qu'il n'aimait guère ce genre d'évènement publique. Et, lui qui était censé en être au centre, il avait bien remarqué que les invités se contentaient de venir lui souhaiter leurs vœux prestement avant de partir vers d'autres sujets plus intéressants pour eux.

-Donc on recommence l'année prochaine ? Chouette... Fit-il d'un ton monocorde, trahissant le fait que l'idée ne l'enthousiasmait pas du tout. Si tu arrives à trouver une autre raison que mon anniversaire, ça m'arrangerait. Je sens que l'an dix-huit ne va pas être mon année... Si elle pouvait ne pas se terminer sur d'autres mondanités de la sorte, ça m'arrangerait.

Toujours son franc parlé mais Gaël devait y être habitué maintenant. Cela n'avait rien de personnel et il pouvait le ressentir dans l'attitude qu'il adoptait. Mais rien ne pourrait l'empêcher de dire ce qu'il avait sur le cœur. Au grand dam de sa mère...
La question de son cousin ne fut pas tellement mieux accueilli.

-Tu sais bien que ce n'est pas demain la veille. Je vais devoir rencontrer mes fiancées, passer du temps avec elles pour faire mon choix, puis j'imagine que ça parlera aussitôt mariage, préparatifs et autres joyeusetés... Et je devrais sans doute me poser et me trouver une situation stable ici. Pour peu que quelqu'un veuille de moi ! Fit-il, amusé par la propre image que tous avaient de lui.

Natael ricana. L'image de lui en pêcheur était amusante et totalement invraisemblable. S'il n'était pas un adepte de ces jeux de dupes qu'étaient les soirées mondaines, il n'était pas non plus un amoureux des activités pittoresques. Il pouvait certes apprécier le spectacle que lui offrait une chaîne de montagne, une verdoyante plaine ou une falaise blanche sur une mer d'un bleu profond mais il n'était pour autant pas un homme de la nature. La solitude en revanche lui convenait bien mieux. En cela, la pêche pourrait lui correspondre. Mais la métaphore s'arrêtait à cela.
Néanmoins, lorsque Gaël lui proposa de lui confier une mission politique, il fit preuve de bien plus de sarcasme.

-Moi, en ambassadeur ? Je crois que tu as assez bu pour la soirée. A moins que ce soit à ma femme que tu confies cette tâche car, qui qu'elle soit, elle sera bien mieux taillée que moi pour toute affaire demandant un minimum de courtoisie.

Il savait que son cousin ne cherchait qu'à l'aider mais il ne voyait pas en quoi il pourrait apporter quoi que ce soit de positif à ses affaires. Gaël savait mieux que quiconque que le jeune d'Orman n'était pas le plus sympathique des hommes. La délicatesse, il ne connaissait pas ce terme et, même lorsqu'il essayait d'en faire preuve, il échouait complètement. Alors soit l'ancien régent avait perdu la raison, soit...

-Par contre, si tu veux te brouiller avec eux, là oui ! Je suis un choix judicieux. Plaisanta-t-il.

Il rit d'assez bon cœur avant d'écouter la proposition d'un voyage futur mais il n'avait que trop peu d'éléments pour deviner ce que son cousin avait en tête. Cela l'intrigua davantage et Natael porta sur lui un regard plus sérieux. Cependant, il n'en saurait manifestement pas plus pour le moment.

-Du moment que c'est dans mes cordes... Lâcha-t-il dans un haussement d'épaules avant de revenir à l'un de leur précédent sujet. Tu as déjà entendu parlé des filles Termer ? J'avoue avoir plutôt fuit le sujet jusque là. Je crois que ma mère a essayé de me parler d'elles une ou deux fois mais mon esprit s'est mystérieusement enfui de mon corps. Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'elle m'en a dit. Et je préfère autant ne pas m'attirer ses foudres en allant lui poser des questions et qu'elle comprenne que je ne l'écoutais pas. Les Dieux seuls savent ce qu'elle serait capable de me faire.

La proposition de Gaël ne lui fit ni chaud ni froid. L'orner d'un titre pompeux et inutile ne l'enchantait guère et ne l'autoriserait pas à reprendre sa vie telle qu'elle était jusqu'alors. Mais cela, son cousin n'en savait rien car, comme tout le monde, il ignorait sous les traits de qui il voyageait. Peut-être le jeune homme avait-il déjà entendu le nom de Titus Moranzi dans les camps de soin ou les infirmeries de fortune sur les champs de bataille mais jamais il ne l'avait rencontré, Natael y avait veillé. Tout comme il s'était toujours assuré que le de Laval ne manque jamais de rien lorsqu'il devait séjourner dans leur de ces horribles établissements.

Gaël ne put pas lui apprendre grand chose de plus sur les deux jeunes filles, mis à part que d'autres avaient tenté leur chance et des mariages auraient sans doute été conclus si les deux ne lui étaient pas réservées. Quel terme écœurant... Il avait l'impression qu'elles étaient réduites à une simple commande passée auprès d'un artisan. Mais c'était pourtant bien cela qu'il se passait puisque les parents du vitaliste payaient régulièrement une somme rondelette afin de maintenir leur accord. Cependant, en écoutant son cousin, Natael comprenait que c'était les Termer qui avaient le plus à y gagner dans ce mariage que les d'Orman. Certes, sa famille récupérerai bien plus que leur investissement mais ils n'étaient pas dans le besoin, contrairement à ses futurs beau-parents. Quant à lui, quelque soit celle qu'il épouserait, il ne serait jamais Seigneur de cette terre puisque l'aînée était déjà mariée. Non pas qu'une telle responsabilité l'intéresse, il mettait simplement en balance les éléments qui entourait son union prochaine.

-Ce n'est pas grave. De toute façon, je les rencontrerai bientôt. Dit-il, soupirant presque devant cette perspective. J'ai douze et treize ans de plus qu'elles. Ce sont des enfants. J'espère que l'une d'elle en a moins l'air que l'autre sinon je devrais peut-être tirer à pile ou face.

Le d'Orman plaisantait car ce n'était pas une bonne manière de procéder mais la perspective de se marier avec une adolescente à peine formée et de passer la nuit de noces avec elle le rendait déjà malade. Quoi qu'il pourrait peut-être reporter cette dernière étape de quelques mois. Après tout, ce n'était pas une union entre grands Seigneurs, ni entre héritiers. Personne n'assisterai à l'évènemenet ni ne viendrait se plaindre de l'absence de grossesse de si tôt. Il pourrait peut-être commencer par identifier celle avec laquelle il serait le mieux susceptible de s'entendre sur le long terme et attendre qu'elle devienne vraiment une femme pour entamer leur relation d'époux. L'idée était à creuser.
Malgré tout, Natael tourna la tête vers l'agitation à l'intérieur et observa les silhouettes féminines qui s'y trouvaient. Il était nettement plus attiré par le caractère et l'assurance que par la jeunesse. Et l'idée de déflorer une jeune fille ne l'excitait pas outre mesure, contrairement à bon nombre d'hommes qui s'en faisaient une joie, voire manipulaient ces pauvres demoiselles pour arriver à leur fin. Combien de servantes se mariaient en ayant déjà perdu leur hymen à cause de celui qu'elle servait tous les jours ?

Mais le jeune homme chassa toutes ces pensées pour revenir à son cousin et quelque chose de plus joyeux.

-Tu sais que Prudence ne serait pas contre le fait que j'arrive à convaincre son père de me céder sa main ? Lança-t-il sans laisser entendre qu'il l'envisageait vraiment mais que l'idée l'amusait. Elle aime l'idée de ne pas se retrouver cantonnée à la Péninsule et que je l'emmène pendant mes voyages.