Tous les chemins mènent à Langehack | Griffon

Elle avait passé le voyage agrippé à son manteau, gelée par les vents du nord et plus que tout : la neige. Ce n’était pas la première fois qu’elle en voyait mais ça n’empêchait que ce fût toujours aussi désagréable. Au moins cette fois Théodoric n’était pas là pour lui lancer des boules de neige dans la tête ; Gaël et Natanael ayant eu la délicatesse de ne pas prendre la place de son frère, Prudence n’eut qu’à se protéger du froid. Elle le fit avec peu de succès et elle devait avoir l’air belle l’héritière du marquisat, emmitouflé dans son manteau, le visage rougis tant par la maladie que la température, le nez coulant, les cheveux en désordre. Même si elle détestait cette image qu’elle renvoyait bien contre son gré, sans doute cela avait-il aidé à se rapprocher de ses deux compagnons de voyage vu que tous partageaient le même sort. La maladie ayant rendu tout plus complexe : ni les débats ni les cœurs n’arrivaient à vraiment s’enflammer dans cet état bien que ce ne fut pas faute d’essayer. Aux mauvaises oreilles, un mot ou deux prononcés l’air de rien dans l’habitacle du fiacre auraient pu lancer des rumeurs qui auraient parcouru tout le royaume ; ce qui n’était pas plus mal pour Gaël, le pauvre homme n’auraient sans doute jamais survécut à l’ire de sa tendre épouse.

Lorsqu’enfin ledit fiacre s’était arrêté, Prudence avait sauté sur l’occasion, presque littéralement d’ailleurs, n’attendant que de justesse que quelqu’un sorte d’abord, pour se dégourdir les jambes. Laissant des empreintes de pas dans la couche de neige, c’était bien la première fois qu’elle lançait un regard aux chevaux en regrettant de ne pas pouvoir monter sur leur dos. Suivant le sir du Chiard en direction des frondaisons, profitant du plein air, trop frais à son goût, pour tenter de regagner un peu de contenance. Cela étant dit, il fallait dire que Gaël, de par son état, lui facilitait grandement la tâche. Regardant la rivière du coin de l’œil, son attention attirée par un poisson qui malgré les températures indues ne se gênait pas pour nager, Prudence sourit à la question.

« Je l’envisage… » elle laissa le silence planer pendant une seconde ou deux avant de reprendre. « Grandiose. » Un sourire sibyllin sur les lèvres, elle se tourna vers son aîné. « Et vous ? »

Une moue boudeuse qui ne resta guère plus d’un instant sur son visage.

« Je comprends. » Ce qui était faux, après tout elle n’était pas mariée et son cœur ne battait pour personne. Quant à sa descendance, elle la voyait encore bien loin et si ses plans venaient à se réaliser elle resterait loin. Ce qui n’était pas plus mal, Prudence n’aimait pas les enfants et n’avait donc pas hâte d’en avoir bien qu’Anne lui avait bien dit que lorsqu’elle en aurait, son attitude changerait. L’héritière en doutait. « Tant que nous parlons de déplacement... »

Prudence se racla la gorge, mettant une main gantée devant sa bouche.

« J’ai ouïe dire que vous avez voyagé jusqu’à la capitale pour y voir mon cousin le roi, puisse la DameDieu veiller sur lui, avez-vous eu la chance de le rencontrer ? »

« Grandiose ». Le mot te fit sourire. Qu’avait-elle derrière la tête ? Tu ne pouvais le dire. En revanche ta réponse effaça son sourire, tu ne fis point attention mais il ne fallait pas être un génie pour le deviner. Tu avais pu sentir la tension qui s’était développée entre vous, tension sans nom et entretenue par vos talents diplomatiques aiguisés par des années passées à la Cour.

_ J’ai ouïe dire que vous avez voyagé jusqu’à la capitale pour y voir mon cousin le roi, puisse la DameDieu veiller sur lui, avez-vous eu la chance de le rencontrer ?

Le petit roy grandissait jours après jours et il était rare de l’apercevoir. Jusqu’à présent hormis les membres rapprochés de sa cour et de son conseil, seuls les pairs avaient pu le rencontrer… ou celles et ceux ayant un lien particulier avec l’enfant. Tu n’étais ni un pair, ni un membre rapproché de la cour mais tu fus de ceux qui s’étaient battus pour l’intégrer et dont la demande resta suspendue aux choix des régents successifs. Aujourd’hui tu étais dans l’impasse mais ce n’était pas plus mal, il y avait fort à faire à Missède…

_ Ce n'était pas tant pour apercevoir le Roy que pour m'entretenir avec le régent et sa cour, mon rang ne me permet pas d'exiger du temps de sa part. J’ai pu apercevoir Sa Majesté sans n’avoir jamais eu de conversation avec elle. J’ai hélas dû quitter précipitamment Diantra pour regagner Missède en apprenant le retour de mon beau-frère. Nous avons un certain… passif. Je suis certain que vous comprendrez aisément que j’aurais préféré revoir ma sœur plutôt que… cet homme.

Même le plus idiot des Nordiens aurait deviné l’aversion que tu lui portais. Une aversion entretenue à la fois par Cécilie et Linaëlle sur un passé bien houleux. Aujourd’hui, malgré son retour, ton influence restait la même sur la cour missédoise et sur ton neveu, ce qui était le plus important.
Te rendant compte de l’impression que tu pouvais donner, tu te repris et lui sourit. De manière forcée.

_ C’est Maël qui reste au centre de mes préoccupations. Je l’ai élevé comme mon fils et ma sœur m’a confié Missède jusqu’à son retour… Aujourd’hui c’est un inconnu qui récupère les deux. Qui ne serait pas inquiet face à un avenir flou ?

C'est un peu simple mais les détails sont pour le moment bien inutiles. Ton regard bleuté se pose de nouveau sur Prudence et parcourt les traits de son visage avec minutie. Tes lèvres s'étaient entrouvertes, laissant s'échapper une mince buée.

Elle hocha la tête, comme elle s’en doutait, à quoi bon aller voir un mioche qui était encore bien loin d’avoir voix au chapitre ? Cela étant dit peut-être qu’elle sous-estimait la personnalité en construction du jeune roi mais bon pour le moment elle avait beaucoup de mal à voir un quelconque intérêt à le visiter. Quoi que la conversation dût être au même niveau qu’avec un nordien et au moins Bohémond était encore trop bête pour être rancunier. Que la Bienveillante nous garde d’un souverain du nord, pensa Prudence, l’idée lui arrachant un frisson de dégoût qui passa aisément pour un frisson de froid. Dans cette optique elle devait agir et vite. En attendant elle hocha la tête au discours de Gaël qui ne manqua pas d’éveiller sa curiosité, il y avait probablement quelque chose à exploiter. La fin de sa déclaration la fit sourire, sourire qu’elle cacha derrière un éternument, sa main gantée venant à nouveau se placer devant son visage.

« Je n’ai eu l’occasion de parler ni à l’une, ni à l’autre mais j’ai pu voir votre beau-frère, de loin ; si j’en crois ce que mon père racontait à propos de la cérémonie… peu commune durant laquelle le baron lui a prêté serment je dois dire qu’il est étrange. »

Quant à la sœur de Gaël, Prudence se demandait si les rumeurs à son sujet étaient vraies et, même si elle ne leur accordait que peu de crédit, elle ne pouvait s’empêcher de se dire qu’un fond de vérité se cachent derrière chaque rumeur. Elle se retint de lancer un regard en coin au sir à ses côtés, préférant interroger le fleuve du regard : quelle rumeur pouvait être vraie ? La sorcellerie aurait au moins l’avantage d’être amusant, l’inceste… ça expliquerait pourquoi il fut déçu de ne pas la revoir. Pauvre Linaëlle… Prudence accompagna sa pensée d’un léger mouvement de tête, un petit hochement qui pourrait servir de réponse à la question rhétorique de Gaël.

« Ce n’est qu’un mauvais moment à passer, votre neveu grandira, tout comme Missède et, si les dieux le veulent et voient votre cause comme étant juste, la vérité apparaîtra au grand jour, tous la verront et la justice sera faite. » Prudence voulut préciser que souvent les dieux ont besoin qu’on leur force un tout petit peu la main mais le jeune homme étant quelqu’un d’intelligent, sans doute le savait-il déjà. « Mais vous avez raison, un avenir flou, incertain, n’est bon pour personne. »

Elle accompagna sa phrase d’un sourire et plongea à son tour les deux émeraudes qui lui servaient d’yeux dans les saphirs de son interlocuteur. Prise d’une bouffée de courage elle prit la main d’épée du jeune homme dans les siennes.

« Vous êtes un homme d’honneur, ce qui est bien plus rare qu’on ne pourrait le penser, un grand chevalier malgré votre âge, un homme aimant, et je vous le souhaites, aimé, des dieux, alors si vous avez élevé Maël comme votre fils je ne doute nullement qu’il ne pourra devenir comme son père. Je ne l’ai pas beaucoup fréquenté lorsqu’il était à la cour de son Excellence mon père mais j’ai pu voir un enfant plein de joie de vivre, curieux de tout et perspicace, vous n’avez pas à vous inquiéter. » Elle avait eu envie de dire qu’il était même bien trop curieux, au point d’en être pénible, mais étant donné que Prudence avait trouvé des excuses pour s’éclipser rapidement, elle n'avait pas vraiment trop de raisons de se plaindre et encore moins à l’oncle de l’intéressé. « Quant à dame votre épouse elle m’a eu l’air heureuse, sa grossesse semble bien se passer et arriver à son terme qui plus est. Votre futur ne me paraît pas si noir que ça. Je dirais que c’est même un magnifique ciel bleu ombragé par la seule présence d’un homme. Mais les nuages sombres ne résistent pas à la gueule du dragon d’or. »

Lâchant la main de Gaël, Prudence resserra son manteau autour de ses épaules pour lutter contre le froid ; son manteau frappé des armoiries de sa famille : blanc et bleu avec un dragon doré marchant au centre.

L’Homme recherche la garantie.
La garantie d’être récompensé après un labeur, la garantie d’hériter des biens de son paternel ou encore la garantie de stabilité de la part de son suzerain direct. L’Homme n’aime pas le flou, il l’appréhende, le hait ou s’en méfie. Parfois il l’extrapole et le déforme, le rendant plus dangereux et effrayant à ses yeux.

L’Homme n’aime pas le flou car l’incertitude le bride dans ses projets.
Et tu avais tant de projets… Certains plus grands que d’autres, plus importants que d’autres, plus politiques que d’autres aussi. Une foule d’idées qui se bousculaient dans ta tête et toutes se fracassent contre un plafond de verre : cet avenir flou.

Mais soudain, voici ta main prise, kidnappée par ses homologues féminines. Le discours de Prudence était à la fois beau et vrai, encore quelques mots et une déclaration aurait pu faire son apparition. Tes lèvres laissèrent entrevoir ta dentition en un sourire sincère et si la demoiselle s’était surprise à bien te détailler, elle aurait pu voir deux joues rosées par le froid, certes, mais également par la montée d’émotions suite à ces belles paroles. Elle savait y faire. Elle savait être diplomate et surtout, elle savait y faire avec les hommes. Tu tentas de rester sérieux.

_ Une Dragonne et un Gerfaut virevoussant dans un ciel sans nuage… L’image n’est pas déplaisante.

Quelques pas supplémentaires vous amènent à un tronc couché sur le sol et recouvert à moitié par la poudreuse. La mousse et les champignons du mois dernier avaient disparu et la vie animale n'avait tardé à en faire autant. Tu t’arrêtes pour poser ta main gantée sur le bois humide et ainsi sentir ses irrégularités.

_ Nous voulons la même chose vous et moi… N’est-ce pas ?

La question avait pour but d’obliger Prudence à donner une réponse. Une réponse qui confirmera ta pensée. La phrase était pour le moins cocasse. Un rictus aux lèvres et le regard posé sur ta main, tu t’amusais de la solennité de la question. Elle voulait tout dire. Elle pouvait tout dire.

Elle hocha la tête, c’était en effet une image qui lui plaisait, ce n’était après tout pas pour rien qu’elle avait voulu invoquer cette image.

« Je dirais même qu’elle est… belle. »

Un sourire amical vint ponctuer sa phrase. S’emmitouflant encore un peu plus dans son manteau la langecine suivit dans les pas du seigneur du Chiard, la traine de son manteau permettant de la suivre à la trace et pendant un instant elle regrettait de ne pas avoir de dame de compagnie pour épargner à ces fourrures ô combien vitale au vu du froid qui s’était abattu sur le royaume. Cependant ses états d’âmes ne perdurèrent guère longtemps, de toute façon elle changerait de manteau bien assez vite si c’était nécessaire. Laissant son regard vagabonder autour, Prudence tenta de renifler discrètement, ce qui n’était pas une mince affaire avec le calme qui régnait sur la clairière bien que le fleuve aidât. Puis elle s’arrêta lorsque Gaël fit de même, profitant qu’il lui tournait le dos, un sourire fleurit sur les lèvres de la jeune femme. On pouvait dire qu’il avait un certain goût pour la théâtralité.

Elle ne répondit pas tout de suite, préférant franchir la distance qui les séparaient encore, la neige craquant sous ses pas, on pouvait dire qu’elle n’était pas discrète et, ça tombait bien, ça n’était de toute façon pas l’objectif. Elle vint se placer à ses côtés pour regarder à son tour l’arbre de plus près. C’était un peu ridicule mais à quoi bon ruiner la mise en scène que Gaël avait mise en place ? Elle fut même tentée d’en rajouter une couche… et puis qu’Arcam emporte le protocole, conclut-elle finalement.

« Oui. » Répondit-elle en toute simplicité alors qu’elle retirait son gant. « Des voisins, des amis et une famille prospère, que la paix rayonne, que la volonté de la DameDieu soit faite mais surtout... » suspendant sa phrase dans l’air froid, la main nue de Prudence traversa la vapeur qui s’était échappé de sa bouche pour venir recouvrir la main gantée de Gaël posée contre l’arbre. « Que justice soit faite. »

Le symbolisme, la rhétorique, l’art de se donner en spectacle ; que de belles façons de jouer du Verbe et des manches pour offrir du relief à ses mots. N’est-ce point beau de donner tant de résonnance à ses ambitions ? Une bûche décrépie par l’hiver, quelle belle métaphore de la situation. Il ne manquerait plus qu’un baiser volé et les batifolages du couple dans la neige pour que les chroniques en parlent pour des décennies. Satisfaisons-nous du verbe pour aujourd’hui et laissons les fantasmes et les espoirs à demain. Tu es certain que les gardes disposent d’une imagination débordante…

C’est à ton tour de te saisir de sa main. Elle n’était pas froide, le gant devant être de très bonne facture, blanche et fine, sans imperfection. Tes doigts virent flatter son poignet et remontèrent jusqu’à son avant-bras, pénétrant sous les couches de tissus. Quel est donc ce non-respect de l’Etiquette ? Une fois de plus te voilà en passe de frauder ses fondamentaux. C’était certainement le jeu mais tu ne souhaitais pas en abuser, tout est bon avec modération.

_ Je vous estime beaucoup ma Dame et je suis heureux non seulement de vous avoir rencontré, mais également de vous savoir si proche.

Tes doigts reviennent sur les siens et tes yeux la détaillent peut-être… certainement, un peu trop pour un homme marié. Tu te reprends et croise de nouveau son regard pour t’y attarder. Elle sourit, tu lui réponds.

_ Il y a huit ans, ce cher baron a séquestré Linaëlle. Ni elle, ni moi ne le lui avons pardonné, même feue ma sœur lui en a tenu rigueur jusqu’à son départ. Justice doit être faite en effet. Je viendrai à Langehack dans deux ennéades pour en faire part à Son Excellence, votre père. Puis-je compter sur votre assistance comme vous pourrez compter sur mon indéfectible soutien à l’avenir ?

Tu connais l’ambition d’un frère sur la prétention -légitime- de sa sœur aînée pour l’avoir vécu. La préférence du marquis n’est un secret pour personne, un héritier mâle est souvent préféré à une héritière femelle et nul doute que Prudence aspire à beaucoup plus qu’être la sœur mariable d’un noble de haut rang, celle qu’on offre à son homologue pour protéger ses frontières ou en gage d’avantages commerciaux. Les guerres de successions ne sont pas rares en Péninsule et sans en arriver jusqu’aux armes, les tensions et complots sont monnaies courantes. Mais surtout, n’oublions jamais la base des relations nobiliaires : les femmes sont les véritables détentrices du pouvoir.

Elle fut contente que les doigts de Gaël ne s’attardent pas plus que ça sur son poignet, n’ayant nullement envie que son pouls qui s’accélérait ne la trahisse. Toutefois elle n’avait pas prévu qu’il soit plus aventureux qu’elle ne le fut : après tout il s’agissait-là d’un homme honorable et marié. Avec difficulté elle ne détourna pas le regard et bien vite, la sensation rugueuse du cuir sur sa peau nue se retira. Ne sachant pas si elle était soulagée ou déçue, Prudence se contenta d’un sourire qui, s’il n’était pas chaleureux, n’était pas froid non plus.

« Soyez certain que le plaisir est partagé, messire. » Ce qui n’était pas tout à fait faux, elle devait bien l’admettre. Ce grand jeune homme aux traits fins, délicats, ciselés comme ceux d’une statue, ses cheveux blonds comme le soleil, et ses yeux d’un bleu pur faisait permit à Prudence de se décider : la déception l’avait emporté. Il était la version perfectionnée d’un adolescent pour qui elle avait eu un béguin lorsqu’elle n’était encore une enfant avant qu’il ne disparaisse lors de la guerre civile. Elle ne savait pas ce qui était advenu de lui, comment il avait pu mourir, à moins qu’il ait décidé de refaire sa vie loin de Sorault et de ses marais, mais si elle devait choisir, si elle devait parier, elle dirait qu’il avait succombé à la maladie. C’était le plus probable. Son sourire disparut lorsque Gaël lui conta la mésaventure de Linaëlle. Elle couvrit son visage de sa main gantée pour cacher son expression horrifiée ; qui était tout de même visible sur la partie supérieure de son visage. « Fut-elle bien traitée ? Son honneur est-il intact ? »

Elle savait que certains étaient plus proches des bêtes sauvages que des hommes et certains se moquaient bien de l’âge de leurs victimes. Sans laisser le temps au seigneur de Chiard de répondre elle poursuivit.

« Je suis désolée, je ne savais pas… je croyais que c’était pour la protéger, qu’elle avait fui avec le baron. »