Congestion portuaire

Début quatrième ennéade de Karfias, an 18:XI
Port de Chiard

- Comment ça, une taxe de charriage ?!

L'Outremer ne l'était pas du tout. En fait, sa teinte virait lentement au rouge pivoine. Voilà bien une heure qu'il était devant le large bureau de cet officiel fleurant bon la petite bourgeoisie, engoncé dans des habits de bouffon à la mode, parfumé comme une femme. Avec ses bésicles en main et la nonchalance avec laquelle il manipulait la paperasse, il y avait pour Enguerrand de quoi rajouter de l'huile sur le feu de son ire.

- Hé bien, dit-il, vous m'avez parlé de charrettes transportant des biens, n'est-ce pas ? Et vous m'avez dit être également un... hum... marchand. Avec votre escorte. Vous cumulez donc plusieurs taxes dont il vous faut vous acquitter. Charriage, tonlieu, péage pour la ville, péage pour le port, l'octroi...

- Mais peste ! vociféra-t-il. Je l'ai déjà payé, votre ignoble tonlieu ! Et le péage aux portes ! Et celui du port ! J'ai même donné pour l'octroi, par les couilles d'Othar !

Le bourgeois devant lui était loin d'être impressionné par ses grands gestes et sa face rougeaude. Sans doute croyait-il en voir beaucoup des figures pareilles, ici. Il se trompait légèrement : peu d'entre eux était capable de venir le soir mettre le feu à sa maison. Enguerrand réfléchissait déjà à cette possibilité.

- Parfait, ce qui veut dire qu'il ne vous manque plus qu'à vous acquitter du charriage. Oh, et bien sûr, il vous faudra un peu de monnaie supplémentaire pour payer le capitaine du navire. Sans oublier cette nouvelle taxe sur...

Le pédant n'eut même pas le temps de réagir que le poing d'Enguerrand partait déjà pour lui cueillir la pommette. Le hobereau fut soulevé de son siège, si bien qu'il bascula vers l'arrière, tombant à la renverse. Lorsque les jointures atteignirent leur cible, un craquement diffus confirma que le coup avait été sévère. Enguerrand savait que frapper un officiel n'était jamais bon, mais par les Cinq, qu'est-ce que ça faisait du bien ! Malheureusement pour lui, les deux gorilles derrière le bourgeois avaient déjà abaissé leurs hallebardes. L'Outremer réfléchit vite à un plan tout en amorçant sa fuite par la sortie de la capitainerie, passant outre d'autres marchands parfois stupéfaits, parfois effrayés.

Les sergents suivirent l'Outremer à travers les couloirs de la capitainerie, avant que ce dernier n'en sorte en beuglant quelque chose devant lui. Lorsque les molosses rappliquèrent à l'air libre, ce fut pour être accueillis par une large bande de cotereaux, mains sur leurs épées, avec un Outremer jubilant devant leurs faces de rat garnies d'étonnement.

- Allez mes gueux ! Rentrez voir si l'aut' tanche va bien ! Ah, et au fait, dites-lui bien que s'il n'aime pas ma manière de payer les taxes, vaudrait mieux qu'il reste à carreau !

Si les mercenaires ne comprirent pas trop où résidait le sens de la blague, ils ricanèrent par solidarité. Les hallebardiers, se sentant menacés, rentrèrent doucement dans la capitainerie. Ils avaient le temps de toute manière : ils pouvaient toujours revenir avec trente de leurs copains la fois prochaine. Or, Enguerrand avait décidé qu'il ne leur donnerait pas cette satisfaction. Il se tourna vers l'Archidiacre.

- On est compromis. Ils nous ont sifflé tout ce qu'on pouvait payer en taxe, et maintenant ils ne nous laisseront sans doute pas monter sur le moindre bâtiment.

Bernardin soupira, s'approchant pour murmurer à Enguerrand :

- Je t'avais bien dit qu'il fallait se débarrasser de notre chargement avant d'entrer à Chiard ! Comment crois-tu que ces gens soient devenus si riches, sinon en volant les honnêtes marchands ?

Et bien qu'il y ait du vrai dans les paroles du prêtre, l'Outremer n'avait pu se résoudre à abandonner le butin. Cette histoire de commerce, de marchandises et d'escorte avait été une couverture intelligente, jusqu'à ce qu'ils arrivent aux portes de la cité. Ah là, les bourses avaient dégusté ! Enguerrand prit donc une décision rapide.

- On embarquera pas à Chiard avec les carrioles. On se rend à la cache près du pont de Havramont. On récupère un peu de notre vieux butin, on descend le Bornent et on fonce droit dans une région où on nous connaît pas. De là, on pourra prendre un bateau en espérant que les taxes portuaires soient pas aussi insolentes qu'ici.

Le plan semblait convenir à la plupart des gars, notamment parce qu'ils allaient pouvoir aller récupérer les vieilleries dormant dans l'une de leurs caches à butin. De nombreux souvenirs de leurs précédentes rapines leur revinrent en mémoire. Mais il n'était pas temps pour les mélancolies : la priorité était de fuir Chiard avant que le bourgeois se réveille, et que les vigiles leur talonnent le fessier. L'ordre fut lancé, et la compagnie se mit en branle, toutes charrettes et montures dehors, battant le pavé à la roue. Direction les terres du roi, un endroit plus qu'approprié pour des hommes se revendiquant de lui...