Dix huitième année du XIe Cycle,
Tariho de la Neuvième ennéade de Favriüs,
Nord du Protectorat d’Alëandir.
Sur les sentes éprouvées de mille passages, d’animaux et d’
Anëdhels, les pas du Doyen imposaient sa bruyante présence. L’Œuvre s’était faite belle, brasillait de ses éclats d’émeraude qu’offraient un printemps déjà mûr. La Trace était loin, et avec elle s’étaient éloignés jusqu’à disparaître les derniers reliquats de l’empreinte
Taledhelle. Les troncs des plus vieux arbres se faisaient ses appuis lorsqu’il posait la main sur leur écorce millénaire, cherchant à s’inspirer de leur éternelle sérénité. Le chant coruscant de quelque lointain
Silm'Aiwë l’accompagnait dans son voyage alors qu’il se frayait un chemin incertain au milieu des frondaisons.
Avec l’aube, Lómion avait quitté la caravane et la relative sécurité procurée par l’entourage des chariots et des Lëandrins, en route pour la Rocheuse ou la Lumineuse. Il avançait, désormais seul, sachant qu’il serait vu bien avant qu’il ne verrait. Il savait le refuge de la
Lin’Serindë proche mais n’en connaissait ni l’exact emplacement ni l’accueil qui lui serait réservé. Il savait comme Uinèn avait souffert des condamnations de son clan à l’égard de l’innocent épanchement de son cœur pour un du
Haedhrim. Mais cœur qui aime ne pouvait se départir de sa flamme, ils l’avaient compris.
Et vint un nouveau Souffle.
Vint Estiam.
Ils l’accueillirent et en firent leur Fils. Car bien avant d’embrasser l’enseignement de l’Académie, Estiam fut l’enfant de la
Lin’Serindë.
Une larme mouilla sa joue, perle cristalline dont la tristesse du Doyen s’était faite la nacre. Son allure faiblit, le tronc d’un Millénaire fut l’exutoire de son chagrin silencieux. Solide colonne soutenant la lourde canopée, il épancha ses larmes entre ses noueuses racines au support compatissant. Le bruissement de la sylve avait repris le dessus sur le hurlement des pas du
Taledhel et lui murmura apaisement.
Il reprit la marche, laissant ses dernières larmes s’évanouir sur ses joues.
Anaëh le comblait de ses vénustes merveilles. Chacun de ses pas le faisait pionnier d’un nouveau paysage que l’Œuvre n’offrait qu’à lui. La même brise qui étreignait le tissu de sa robe et s’insinuait dans ses cheveux de jais animait d’erratiques mouvements les branches des arbres qui enserraient le sentier. L’espace d’un instant, Elle lui souffla l’image d’un Lómion encore jeune découvrant la Création d’
I Emël, la main prisonnière de l’étau affectif d’une poigne paternelle.
Le bruissement d’un soupir céleste dans la canopée, le gémissement du tronc que son propre poids fait fort et résiliant face aux asseaux du vent. Les oreilles du Doyen frémirent et vers sa droite s’inclinèrent alors que le murmure d’un pas s’enfonçant dans l’humus l’amenait à sursauter violemment. La pointe d’une flèche, tenue au bout d’un arc bandé, effleurait sans douceur sa joue. Les
Lin’Serindë, comme ceux des autres
Noss, ne laissaient nul citadin pénétrer impunément leur zone de chasse. Ceux de la Noss d’Uinèn, cependant, concevaient suffisamment la fraternité du
Haedhrim pour ne pas en abattre les représentants à vue.
« –
Je souhaite parler à Uinèn. »
L’
Ornedhel était de ces jeunes que la traque pour la survie du clan avait fait talentueux chasseur précocement. Plus silencieux que la forêt et aux flèches sentences de mort, il était le prédateur. À l’évocation du nom de la Première
Serindë, toutefois, la tension se relâcha quelque peu, les fibres de l’arc se détendirent et la flèche s’éloigna du visage du mage. Les artisans et les guerriers du clan étaient aussi de ceux qui, au lendemain du Voile, avaient accueilli les appelés d’
Ir Iarwin.
« –
Suivez-moi. »
Le poing de l’
Ornedhel poussa avec rudesse l’épaule du Doyen pour l’engager hors de la tortueuse sente. Sans parole, les dernières heures de marches furent plus ardues, tant par le rythme imposé que par l’absence de chemin ménagé pour permettre au mage de fendiller la sylve vers son aimée.
« –
Lucëya ! »
Les visages se firent plus durs lorsque les deux
Anëdhels s’enlacèrent, mais leur chagrin pesait plus que la pudeur à laquelle ils s’astreignaient d’accoutumée.
« –
Ni ná manwa. Je suis prêt.–
Ni pata lentyé. »
Je marche avec toi.