Des voiles venues du sud [Nakor]

Verimios, première ennéade
An dix-huit du onzième cycle

Le navire marchand était parti de Thaar à l’aube de la première ennéade de Verimios, comme n’importe lequel de ceux qui se rendaient à Geresh, Fel’dorn, Eofel ou n’importe quel port dans les Septmonts. Plus particulièrement, il était comme ceux qui, plusieurs années plus tôt, se rendaient à Naelis. Le navire et ses marins s’arrêtèrent à chacun des ports en prenant tout le temps du monde, profitant des tavernes et autres plaisirs qu’on pouvait trouver dans un port une fois les transports de marchandises effectués, avant de rejoindre leur capitaine dans le vacarme de matelots éméchés. Le capitaine profitait donc de ces haltes pour mener à bien des échanges divers, faisant débarquer de lourdes caisses pour en embarquer d’autres. Quelqu’un qui savait ce qui se tramait aurait probablement remarqué que là où les caisses de marchandises raffinées étaient vendues, diverses provisions étaient achetées en nombre. Le manège dura assez pour que Solon de Trys soit accostée en milieu d’ennéade. Là, les marins profitèrent aussi du lieu, mais, plus sages, ils rentrèrent plus tôt de leur virée du soir.

Etaient-ils vraiment sages ou parmi les plus sots dont les Septmonts avaient reçu la visite ? Ce n’était pas évident. En tout cas, ceux qui avaient partagé avec eux une tournée de choppes de bière avec les plus jeunes d’entre eux avaient entendu les mêmes choses que celles qui avaient partagé leur couche, ils étaient inquiets. Leur destination était la Péninsule mais au lieu de s’engager sur la route commerciale la plus courte et la moins risquée jusqu’à elle ils allaient partir d’ici seuls et prier qu’aucun dragon bleu n’éventre leur coque. C’était surprenant d’entendre de jeunes hommes invoquer tant de malheur dans un monde où la superstition n’était jamais en reste, mais ils devaient à la fois être trop neufs pour s’en rendre compte et à la fois faire partie d’un équipage trop souple pour les réprimander comme ils auraient dû l’être. Quand des marins plus aguerris vinrent les récolter en les réprimandant de s’être saoulé la veille d’un tel voyage, on comprenait que c’était à ce genre d’équipage qu’il arrivait toute sorte d’accidents, et que plus que le destin c’était l’amateurisme de ceux à sa tête qui les provoqueraient.

Ils disparurent pour la nuit et on ne les revit pas avant leur départ, alors qu’ils œuvraient dans un silence de mort.

Le navire prit la direction du large, vers les côtes péninsulaires les plus proches de l’Aduram, avec vraisemblablement l’intention d’éviter de longer les côtes qui le mèneraient vers Naelis, une destination qui n’avait plus été censée depuis des années, mais ce ne fut pas longtemps le cas. Une fois hors de portée des sens de ceux qui longeaient les quais de leur dernier port les voix s’élevèrent pour lui faire prendre petit à petit une tout autre direction. Quelques rires fusèrent alors en même temps que des coups heurtaient les épaules des plus jeunes comme des vétérans, les acteurs de cette escale. Le navire réapparaîtrait mais personne ne savait encore dans quelles conditions, et si certains au port répétaient que tout ce pessimisme et cette gestion catastrophique d’un équipage empli de doutes avait été à l’origine de quelque avarice qu’il subirait ce serait grâce au spectacle qu’ils avaient tous servi.

Un seul matelot restait silencieux car sa mission n’était toujours pas venue. Celle-ci tous l’ignoraient excepté un capitaine dont la langue avait été liée par assez d’or pour prendre sa retraite où il le souhaiterait. L’homme portait des cheveux mi-longs trempés de sueur qui encadraient un visage marqué par la vie. A une cicatrice qui allait de la joue au coin de sa lèvre supérieure s’ajoutaient des rides relativement discrètes autour d’yeux verts fatigués, et l’expression des plus sérieuses qu’il arborait rendait invisible sa bouche enfouie dans une barbe assez fournie. On le voyait régulièrement se gratter le menton, indice qu’il ne portait vraiment sa pilosité que depuis peu de temps et qu’il se porterait sûrement mieux dès qu’il pourrait s’en débarrasser. Ce qui viendrait bien assez tôt, il pensa, aidant son équipage à achever la manœuvre qui avait donné son nouveau cap au bâtiment naval. Il abhorrait ce genre d’effort mais il se répéta qu’il devait tenir bon.

***

La cité de Naelis s’était présentée à l’horizon au matin du septième jour du mois. Après être sûr qu’on les avait bien repérés le capitaine avait ordonné qu’on abaisse l’ancre et avait choisi un matelot pour manier les avirons de la barque qu’on mettrait à l’eau pour qu’ils se rendent tous deux jusqu’à la cité. Son choix s’était porté sur le rouquin aux yeux verts et avec était venu l’ordre qu’il aille soigner son apparence et s’habiller pour ne pas lui faire honte. L’homme ne se fit pas prier et lorsqu’il sortit de la cabine du capitaine, c’était sans aucune barbe pour le gêner. Son regard se perdit un instant dans la direction de la cité meurtrie mais elle ne lui inspirait étrangement aucune émotion. Il n’avait réussi à se laisser emporter par l’entrain de l’équipage entièrement humain avec qui il avait partagé ce voyage, pas même du petit nombre de ceux qui avaient connu cette cité avant qu’elle ne rompe tout contact avec Thaar et se félicitaient de la voir encore debout.

Lui ne ressentait rien, mais ce n’était pas pour autant qu’il n’accomplirait pas sa mission, pour elle.

A mi-chemin et sans un mot il inversa sa place avec celle du capitaine. Son supérieur se saisissant des avirons il s’en détourna pour se redresser et, debout, observer la cité, le menton haut. Le pourpoint en damier noir et blanc qu’il portait désormais était associé à une tenue si raffinée qu’il était passé du statut de matelot à celui de capitaine en une poignée de secondes. La mission de l’homme commençait en cet instant, et tout dans son attitude montrait qu’elle dépassait le rôle qu’il avait joué pendant une poignée de jours. S’il connaissait l’importance de sa présence en ce lieu et en cet instant pour la Princesse de Geresh, il était empli d’un calme absolu. L’échec de l’entreprise de la Princesse Aerianna Hiisi pouvait venir de tant de variables qu’il ne prenait aucune de celles qui ne le concernaient pas en compte, et encore moins celles qui existaient dans le passé.

Tous ceux qui connaissaient le but de l’expédition et n’étaient pas totalement ignorants sur les dynamiques de pouvoir qu’on trouvait en Ithri’Vaan savaient qu’ils ne seraient pas reçus en héros par Naelis. La méfiance était normale, et l’envoyé de la Princesse de Geresh ne doutait pas que si c’était elle qui avait subi ce genre d’attaque elle aurait été fermée à tout allié potentiel qui ne s’était pas révélé au plus fort du besoin. Il savait donc qu’il ne serait pas reçu en héros, mais il ne s’attendait pas à ce que cela se manifeste de cette façon. Le tapis volant en se précipitant sur lui déclencha une peur qu’il n’assumerait probablement jamais autrement qu’avec son mouvement de recul et un regard figé, tandis que le capitaine faisait de son mieux pour adapter les mouvements de ses avirons à la nouvelle situation. Un tapis volant était évidemment objet qu’ils n’avaient jamais vu de leur vie et dans un contexte tout différent il aurait probablement amusé, un amusement non judicieux lorsqu’un mage volant représentait une si importante menace.

La situation était assez surréaliste pour que le rouquin ne s’inquiète pas d’être assis lorsqu’il répondrait à celui qui s’annonçait déjà régent de Naélis, et il devrait de toute façon s’en contenter alors que se relever lui ferait prendre le risque de finir la discussion à la nage. Il réfléchit quelques instants avant de répondre, le temps de faire de l’ordre dans son esprit. L’homme à la longue barbe blanche se disait être homme le plus important de la cité, il était vraisemblablement une menace assez grande pour les faire couler tous les deux en un claquement de doigts, il était peut-être une voie d’accès à Naélis. La précaution aurait voulu être de ne pas forcément le croire, de ne pas aller trop loin dans les explications, mais il n’y avait aucune raison de croire que le très sérieux mage qui se présentait devant lui n’était pas honnête, et il avait le profil parfait pour être la raison pour laquelle Elda n’avait pas réussi à briser une nouvelle cité. Et de toute façon, s’il mentait, soit il le faisait au compte du pouvoir, soit il comptait ne pas leur laisser une chance de répéter aux mauvaises oreilles son mensonge.

A côté d’eux, le capitaine affolé savait pourquoi son navire avait été mis au service de la Princesse de Geresh.

« Je me nomme Cassir, mon compagnon est capitaine de la Vagabonde, notre navire ancré au large. La Princesse Aerianna Hiisi de Geresh sait que Naélis a souffert l’assaut des Osts sombres et se félicite de la savoir encore debout, même si elle n’ose imaginer l’étendue des sacrifices auxquels votre belle cité a dû faire face. Elle souhaite tendre une main bienveillante à Naélis et j’en accompagne la première manifestation. La Vagabonde est pleine de vivres pour ceux qui en ont besoin, car la Princesse de Geresh ne doute pas que vos campagnes ont souffert de la présence d’Elda et que la moindre aide trouvera son utilité. Ma Princesse espère que nous saurons échanger outre notre apparition cavalière qui n’est qu’un des nombreux symptômes d’une époque dangereuse. »

L’occasion était bonne d’en dire le plus possible alors que l’approche du mage lui avait fourni comme une entrevue privée. Aussi Cassir avait-il déclaré une partie du discours qu’il ne s’attendait à pouvoir servir aussi tôt aux survivants de Naélis, parlant sans montrer sa nervosité, sans avouer à son interlocuteur qu’il savait prendre un risque, sans même lui avouer qu’il avait encore un peu peur de lui. Là, alors que sa langue s’était enfin assagie, il se demandait si l’entreprise de sa Princesse avait une chance d’aller de l’avant, mais surtout il se demandait si le danger qu’elle laissait courir sur Geresh valait le coup. C’était idiot de se poser la question, en vérité, car il était déjà trop loin pour rebrousser chemin et celui qui en détenait temporairement les clés n’était autre qu’un mage jugé sur un tapis volant. Le visage aussi sérieux que la situation l’exigeait, Cassir attendait sagement les premiers indices pour répondre à son questionnement.

La confiance était un curieux objet que personne ne donnait pleinement en ces contrées. Ceux qui allaient trop loin dans son don se retrouvaient bien souvent avec un poignard enfoncé entre les omoplates et pourtant Cassir tenait entre ses mains celle d’une Princesse qui tentait un pari osé. Elle lui avait demandé d’étendre cette confiance à la cité qui avait décidé de retirer la sienne à Thaar, elle lui avait demandé de tendre une main à la cité qui n’en voulait plus, et elle avait agi ainsi même en n’ignorant pas la menace du poignard. Pour ne pas menacer un équilibre bien incertain, le messager de la Princesse de Geresh tenait sa langue en écoutant le mage parler. Il n’avait pas trop le choix, de toute façon, alors que le manège du tapis supportant le prétendu régent leur donnait un air bien insignifiant dans leur petite embarcation qui pouvait certainement disparaître sous les flots en un seul instant.

Le mage s’exprimait avec assurance, une bonne chose, et son discours était en accord avec l’identité qu’il se donnait, alors qu’il exposait un peu plus qu’il n’avait besoin dans quel contexte la visite du navire survenait pour Naélis. Bien sûr c’était plus simple quand on tenait à sa merci ses interlocuteurs, et rien ne l’empêchait de les couler tous les deux maintenant qu’il avait reccueilli assez d’informations pour peut-être secrètement retourner les Osts contre Geresh et gagner ennéades, mois, années… Mais ceux de Naélis étaient censés être plus honorables que ne l’étaient ceux de Thaar, et s’ils ne l’avoueraient peut-être pas, Cassir comme sa Princesse comptaient en partie là-dessus. Ils étaient conscients que la traîtrise et les liens étroits avec les Sombres dans lesquels ils avaient grandi n’avaient pas les mêmes prises ici. Cassir espérait tout de même n’avoir à rien dévoiler de plus avant d’être en position de s’exprimer avec moins de craintes, sur un sol qui ne pouvait l’engloutir, quelque part où il aurait pu corriger le régent pour lui signifier que le premier pas effectué dans son sens était l’arrivée même de la Vagabonde. Peut-être pourrait-il aussi apprendre pourquoi la Reine de Naélis avait besoin d’un régent.

En attendant, Cassir rendit au sourire de l’homme par le sien, un peu plus emprunté, et lui répondit.

« Nous consentons de bonne grâce à vos conditions, la Vagabonde et tout ce qu’elle contient vous est accessible dès maintenant. J’aimerais pouvoir vous demander une seule contrepartie, que le nom de ma Princesse ne soit pas prononcé en la présence de ses matelots. »

Il faudrait ensuite songer à faire demi-tour et rejoindre le navire, ce qui n’enchantait pas son capitaine épuisé.

Cassir avait hoché la tête à la demande du régent de prendre place à bord de la barque un peu tardivement mais il ne s’inquiéta pas de ça, il en était même soulagé. Si le vieil homme pouvait ne pas poser le pied sur la Vagabonde avant que lui-même et son capitaine ne le fassent certains dangers seraient évités. Et puis, il comprit bien rapidement, quand l’embarcation commençait à se mouvoir seule, que la présence de celui qu’il apprendrait bientôt se nommer Nakor allait lui préserver bien des forces. Aussi ne proposa-t-il pas à son capitaine qui n’avait plus besoin d’aide de reprendre les avirons à l’approche rapide de son navire. Il prit plus de temps à réfléchir à la deuxième demande du magicien, pas certain de la marche à suivre. Mais l’hésitation fut de courte durée. Son nom n’était pas un secret mais son rôle si, il ne devait pas lâcher Nakor d’une semelle mais il ne pouvait le laisser s’adresser à lui non plus, alors il décidait de s’accrocher à son capitaine encore un peu plus.

« Nakor, mon nom n’est pas un secret mais il est préférable que vous ne vous adressiez pas à moi. Isrelm, capitaine de la Vagabonde, doit rester votre interlocuteur privilégié tant que je ne pourrais me prévenir des regards des autres matelots. Je resterais cependant près de lui. Il en sait assez mais s’il ne peut vous apporter une information dont vous avez besoin je m’en chargerais. »

L’intéressé sembla reprendre vie à la mention de son nom, et il sourit, un peu forcé, pour confirmer que les dires de Cassir étaient véridiques. Isrelm était plus âgé que son compagnon d’une ou deux décennies, et ce qui se voulait être son dernier voyage ne l’intéressait pas plus que l’or qui se trouverait dans ses mains en rentrant à Thaar. Il avait le teint hâlé, sa chevelure brune encadrait un visage buriné et un voile commençait à couvrir son regard clair. Il lui restait une musculature suffisamment développée pour les tâches les plus physiques, mais l’âge où il avait pu dominer ses marins seul tirait tout de même sur sa fin et il se faisait régulièrement accompagner par ses favoris pour l’aider à faire régner l’ordre. Personne ne serait donc perturbé par un accompagnement constant de Cassir, surtout avec une visite comme celle-ci. Quand l’embarcation rejoignit la Vagabonde et que le petit groupe se trouva à son bord, Isrelm fit une annonce aux matelots rassemblés là par la curiosité.

« La Vagabonde accueille en ce jour un invité de marque, le Régent de Naelis, pour inspecter notre cargaison avant de pouvoir nous autoriser à gagner le port. Vaquez à vos occupations et ne vous mettez pas en travers de notre chemin, c’est tout ce que j’exigerais de vous. Venez, Régent, les provisions sont par ici. »

La visite commença par les calles dans lesquelles le petit groupe descendit. Un impressionnant nombre de caisses de taille diverse étaient entassées là, de telle façon qu’un novice du métier se demanderait comment le navire faisait pour flotter. Toutes n’étaient pas visibles mais Isrelm proposa à Nakor de choisir n’importe laquelle des caisses dont il voulait vérifier le contenu. S’ils le pouvaient, Cassir et son capitaine se débrouillèrent pour lui amener l’objet de sa curiosité, mais ils firent aussi l’effort de rendre accessibles certaines en fond de calle avec l’aide de matelots appelés pour l’occasion. La plupart étaient pleines de céréales diverses trouvées en Ithri’Vaan et au-delà ainsi que d’autres aliments dont la conservation à longue durée avait été assurée. On pouvait réellement y trouver de tout ce qui pouvait s’acheter entre Thaar et Naelis. Le message devait être clair, la Princesse de Geresh savait que cette année Naélisienne allait être marquée par peu de récoltes, elle visait à combler ce qui pouvait l’être avec un seul navire. Quelques caisses sortaient du lot et venaient directement des vergers de Geresh. Si leurs aliments ne pouvaient durer jusqu’à l’hiver ils étaient destinés aux palais les plus raffinés, non au peuple.

Cependant, autre que le faible nombre de fruits, rien ne suggéra que le peuple n’y avait pas droit.

La visite s’acheva alors dans la cabine du capitaine, une pièce spacieuse où l’on pouvait notamment un grand bureau ouvragé près de grandes fenêtres, et, un peu plus étonnant, dans un coin, la cage d’un Qeslac qui attendait docilement qu’on lui donne quelques instants de liberté ou peut-être sa prochaine mission. Cassir ferma la porte doucement derrière le Régent et reprit le contrôle de la conversation en le dérobant à Isrelm sans qu’il n’y voie quoi que ce soit à redire. Il sourit en se campant devant le grand oiseau qu’il affectionnait et se retourna vers Nakor. Si la cargaison de vivres représentait le présent, le bel oiseau représentait l’avenir, un avenir potentiellement dangereux, mais potentiellement prospère. Après tout il n’avait aucune idée des plans de sa Princesse pour la suite, il ne pouvait qu’espérer qu’elle ne se fasse pas prendre. Ne lâchant pas son sourire, il expliqua – peut-être inutilement – au vieil homme en quoi ce qu’il avait devant lui était important.

« Si notre dialogue aboutit à une entente, il sera peut-être plus approprié de passer par lui que d’envoyer des multitudes d’agents risquant se faire surprendre… »

Peut-être espérait-il que mentionner l’éventuelle entente pousserait Nakor à donner un verdict dès maintenant ?

Tout se déroula pour le mieux, et rien ne sortit de l’ordinaire lors de l’examen des marchandises, Nakor semblait satisfait.

Les yeux d’Isrelm s’écarquillèrent à la mention de Nisétis et Cassir dû se contrôler pour ne pas faire de même. Cela semblait impossible, mais Nakor n’avait pas plus de raison de mentir à un tel sujet qu’eux sur le sujet de leur visite. Ils ne le croyaient pas, cela ne changerait probablement jamais, mais comme lui leur avait accordé leur confiance ils rapporteraient cette information telle qu’elle à leur Princesse, en veillant ne pas trop exprimer leur doute, si quelqu’un devait un jour l’accuser de mensonge ce n’était pas leur place à eux deux. Si c’était vrai, cependant, qu’il ait vécu un demi-cycle grâce à un quelconque pouvoir ou grâce à un sang immortel, le mage avait survécu au besoin maladif qui poussait les Eldéens à effacer toute trace de Nisétis et de leurs dragons, et il était peut-être le meilleur allié qu’on puisse avoir quand leur menace pesait sur l’Ithri’Vaan. C’était un bien grand mot, allié, mais la bonne voie avait été engagée alors que le vieil homme donnait l’autorisation au navire d’entrer dans le port.

« Nous acceptons vos conditions et vous remercions de votre confiance au nom de notre Princesse. »

Ils ne savaient pas trop ce que ça signifiait pour eux, une fois que la cargaison serait déchargée et leur mission accomplie, mais ils n’étaient pas là pour poser des conditions et devaient accepter uniquement ce qu’on leur donnait. Cassir savait que les véritables décisions seraient prises à travers ce merveilleux Qeslac dont Nakor venait de lui ôter la garde. Isrelm choisit ce moment pour s’éclipser, il avait une manœuvre à préparer, et s’il devait attendre le dernier mot de Nakor pour finaliser l’approche du port, les marins devaient être prévenus avant ce moment. Il avait probablement aussi décidé de s’éclipser pour laisser Cassir converser avec le Régent de Naélis quelques minutes en privé. Cassir ne changea pas de comportement au départ, même s’il avait noté le changement d’un bref coup d’œil, et il reprit la parole pour assurer que la Princesse de Geresh se sentait concernée par cette nouvelle relation. Elle n’aurait pas pris un tel risque si elle n’avait pas voulu créer un véritable lien, et cela impliquait toujours pour elle une rencontre. Et puis… s’il était vraiment Nisétien…

« Si vous parvenez, avec elle, à convenir d’un lieu de rencontre adapté à la situation périlleuse de notre monde, nul voyage ne sera obstacle à votre rencontre, je n’en ai aucun doute. »

Le sourire qu’il avait arboré en pensant à Aerianna Hiisi de Geresh disparut et il laissa place à un visage plus fermé.

« Je dois profiter de ce moment d’intimité pour amener à votre attention deux derniers points qui ne nécessitent pas une réponse tout de suite. Le premier, je n’ai pas ordre de rentrer auprès de ma Princesse après ce voyage et si vous pensez que je puis vous être utile, je peux représenter ses intérêts et servir d’ambassade discrète. Le second, certains de nos marins sont Naélisiens et ont encore une famille ici, l’inquiétude a poussé une poignée d’entre eux à entreprendre ce voyage et il n’y a aucun doute, ils voudront retrouver les leurs et ne pas rentrer à Thaar si Naélis le leur permet. Dans ces deux cas, si décision il y a à prendre, elle vous reviendra à vous et vous uniquement, ma Princesse connaît les sacrifices que l’on doit parfois faire par sécurité et n’a jugé bon de vous contraindre en aucun cas. Mais veuillez me pardonner si vous pensez que je vais trop vite en besogne, j’aurais peut-être dû attendre. »

Cassir connaissait les conditions du voyage de retour, et il prenait un risque.

Cassir ne voulut interrompre le Régent de Naelis et il l’écouta jusqu’au bout… En réalité, s’il ne répondit pas aux premières questions ce fut parce que la réponse à la première lui semblait évidente, que celle à la seconde apporterait du tort à sa Princesse et que la troisième était si attirante qu’il craignait qu’y songer l’écarterait de sa voie. Cette série de questions ainsi que l’explosion surprenante de Nakor passées, il n’avait pas grand-chose à dire et s’était imperceptiblement détendu. Le capitaine Isrelm lancerait les manœuvres à ce signal et la Vagabonde se rapprocherait peu à peu. Les mots suivants du régent vinrent alors plaquer un sourire timide sur le visage de l’agent, malgré la guerre et les menaces le magicien n’était pas dénué de compassion. Que les plus honnêtes des matelots de la Vagabonde s’en sortent, Cassir ne leur souhaitait que cela. Que ceux à qui cette option se présenterait saisissent leur chance, et qu’on oublie les autres. Il attendit encore un peu, se sentant être devenu le sujet de leur marchandage, et profita que son vis-à-vis lui demandait son avis pour revenir sur ce qu’il lui avait consenti.

« Au nom de la Princesse Aerianna Hiisi de Geresh, je vous remercie de prendre au sérieux le sort de ses hommes. Je comprends également qu’aucune assurance ne puisse nous être donnée quant à la réponse de votre conseil et qu’aucun des ceux que vous ne jugerez pas digne de confiance ne pourra rester à quai. » Avec ces mots il avait fini de remplir la mission que lui avait confiée Aerianna, commençait maintenant celle qu’il s’était confié lui-même. « Quand à moi, j’accepte volontiers le rôle que vous me proposez, si vous acceptez que mon allégeance ira toujours à ma Princesse. » Son air était toujours aussi sérieux, mais il se précipita pour compléter son propos, craignant que Nakor puisse voir cette déclaration comme une condition qu’il avait tenté de lui dissimuler. « Je préfère que cet élément vous soit connu avant que votre décision ne soit actée. » Cassir fit une sorte de révérence au magicien avant de terminer. « Mon équipage va avoir besoin de moi, Roi Régent, je dois y aller. Demandez à Isrelm son rouquin quand vous voudrez que je vous rejoigne, et sinon… je vous fait mes adieux. »

Il sortit, il n’avait plus qu’à jouer son rôle dans les manœuvres de la Vagabonde, le reste ne dépendait plus de lui.