Baroud d'honneur [PV: Gli]

Quatrième ennéade de Verimios
Huitième année du XIème cycle

Naelis était en ébullition. L’heure était à la fête, en cette magnifique fin de matinée, baignée de soleil. La Cité était en fête, pas une des moindres ; comme chaque année, à la même date, il était coutume de commémorer l’un des événements les plus importants ayant touché le Royaume ; sa libération par la troupe du Centaure. Un événement de première importance qui donnait lieu des jeux annuels, se déroulant dans le Colisée naelisien. Il était plein à craquer, car tout le monde souhaitait assister aux tournois, reconstitutions, et spectacles donnés dans l’arène sableuse. Flairant le profit, quelques marchands avaient vidé leurs échoppes, et s’étaient emparés d’étals portatifs. Ils naviguaient dans les gradins, proposant mets, boissons et protections contre le soleil. Après tout, il n’y avait pas de mal à mettre du beurre dans les épinards. Comme quoi, la fête pouvait profiter à n’importe qui.

La loge royale, pour la première fois, était inoccupée. La population en avait été un temps choquée, mais tous savaient que l’état de leur bon Roi était alarmant, et si la Reine n’était pas présente, c’était qu’elle devait veiller sur son mari. Cela n’avait pas affecté la fréquentation des petites gens aux festivités, loin de là. Mais elles auraient espéré pouvoir contempler leurs souverains à l’œil nu, les voir en chair et en os. Surtout les enfants, que l’histoire romantique du couple royal ne cessait de faire rêver. En contrebas, pour l’heure, c’était la fin du tournoi de javelot. Un grand Elfe, aux longs cheveux noirs tressés retombant jusqu’à la cambrure de son dos, avait remporté haut la main la finale, face à un demi-sang aux capacités non moins prodigieuses. Malheureusement, force était de constater que la population humaine était bien moins représentée dans la catégorie des armes à distance que celle des Elfes.

Il y avait pourtant une exception.

Le tournoi des archers pouvait commencer. Les participants s’étaient avancés l’un à la suite de l’autre, pour former une ligne. Normalement, c’était face à la loge royale qu’ils devaient se tourner. Mais en l’absence des monarques, ils s’étaient tournés vers le peuple, et avaient tous salué. La foule criait déjà les noms de ses champions. Ils en connaissaient la plupart, mais d’autres étaient bien évidemment inconnus des Naelisiens. Dans les têtes habituelles, notons la présence d’Atapor, un natif de Thaar aux traits émaciés, plutôt doué au tir. Asgëril, un Elfe doté d’un œil acéré. Kaalsordil, un autre Anëdhel aux sens aiguisés. A part ceux-ci, la majeure partie des archers présents était composée de sombres inconnus. Sur un total d’une cinquantaine, la majorité étaient des Humains. Un chiffre qui tendrait à baisser au cours de la joute. Dans ce tas d’hommes, se cachait quelqu’un de particulier ; Hendrick.

Il devait l’idée de sa participation à sa sœur, qui devait en avoir marre de le voir boire comme un poivrot après son service. S’il s’était retrouvé dans les gradins pour les fêtes, ça aurait sûrement mal fini. Mais lui aussi avait trouvé que c’était une bonne idée, à la fois pour la récompense, et pour un petit espoir de reconnaissance. En fait, la raison principale qui lui avait donné envie de réellement s’inscrire, c’était l’espérance de vaincre, et d’attirer l’œil sur lui. Pas au service d’un quelconque orgueil, ou en quête de célébrité mondaine. Non. Il ne souhaitait plus être le simple troufion de la Légion, à vrai dire. Il souhaitait plus. Il se sentait bien en Naelis, et il savait qu’il voulait rester. Et pour rester, il lui fallait autre chose qu’une maigre solde, et une vie harassante. Ça, il l’avait eu en Oësgard. Pourquoi l’avoir quittée, sinon ?

Un des participants avait refusé d’enlever son capuchon. Un Anëdhel lui aussi. Ou elle. Il n’en savait rien. En voilà un qui aimait entretenir le mystère autour de lui. Peut-être pour être le favori dans le tournoi ? La roture aimait bien le mystère. Et si les Elfes étaient quant à eux plus mesurés dans leur passion, dans les gradins peuplés de Nordiques, il y avait de l’agitation. Il fallait bien ça pour encourager les Humains dans la course. Hendrick sourit. Il entendait déjà que quelques petits malins hurlaient son nom, alors qu’il n’avait jamais participé. A son humble avis, un ami ou une connaissance devait avoir se trouver parmi les spectateurs, à l’instar de Danyal, car certains l’encourageaient déjà, alors qu’il n’était encore qu’un parfait inconnu. C’était sûrement Esberth. Ou bien Wolfgang.

La première partie des tirs consisterait en une succession de tours, où chacun des participants tirerait sur une cible. Une sorte d’échauffement éliminatoire, pour séparer le bon grain de l’ivraie. Viendrait ensuite l’épreuve du Pendu, où des cibles seraient attachées à un poteau par une corde, puis balancées de droite et de gauche. Ensuite, une épreuve de tir à distances variables, souvent très éloignées. Pour finir, le tournoi se clôturerait sur une petite surprise qu’avait concoctée le maître-organisateur. Hendrick se demandait bien de quoi il pouvait bien en retourner. Pour l’heure, cependant, il devait rester concentré. Cela faisait près de quarante-huit heures qu’il était sobre, en prévision du tournoi. Il devait être au maximum de ses capacités pour espérer arracher la victoire, alors qu’il se retrouverait face au gratin de l’archerie…

Assise non loin de la grille, regardant ainsi d'un œil attentif le spectacle qui se donnait lors du dernier duel de javelot, j'attendais avec les cinquante autres archers qu'arrive le tournoi d'archerie. J'avais laissé le soin aux différents membres du conseil de présider cette célébration du sixième anniversaire de la libération de Naelis du joug drow, le roi comme la reine ne pouvant être présents à cette fête. Du moins, officiellement... parce que concernant la reine, une surprise attendait la foule massée sur les gradins du Colisée ainsi que les archers les plus doués. Une surprise qui, pour certains, pourrait être plus importante que la récompense promise aux gagnants. Certes il y avait l'argent, la renommée, mais également le fait de se montrer et, peut-être, d'arriver à trouver une vie meilleure en s'étant fait remarquer. L'elfe aux cheveux noirs venant de triompher au-dehors devait déjà être vu d'un bon œil par Trimack - le commandant de la Garde de Naelis. Quoi qu'il en soit, personne ne s'attendait à voir la reine elle-même dans l'arène, à tirer des flèches au même titre que n'importe quel inconnu venu pour gagner gloire et fortune.

Je relevais la tête, entendant que ça allait être à notre tour. Très bien. Allons donc tirer sous le beau soleil ainsi que la douce chaleur de Naelis ! Je me levais, arc en main, et me plaça dans la file. L'humain près de moi me regarda de travers, se demandant certainement pourquoi j'avais refusé de découvrir mon visage. Ou peut-être était-ce simplement parce qu'il n'était pas habitué à ce qu'une fille concoure... ou encore les deux. Il fallait dire que tout était fait pour qu'on ne me reconnaisse pas : les habits étaient neutres et ceux d'une voyageuse lambda, n'offrant aucune parure permettant d'établir si oui ou non j'avais de l'argent. Limite, là où il y avait le plus de travail résidait dans l'arc et le carquois - en même temps, quoi de plus normal pour un archer ? Une cape brune était nouée autour de mon cou par une simple broche et la capuche de ce long vêtement abritait mon visage des regards inquisiteurs. Bien sûr, certains archers pouvaient l'apercevoir, mais qui parmi eux m'avaient vraiment vue de près, surtout ces derniers temps ? Peu, malheureusement. Ceux qui avaient le plus de chances de deviner qui j'étais étaient des membres de la Garde. Inutile de dire que nombre de ceux-là étaient postés à intervalles réguliers dans et autour du Colisée pour assurer le bon déroulement des tournois. A y réfléchir, l'élément qui me caractérisait le plus et que j'avais volontairement gardé était les manches longues. Fines certes, mais assez longues pour que les marques magiques qui parcouraient mes bras ne soient pas visibles.

Les grilles s'ouvrirent pour nous laisser passer, nous avançâmes en une longue file pour nous positionner en tant qu'archers et, également, saluer le public. Déjà des noms étaient scandés dans la foule, ce qui m'amusa quelque peu, mais surtout me vrilla les oreilles. Pas pratique d'avoir la bonne ouïe des Elfes lorsque plusieurs milliers de personnes expriment leur joie en même temps ! En attendant je me demandais bien qui arriverait au sommet du tournois... je ne devais pas reconnaître le quart de ceux qui se présentaient aujourd'hui. Après m'être humblement inclinée devant les spectateurs je commençais à me positionner, attendant ainsi que la première épreuve débute. Je ne pus m'empêcher de jeter un œil aux trônes vides, où Glenn et moi aurions dû nous trouver en ce jour de fête. Glenn... si son état avait fini par se stabiliser en un état précaire, je ne pouvais m'empêcher d'être inquiète à chaque fois que je pensais à lui. Je n'aimais pas l'idée de savoir mes enfants grandir sans leur père, de ne pouvoir apprendre à aimer celui pour lequel mon cœur battait depuis déjà plusieurs années. Vraiment, j'aurais préféré qu'il soit là, fier avec sa couronne...

*Mouais...
- Ust, on avait passé un accord. Tu me laissais tranquille tant que les tournois ne seraient pas terminés.
- Parce que tu me laisses tranquille à avoir des pensées à l'eau de rose, sur le grand amour de ta vie qui te mènera à la mort en même temps que lui ?
- Tais toi.
- Je te l'ai déjà dit, tu ferais mieux de...
- La ferme ! Les jeux commencent, là tu vas me déconcentrer.*

Il se tut. Je respirais alors, libérée de la mauvaise influence de mon "côté sombre" pour un moment. J'avais besoin de jouer mon jeu à la perfection, et donc j'avais besoin de toute la concentration possible. Et si Ust'kor voulait une liberté relative sans que nos deux esprits viennent à se déchirer et donc à détruire leur unique vie, il avait juste à me laisser tranquille une journée. Une simple petite journée. J'écoutais les dires du maître-organisateur, qui expliquait au public le déroulement de la première épreuve : des bêtes de paille, deux flèches, un cœur à viser, un nombre de points attribué. Bien sûr, pour cette première manche, ce seraient des animaux relativement gros. Le plus dur serait la série d'oiseaux qui suivrait, une fois la première moitié des concourants éliminée.

Lorsque le maître-organisateur eut terminé, j'examinais un court instant le faux loup qui se trouvait en face de moi, à une distance d'environ trente mètres. J'isolais mon esprit de l'extérieur, prit une flèche dans mon carquois, la posa sur l'arc pointe vers le sol, tendis mon dos, verrouilla mon bras, visa et tira. La flèche vint se planter juste en-dessous de là où aurait dû être le cœur. Très bien. Même manège, lentement perpétré, bases que l'on apprenait aux débutants jusqu'à ce qu'ils apprennent à se débrouiller dans n'importe quelle position. Je tenais à ne pas montrer mon savoir-faire en archerie de suite. Que l'on me sous-estime, ce sera plus simple. Mon bras se baissa ; la flèche était arrivée pile au bon endroit.

Les points furent comptés et au fur et à mesure certains commençaient à être éliminés. Après la troisième volée de deux flèches, arriva le temps des faux oiseaux, dotés de plus de réalisme que les pailles de par les couleurs dont elles étaient dotées. Je me retrouvais alors à côté d'un humain de grande taille, d'assez forte carrure, aux cheveux mi-longs et à la barbe bruns, et aux yeux noisette. Un oësgardien certainement, du moins d'origine. J'étais avec lui sur le même oiseau, nous nous retrouvions donc côte à côte pendant les quelques explications concernant les règles. Alors qu'arrivait le temps de tirer à nouveau, j'adressais une courte parole à mon adversaire, afin de lui souhaiter bonne chance.

"Que les jeux vous soient favorables, Homme du Nord."

Puis je pris soin de viser la cible.

Le maître-organisateur avait parlé. La compétition pouvait commencer. Pour Hendrick, ça n’avait pas l’air vraiment sorcier, même s’il se demandait ce que pouvait bien signifier cette petite ‘surprise’ qu’ils allaient rencontrer en fin de tournoi. Pour l’heure, néanmoins, son esprit était concentré sur les bestioles factices qu’il avait devant lui. Des répliques grandeur nature, de loups, des ours, des chèvres… Il y avait même un faux kerkand, réduit pour empêcher qu’il devienne une cible trop facile. C’est par lui que le Sgardien décida de commencer. Il encocha une flèche, et banda son arc. La tête de la flèche était à présent une parfaite extension de son œil, et sans ciller, il décocha son trait. Le dard métallique fila à une vitesse folle, pour venir se planter dans le cœur de l’ignoble fausse créature. Il encocha une seconde flèche, et fit mine de réitérer son action.

Les autres concurrents ne se débrouillaient pas mal, mais il était évident que les novices et les incompétents étaient bien vite dépassés, et donc éliminés. Hendrick observait du coin de l’œil les talents de ceux qu’il aurait à défier durant le reste de la compétition. Atapor adoptait un style atypique, avec son arc composite et son besoin d’utiliser son pouce pour pincer la queue de la flèche. Asgëril, lui, touchait tout ce qu’il visait, et représentait un adversaire de taille. Plusieurs autres rivaux retinrent son attention, qui se démarquaient par leur maîtrise ou leur style particulier. L’Elfe encapuchonné tirait plutôt bien, mais ne semblait pas maître en la matière. C’est d’ailleurs en regardant ses bras qu’il put voir qu’il s’agissait en réalité d’une femme.

Après comptage des points, les bons furent séparés des mauvais, qui repartirent sans demander leur reste, hués par la foule. Les candidats restants eurent droit à des applaudissements. Déjà, les oiseaux de paille étaient installés dans l’arène, et les archers devaient se mettre en position. Hendrick était côte à côte avec la femme encapuchonnée. Cette dernière lui souhaita bonne chance, et le Sgardien tourna son visage vers elle. L’archère se préparait à tirer sur l’oiseau. Lorsqu’elle décocha la flèche, cette dernière siffla l’air, et vint se planter dans la paille. Hendrick acquiesça doucement.

« Qu’les jeux vous soient favorables aussi… Même si y a l’air que vous n’ayez pas b’soin de tels encouragements. »

Bandant son arc, il suspendit sa respiration en visant le même oiseau. Son œil acéré repéra le point qu’il voulait toucher. D’instinct, il sut quand lâcher la corde. La flèche fila droit vers sa cible, et pénétra l’oiseau de paille dans un bruit sourd. Le trait s’était planté juste au-dessus de celui de l’Elfe. Satisfait, il regarda comment se débrouillaient les autres. Apparemment, c’était toujours les mêmes qui menaient la danse, et les plus faibles étaient éliminés au fur et à mesure, comme le voulait la loi du plus fort. Nombreux furent les perdants, mais il restait encore pas mal d’archers en lice. Plus pour longtemps, cela dit… Car l’heure du Pendu arrivait à point nommé.

Hendrick aimait bien le Pendu. L’anticipation était son point fort, et constituait un véritable atout lorsqu’il devait utiliser ses talents d’archer. Des poteaux furent rapidement installés, reliés de barres transversales. Dessus étaient accrochés des mannequins au cœur peint de rouge, le cou serti d’une corde, d’où le nom de Pendu. En voyant les cœurs dessinés sur les cibles mouvantes, le Sgardien ne put réprimer un bref sourire. Comment oublier le petit message de Krish, qu’il avait reçu après lui avoir planté une flèche juste au-dessus de cet organe vital ? Avec le temps, il percevait de plus en plus l’ironie dans les situations auxquelles il avait affaire. C’était parfois rafraîchissant.

Les employés de l’arène firent se balancer les mannequins, qui se mirent à tournoyer, aller de droite à gauche, ou d’avant en arrière… Tous les archers se préparaient à décocher leurs traits. Hendrick observa un instant la course de son mannequin, et repéra vite son timing. Sûr de lui, il prit une flèche, et l’encocha, attendant le bon moment. Dès qu’il le repéra, il lâcha la corde sans une once d’hésitation, et la flèche vint frapper dans le cœur, bien qu’un peu sur la droite. Il reprit sa respiration, étudiant les autres participants.

Son regard se posa sur l’Elfe, pour voir comment elle se débrouillait face à une cible en mouvement.

L’épreuve du pendu allait donc se dérouler, après avoir purgé les concurrents de leurs plus mauvais éléments. Restaient encore quelques archers, dont Hendrick faisait partie, sans grande surprise. Il vit l’Elfe encapuchonnée se présenter pour le premier tour, et regarda avec curiosité sa technique et son talent d’archère. Concentrée, elle s’était calmement dirigée vers le premier mannequin qui se balançait, et avait tiré son trait sans une once d’hésitation. La flèche se planta droit dans le cœur dessiné sur le tissu de jute, et la demoiselle continua vers la seconde cible sans attendre, comme si elle avait enclenché un processus machinal. Il observa avec intérêt chaque trait que l’archère planta droit dans le mille, croisant ses bras sur sa poitrine, l’œil attentif. Au bout du troisième mannequin, Hendrick ne put que constater qu’il avait en face de lui une concurrente très sérieuse, car pas une flèche n’avait manqué son but. Tous applaudirent dans les gradins, et parmi les archers, à l’instar du Sgardien.

Dans le groupe de participants, pourtant, Atapor et Asgëril semblaient mitigé quant à cette nouvelle rivale qui venait de capter l’attention du public. Mauvais joueurs, les anciens champions ? Quoi qu’il en soit, c’était à leur tour de tirer. Peut-être leurs commentaires avaient-ils été entendus par l’Elfe mystérieuse. Hendrick, lui, avait fort bien écouté. Si Asgëril avait fait preuve de retenue et avait concédé un certain talent à sa rivale du moment, son confrère thaari avait été un poil plus désagréable à ce sujet. Tout cela fit sourire le Sgardien. L’esprit du jeu s’était indubitablement envolé, avec eux, remplacé par l’appât du gain. Or, quand on archer tire pour de l’or, sa vision se brouille, et c’est une bourse qu’il voit à la place de la cible… faussant ainsi son tir !

Lorsque ce fut le tour d’Atapor, il marcha discrètement vers l’Elfe, qui attendait.

« Jolis tirs. Chuis plutôt impressionné par vot’ sang-froid. Vous jouez un cran au-d’ssus des autres… et je pense pas que ça plaise à ce genre de types. »

Il désigna Atapor, qui tirait avec son arc composite. Les flèches filaient bien dans les cibles, mais le troisième mannequin reçut sa flèche un poil trop à gauche du cœur. Enervé, le Thaari jura, et quitta la ligne de démarcation à grands pas, fulminant pour son erreur. Hendrick sourit à moitié.

« Je crois qu’ces gens sont des mauvais perdants. L’êtes-vous aussi ? Pour savoir si j’me donne à fond ou pas ? »

Son sourire s’élargit un peu, visiblement malicieux. Simple petite blague, car il allait effectivement donner tout ce qu’il avait. Il avait besoin de cet argent. Cependant, il ne tirerait pas en pensant à le gagner. ‘Car quand un archer tire pour de l’or…’ entendit-il dans sa tête, par la voix de son père. Et alors qu’il se rappelait quelque souvenir de chasse à la perdrix avec son paternel, vint son tour de concourir. Il fit un signe de tête à l’Elfe au capuchon, et se présenta devant la première cible, bien calé sur ses pieds. Il prit position calmement, retint sa respiration, banda son arc, attendit le bon moment pour tirer, et lâcha la corde dans un claquement sec. Le projectile traversa l’air, avant d’aller se ficher à l’endroit souhaité, le cœur.

Le second pendu allait d’avant en arrière, et suggérait qu’il appréhende la chose autrement. Pourtant, Hendrick répéta les mêmes gestes. Cependant, c’était dans sa tête que tout changeait. Alors qu’il prenait soin de calculer le moment exact où sa flèche devrait être lâchée, il remarqua un léger mouvement vers la gauche, quand il se balançait. D’un œil acéré, il regarda le serviteur, qui devait faire bouger les mannequins. Il ne s’était sûrement pas rendu compte qu’il pouvait ainsi fausser le tir de quelqu’un. Néanmoins, le Sgardien tira, et le trait atteint le cœur de plein fouet, arrachant une salve d’applaudissements à la foule.

Hendrick ne se déconcentra pas, faisant fi des claquements secs qui résonnaient tout autour de lui, dans les gradins. Son esprit était dans son monde, un monde qui se résumait à une cible, un couloir de tir, un arc et une flèche. Un univers dans lequel il excellait, tant d’ailleurs qu’il en avait fait son gagne-pain. Des années à s’entraîner, à tirer sur des animaux et sur des hommes, depuis son enfance à aujourd’hui. Il avait fait du chemin, avant d’arriver face au troisième mannequin. Il tournoyait sur lui-même, comme un homme qui tentait de zigzaguer, pour éviter un tir. Le Sgardien sourit. Il avait vu ça plus d’une fois sur un champ de bataille. Mais comme toujours, lorsqu’il banda son arc, et décocha sa flèche, il prouva au monde que cette technique…

… était inutile.

Le trait s’était planté exactement à l’endroit souhaité, et Hendrick relâcha sa respiration, avant de regagner les rangs. Tout autour de lui, il entendait les gens applaudir. Dans les tribunes nordiques, la chose était un peu plus exagérée. Esberth devait jouer les agitateurs, pour qu’ils réagissent avec un tel engouement. L’archer secoua la tête. Quel imbécile, tout de même… En se remettant au côté de l’étrange Elfe, il put admirer le regard mauvais que lui lançait Atapor, qui avait pris du retard avec son tir mal avisé. L’homme du Nord gloussa à mi-voix.

« Je crois que vous êtes pas la seule à vous faire des ennemis. »

Déjà, les employés de l'arène retiraient les poteaux et les mannequins, pour aller placer des cibles dans le fond. Voici venir l'avant-dernière épreuve, celle du tir à grande distance. Un exercice qui demanderait à Hendrick de se replonger dans ces années de guerre en Oësgard. Et comme il n'avait pas bu une goutte d'alcool depuis deux jours, les souvenirs seraient sûrement pénibles, oui, très pénibles...

"Jolis tirs. Chuis plutôt impressionné par vot’ sang-froid. Vous jouez un cran au-d’ssus des autres… et je pense pas que ça plaise à ce genre de types.

Je haussais les épaules, me fichant éperdument de ce que pouvaient bien penser les autres archers en lice, voire même la foule qui venait de m'applaudir comme si je venais de réussir quelque chose d'incroyable. Ils n'avaient peut-être pas tort... enchaîner les trois mannequins sans s'arrêter ou du moins bien moins que les autres démontrait d'une expérience que tous ne devaient pas avoir. Moi-même j'étais quelque peu surprise d'avoir visé si juste sur les trois cibles. Si quelqu'un pouvait lire dans l'esprit ou le regard de l'autre, il verrait que cette manifestation n'était pas due à un sang-froid mais à une colère sourde qui me nouait encore l'estomac. Mais l'elfe et l'humain de Thaar ayant été désignés plus ou moins explicitement par l'oësgardien, je me permis de jeter un œil sur eux. Atapor perdait de vue que ces épreuves n'étaient qu'un jeu et cela brouillait sa vue. Asgëril, lui, semblait mieux considérer la chose et garda son sang-froid, ne commettant pas l'erreur de son comparse.

- Je crois qu’ces gens sont des mauvais perdants. L’êtes-vous aussi ? Pour savoir si j’me donne à fond ou pas ?
- Faites donc. Je ne saurai si je suis mauvaise perdante que si quelqu'un fait mieux que moi, non ?

J'accordais un sourire à l'homme du nord. Un sourire que je ne réussis pas à temps à départir de la tristesse qui me prenait. Je n'aimais vraiment pas cette partie de la compétition, les pendus représentaient trop de mauvais souvenirs pour moi. Des souvenirs qui commençaient lors de ma plus tendre enfance, invitant la douleur et un certain haut-prêtre dans ma vie. A cela s'ajoutait la bataille de Ruven, où attachée à une croix je n'avais pu que voir mes camardes être tués, priant pour que la mort vienne me délivrer. Et finalement... et finalement rien, n'en parlons plus.

Je secouais d'un coup sec ma tête avant de me concentrer à nouveau sur les tireurs. Quand ce fut au tour du nordiste aux cheveux bruns, j'eus un petit sourire en voyant que lui aussi faisait un sans faute. J'attendis tranquillement, mon arc reposant d'une poupée sur mon pied, ma main tenant l'autre tout en faisant tourner l'arme de temps à autres. Sans surprise, le sgardien revint à mes côtés suite à son exploit.

- Je crois que vous êtes pas la seule à vous faire des ennemis.
- Je crois que si nous ne nous faisions jamais d'ennemis, la vie serait inintéressante tellement nous aurions peur d'entreprendre la moindre chose. Ne vaut-il donc mieux pas qu'il en soit ainsi ?

Mon sourire fut plus franc. Il ne se doutait pas qu'il parlait à la personne politique que j'étais. Cela me faisait du bien, en un sens. Quoi qu'il en soit, vint le moment où l'on enleva ces horreurs de pendus, compta les points, retira les moins bons et plaça les prochaines cibles. Atapor et Asgëril étaient toujours en liesse, tout comme moi et l'oësgardien dont je ne connaissais pas le nom. La nouvelle épreuve consistait à tirer sur de longues distances, et donc à devoir adapter son angle de tir en fonction de la distance archer-cible. En somme, si l'on regardait ce jeu comme un test de recrutement, Naelis désirait quelqu'un qui sache tirer avec précision, prévenir le déplacement de son adversaire et tirer au loin. Un très bon archer, en somme. Mais était-ce vraiment à visée de recrutement ? Officiellement, pas du tout. Officieusement... disons que le conseil restreint savait qui faisait partie des compétiteurs et ce qu'il y avait derrière ma tête. De plus, la plupart des membres du conseil étaient présents en tant que spectateurs et regardaient d'un œil attentif tout ce qu'il se passait. J'imaginais bien Trimack réfléchir sans mot dire, le visage fermé, le coude appuyé sur sa chaise et le menton calé dans sa main.

Pour le coup, ce fut beaucoup plus simple émotionnellement parlant. Penser à la cible, calculer, se remémorer des tactiques apprises à l'armée ou bien employées lors de batailles. Pour les cibles les plus proches il n'y eut aucun soucis, par contre lorsque les cibles se trouvèrent plus loin... pour les deux dernières il me fallut forcer sur l'arc et encore, je n'étais pas spécialement sûre que j'arriverais à correctement toucher ma cible. Ne perdant pas mon calme, pour l'avant-dernière cible, je restais un moment à la regarder, debout, capuchon toujours rabaissé sur ma tête. L'angle que j'allais prendre pour tirer ne me plaisait pas, j'avais l'intuition que la flèche partirait trop loin. Ou pas assez bien. Enfin quelque chose n'allait pas. Au final, je posais un genou à terre pour arriver à prendre l'angle qui me semblait le meilleur. Je pensais prendre mon temps, vraiment diriger ma flèche... c'était sans compter le capuchon qui commença à glisser sur ma tête.

Le projectile partit dans les airs. Ma tête se pencha vers le sol, évitant ainsi que la capuche ne tombe et dévoile ce qui pour l'instant devait rester "secret". De ma main libre je remis bien en place le capuchon puis regarda d'un air inquiet la fin de la course de la flèche. Encore une chance, j'avais eu le réflexe d'attendre que la flèche soit bien partie avant de bouger, sinon j'aurais complètement raté mon tir. Et adieu la suite. Lorsque l'instrument de mort tomba sur la cible, quelque peu de côté, j'eus un soupir de soulagement. Je m'étais bien débrouillée jusque là, cela ne devrait pas trop me porter préjudice. Je me relevais, sentit quelques regards être posés sur moi : les deux compétiteurs qui depuis l'épreuve des pendus me prenaient au sérieux. Que pouvaient-ils bien penser ? Je n'en savais rien... quoi qu'il en soit je terminais la série de cible, réussissant mieux pour la dernière, puis repris ma place. Je savais que le fait que je ne montre pas réellement mon visage posait des questions, mais là mon geste ravivait celles-ci. A voir comment ils allaient réagir maintenant...

- Bon courage pour cette série. L'avant-dernière semble être la plus complexe."

Après avoir dit ces quelques mots au sgardien que je commençais à apprécier, je me tus et regardais. L'épreuve passa, encore des éliminés... j'eus la chance de pouvoir rester dans les rangs, tout comme - et sans grande surprise - l'archer du nord. Alors s'avança sur un promontoire celui qui dirigeait ces jeux en cet anniversaire. Le public finit par se taire pour l'écouter, après avoir acclamé ses candidats préférés et applaudit ceux qui arrivaient malgré la distance à faire mouche. Désormais, dans le Colisée, était le silence. Le grand organisateur entrouvrit ses lèvres, prêt à révéler quelle était la surprise qui nous attendait.

L’Elfe à côté de lui devait être à moitié philosophe. Elle parlait des ennemis, de la nécessité d’en avoir. Le Sgardien plissa les yeux. Il n’était pas vraiment d’accord. Tout au long de sa vie, il s’en était fait, comme tout le monde. Mais c’étaient les ennemis des autres qui l’avaient détruit. Si l’Oësgard n’avait pas sombré dans la démence, si le Roi et les Barons avaient fait seulement la paix, alors peut-être n’aurait-il jamais ressenti le besoin impérieux de noyer ses soucis dans une bouteille ? Sans ennemi, un homme pouvait tout aussi bien s’épanouir, canalisant son énergie autre part que dans sa haine pour autrui, et son envie de destruction. Hendrick était venu à Naelis parce qu’on lui avait dit que là-bas, il ne trouverait pas d’ennemis. Aussi, il se contenta d’un simple grognement, qui pouvait signifier un millier de choses, avant de dire à mi-voix :

« Si vous l’dites. »

Les cibles étaient en place, à présent. Eloignées, très éloignées. L’archer du Nord était doué, mais il détestait tirer de trop loin. Durant le second siège de Diantra, il avait frappé un arbalétrier royal dans l’œil, alors qu’il se cachait derrière un mantelet. Exploit qui lui avait valu le surnom de ‘Tire-l’œil’ auprès de ses camarades. Cependant, une telle action avait demandé une bonne dose de chance. Hendrick avait beau avoir été le meilleur dans son ost, ici, il lui faudrait également un bon coup de dés de la part du sort, voire un petit coup de pouce de sa Dame protectrice. Il regarda tout d’abord ses concurrents avancer sur la ligne de tir, à commencer par l’énigmatique Elfe encapuchonnée. Elle planta avec facilité ses traits dans les premières cibles, avant de prendre un peu plus son temps sur les dernières. Lorsqu’elle arriva à l’ultime cible, elle sentit son capuchon glisser de sa tête, prêt à révéler son visage aux yeux de tous. Néanmoins, elle empêcha ceci en décochant sa flèche, avant de pencher sa tête en avant. Elle conserva ainsi le secret de son identité.

Quand elle revint auprès de l’archer d’Oësgard, elle lui souhaita bonne chance, et le prévint de la difficulté quant à l’avant-dernière cible à toucher. Il acquiesça.

« Je vois. »

Il fit un sourire en coin, en voyant Atapor jurer lorsque son tir n’atteignit la cible que dans le cercle le plus large. Il se tourna vers l’Elfe mystérieuse.

« Je m’demande quelle sombre vérité vous pouvez bien cacher derrière vot’ capuche… »

Asgëril sembla mieux s’en sortir. C’était à présent le tour de Hendrick. Ce dernier se dirigea vers le pas de tir, décontracté. Il étudia chaque cible, toutes réparties à distances variables. Il encocha rapidement une flèche, lorgnant la première. Un tir, un petit rond rouge. Satisfait, il passa à la suivante. Son trait s’enfonça presque à la même place, dans le centre de la cible, couleur cramoisi. La plupart des autres cibles ne posèrent aucun problème à Hendrick, qui enchaînait les points. Puis vint l’avant-dernière, celle pour laquelle on l’avait mis en garde. Il étudia la cible de loin. Bandant son arc, il calcula l’angle qu’il devait adopter. Pas le plus agréable en effet. Porté par son instinct, il sut qu’il était temps de lâcher la corde, ce qu’il fit. La flèche vola dans l’air, suspendant le temps. Et enfin, la tête se planta dans la cible. Cercle d’or. Le Sgardien soupira d’aise. Il entendit les gens applaudir, et encocha alors une dernière flèche, arrangeant encore un peu son angle pour tirer la dernière cible, la plus éloignée. Il lâcha la corde d’un coup sec. Le trait fila dans l’air, s’approchant inexorablement de son but…

Et se planta dans le cercle d’argent.

Hendrick était satisfait de son tir. Et pas que lui. Dans les gradins, il put enfin apercevoir Esberth qui lui faisait des grands signes. Quel idiot… L’homme du Nord regagna sa place à côté de l’Elfe, prêt à entendre l’organisateur, et sa fameuse surprise. Une dernière épreuve, apparemment. Le gros homme, un peu rougeaud, applaudit les concurrents.

« Bravo à nos chers archers, qui nous ont offert d’étonnantes prouesses ! Ils méritent un tonnerre d’applaudissements ! »

La foule s’exécuta de bonne grâce, presque en liesse. Le tournoi s’était fortement bien déroulé jusqu’ici, et ils en avaient eu pour leur argent. Dans les gradins, la sœur de Hendrick était présente. Peut-être arriverait-il à l’impressionner, comme lorsqu’ils étaient plus jeunes, et que l’Oësgard n’était pas encore ce qu’elle était à l’heure actuelle ? Il écouta attentivement le reste du discours de l’organisateur, sûr qu’il pourrait tirer un quelconque avantage à l’écouter parler de l’épreuve surprise.

« Nous allons inaugurer ce fameux secret que je vous ai préparé ! Il s’agit d’une petite mise en scène qui, je l’espère, vous offrira frissons et hoquets de surprise ! Nous l’avons voulue réaliste, et assez difficile pour ne la confier qu’à des archers expérimentés ! »

Il se tourna vers les concurrents, tous en ligne.

« Les règles sont simples ; lorsque vous verrez les cibles, tirez sur elles. Il y en a dix au total. C’est-à-dire que celui qui en touchera le plus sera déclaré gagnant ! Mais, faites attentions aux chevaux ! »

Hendrick haussa un sourcil. Aux chevaux ? Quels chevaux ?

Il ne tarda pas à avoir sa réponse. Les portes tout autour de l’arène s’ouvrirent, laissant filer un troupeau de chevaux excités, qui couraient dans tous les sens. Sur leur dos, les pauvres bêtes étaient harnachées d’une cible, un mannequin censé représenter un Drow, de par sa couleur et la tignasse blanche au-dessus de la tête. Le Sgardien était stupéfait, les membres raidis sur son arc. Mais qu’est-ce que c’était que ça ? Une mascarade ? Apparemment non. Asgëril hésitait à tirer, mais Atapor avait déjà commencé à le faire en direction des chevaux, en manquant un de justesse, alors qu’il ruait vers l’avant. Sur son piédestal, l’organisateur était tout content de son petit effet, et déclara, levant les mains au ciel :

« Que la Cataphractaire commence ! »

Ce type avait même choisi un nom pour son épreuve. Le Nordique prit une grande inspiration. Ça lui rappellerait sûrement ses bons vieux souvenirs d’Oësgard. Son visage était devenu aussi immuable qu’une dalle, gardant une expression de neutralité totale. Il devait se concentrer sur son objectif, et arrêter de repenser à toutes ces horreurs dont il avait été le témoin, voire même parfois l’acteur, en Sgarde. Alors qu’Atapor venait de rater encore une fois, poussant un grand juron, Hendrick encocha une flèche.

Plus que quatre. Quatre à être encore en liesse, quatre à pouvoir être les premiers à tester une "surprise" de la part du gérant de ce concours. Une surprise constituée de chevaux... je fronçais légèrement les sourcils, me demandant bien ce qu'il entendait par là. Les chevaux coutant cher, j'avais au moins bon espoir que l'épreuve ne soit pas une boucherie d'animaux comme on pouvait voir lors de certains jeux. Le maître des jeux frappa dans ses mains et les portes s'ouvrirent sur des chevaux qui ne tardèrent pas à galopper un peu partout dans l'arène. Des cibles représentant des formes humanoïdes et plus exactement des drows étaient solidement attachées aux selles de ces pauvres montures. Quatre archers, dix cibles, quatre carquois remplis de flèches. Toutes les cibles devaient être touchées dans un laps de temps qui n'avait pas été donné. Je regardais autour de moi avant de me mettre en mouvement : il était hors de question que je me lance tête baissée dans l'assaut de cibles sans faire attention à mon entourage. Asgëril, Atapor, le sgardien... déjà il était possible de voir des réactions complètement différentes en fonction des concurrents. Ce qui ne m'étonna guère fut la réaction d'Atapor qui, accaparé par sa volonté de gagner, s'adonnait à corps perdu dans ce jeu d'agilité et d'intuition. Et le fait qu'il râte me faisait encore plus comprendre qu'il allait falloir être patiente en plus de faire attention à tout ce qui se déroulerait autour de moi. La moindre occasion serait la bonne et toute occasion perdue serait une cible en moins. Les deux autres participants semblaient avoir la même impression que moi. Tant mieux.

Au bout d'un moment, après avoir repéré les différents chevaux pour éviter de tirer deux fois sur la même cible, je finis par m'avancer dans l'arène tout en encochant une flèche à mon arc. Pour le coup, je savais que j'allais être en difficulté à cause du capuchon sur ma tête. Tant pis, il allait falloir que je bouge énormément... ce qui ne m'était pas spécialement étranger. De nouveaux pas pour éviter qu'un cheval ne s'approche trop de moi puis je me préparais à tirer. La flèche vibra dans l'air et ce fut avec difficulté qu'elle trouva sa cible, le cheval changeant soudainement de direction.

Le problème avec cet exercice est que contrairement à un véritable soldat sur un cheval, ceux qui étaient face à nous étaient livrés à eux-mêmes et à la peur que pouvait leur inspirer des personnes armées d'arcs et de flèches. Et tous, sans exception, avons eu affaire à des flèches qui finalement n'atteignaient pas leur cible. Imprévisibilité. Cela contrastait avec la prévisibilité qu'un oeil asséré pouvait voir lors d'un combat. Enfin... au bout d'un moment, après avoir eu quatre des cibles, je finis par me dire qu'en bonne mauvaise élève... si l'on me mettait devant un exercice trop difficile, je faisais en sorte de trouver un moyen pour le contourner. Et j'avais une petite idée pour cela. Une idée de gamin dans le fond, de gamin qui avait compris qu'il n'arriverait pas à rattraper son jouait concé dans les branches d'un arbre seul. J'appelais alors l'archer le plus proche de moi et lui fis signe de me rejoindre, dans la mesure du possible vu la débandade. M'approchant en même temps de lui, je m'arrêtais en face pour lui donner mon idée.

"On n'arrivera pas à toucher beaucoup de cibles avec ces chevaux livrés à eux-mêmes ! Il vaudrait mieux qu'on s'allie pour les diriger et ainsi les rendre plus prévisibles."

Au plus grand des hasards, ce fut sur le sgardien que je suis tombée. Asgëril n'était qu'à quelques pas lui aussi.

L’épreuve battait son plein, ou presque, alors que les flèches volaient en direction des cibles et des chevaux. Asgëril était très frileux, l’idée de blesser une bête semblait le rebuter. Il n’avait encore tiré que deux flèches, touchant chacune leur cible, mais à des endroits si proches de la peau équine qu’il n’avait toujours pas osé tirer la troisième. Atapor, lui, ne semblait pas gêné outre mesure. Il ratait beaucoup, mais heureusement, il avait déjà planté trois flèches dans les cibles. Les autres avaient presque rasé l’échine des équidés, les rendant de plus en plus nerveux, sentant qu’il voulait les abattre. La demoiselle encapuchonnée semblait bien mieux se débrouiller que ces deux-là, prenant bien le temps de viser et de calculer quelle réaction pouvait avoir le cheval. Quatre flèches étaient déjà plantées dans les mannequins. Cependant, l’imprévisibilité des animaux l’ennuyait très fortement.

Hendrick, quant à lui, avait planté quatre traits dans chaque cible qu’il avait rencontrée. L’une de ses flèches avait même atterri en pleine poitrine, bien qu’il soit difficile de distinguer ici la chance du talent. Son œil de lynx atteignait le maximum de ses capacités lorsqu’il était sobre, même s’il ne pouvait le demeurer bien longtemps. A force de ne plus boire, ils revenaient. Mais pas de panique, le Sgardien avait dans son outre de quoi embrumer à nouveau son esprit une fois le concours terminé. Il avait encoché une nouvelle flèche, visant une jument à la robe rousse extrêmement élégante. Lorsque la corde se relâcha, et que le trait partit, l’animal bifurqua sur la droite, à l’instant même où Hendrick n’aurait pu le prédire. La flèche vint alors se perdre dans le sable. Si dans l’arène, les participants étaient silencieux, dans les gradins, tout le monde hurlait, contents qu’ils étaient d’assister à un challenge si prenant.

Alors qu’il se concentrait pour un nouveau tir, l’homme du Nord fut approché et hélé par l’Elfe mystérieuse revêtue d’un capuchon. Son visage se fit perplexe, mais il se rapprocha, jusqu’à être à côté d’elle, pour l’écouter. Ce qu’elle proposait était une alliance, pour rabattre les chevaux. Hendrick sourit. Une bonne idée, peut-être. Mais était-ce réellement autorisé ? Le Sgardien en doutait. Il regarda un instant la femme, puis déclara :

« Hmmm… Je marche. Mais faut faire gaffe, j’pense pas qu’ce soit très officiel, tout ça. »

Il regarda Asgëril, qui lui-même le regardait et lui fit un sourire entendu. Hendrick en eut froid dans le dos. Les Elfes avaient-ils tous cette capacité à écouter les conversations de loin ? Ça devait être les oreilles… Il haussa les épaules, retournant son attention vers la silhouette encapuchonnée.

« J’crois qu’Asgëril s’ra d’la partie aussi. »

Le reste des événements fut semblable à un retournement de situation. Alors qu’Atapor épuisait son stock de flèches, et avait même blessé un cheval en lui tirant dans le jarret, réduisant ainsi sa vitesse, les trois autres archers semblaient se disperser en ordre, cherchant à rabattre les montures vers un endroit pour les empêcher de se balader de droite à gauche lorsque bon leur semblait. Hendrick profita de la soudaine envolée des chevaux vers le fond pour tirer une flèche. Flèche qui fila droit dans le dos d’une des cibles, alors que la foule criait sa joie de voir d’autres flèches transpercer les mannequins. Il ne regardait pas sis ses camarades se débrouillaient bien, trop occupé à s’exercer lui-même à son art. Chaque trait tiré faisait mouche, et il était comme dans un autre monde. Un couloir, à vrai dire, où il ne pouvait pas rater sa cible. Tout était affaire de concentration, d’une petite dose de chance, et surtout, d’années de pratique. Aucune de ces choses ne semblait manquer à Hendrick.

Il regarda l’Elfe et Asgëril, leur décochant un petit sourire. L’idée avait été plutôt bonne, puisqu’elle portait ses fruits. Atapor, lui, avait vu qu’il était mis de côté, et avait regardé l’organisateur du tournoi.

L’homme rougeaud avait les bras croisés, et fulminait. Ce n’était pas censé se passer ainsi. Il n’avait pas autorisé des rassemblements de concurrents, et détestait lorsque ses plans ne tournaient pas rond. Avec une grimace, il leva les bras.

« Arrêtez tout ! »

Les archers tournèrent leurs têtes vers l’homme sur son piédestal, laissant les chevaux tranquilles. Néanmoins, l’organisateur eut besoin d’un porte-voix pour que tous puissent l’entendre.

« Je suis peiné de voir qu’il y a eu tricherie… Les trois concurrents qui se sont mis ensemble, à savoir les deux Elfes et le Nordien, vous êtes disqualifiés pour association dans une épreuve individuelle ! »

Les gens dans les gradins s’étaient tus, alors que d’autres hurlaient au scandale. Certains pour la tricherie, d’autres parce que leurs favoris étaient disqualifiés. Dans les rangs serrés des spectateurs, on put même entendre un ‘Connerie ! C’est des conneries !’ prononcé de vive voix et avec véhémence. L’organisateur essaya d’en appeler au calme, mais déjà dans les gradins, les parieurs s’empoignaient. Pour couper court à toute bagarre, il montra alors du doigt Atapor.

« Lui, en revanche, n’a pas triché ! Je déclare donc sir Atapor de Thaar comme le vainqueur des jeux ! »

Un grondement sourd leur parvint alors de tout le colisée naelisien. Des gens se hurlaient dessus, et d’autres lançaient des objets sur l’organisateur, qui essayait de se protéger avec sa toge ridicule. Hendrick regardait cet enchaînement d’événements avec incrédulité. Comment la sauce avait-elle pu monter aussi vite ? Il cligna deux fois des yeux, se tournant vers l’Elfe au capuchon.

« Hum… Bon, on fait quoi maint’nant ? »

Je n'en revenais pas... pour si peu, il faisait carrément arrêter les jeux ? Il n'essayait même pas de comprendre ? Pourtant, il y avait de quoi ne pas être étonné. Lorsque l'on dirige, il faut savoir faire des choix... et des choix qui ne plaisaient pas à tout le monde. Et même si cette réaction me semblait quelque peu déplacée. Autour de moi j'entendais que nombre de personnes étaient d'un avis similaire... ou pas, peut-être. Entre le silence de certains et la haine d'autres, j'étais en un sens désolée que ce tournoi d'archerie se termine ainsi. Et tout cela parce que j'avais eu une idée qui contournait une règle qui n'avait pas été clairement annoncée. Une situation qui amusait fortement Ust'kor, je n'avais aucun mal à sentir son humeur sarcastique en moi. Quoi qu'il en soit, nous nous étions instinctivement rapprochés les uns des autres, les trois "fautifs". Face à ce brusque changement de situation, nous restions bouche bée dans l'arène, à écouter le maître du jeu.

"Hum… Bon, on fait quoi maint’nant ?

Mes yeux se tournèrent vers l'homme du nord. Le silence sembla vouloir être la seule réponse que je pouvais lui offrir, jusqu'à ce que j'éclate de rire à la grande surprise de mes deux comparses. Pliée en deux, il me fallut un bon moment avant que je n'arrive à me redresser et à reprendre une respiration normale. C'était trop bête, vraiment. Et cela m'amusait. J'adressais un franc sourire aux deux autres archers, les deux ne sachant visiblement plus quoi penser de ce qu'il se passait.

-Hé bien il semblerait que le jeu soit terminé... Je regardais le fameux grand maître avec une pointe de défi dans le regard. Que les jeux soient terminés, même.

J'étais confiante. Peut-être à l'excès, mais je n'avais en rien à écouter le drow qui était au fond de moi. Quoique... il semblait aussi curieux que moi de voir quelle serait la réaction des autres en découvrant l'autre jeu. Celui dont peu étaient au courant.

-En attendant ce n'est pas pour dire, mais il commence à faire chaud sous cette cape.

Chaud ? Non, pas tant que ça. La particularité des Elfes de n'avoir pas besoin d'échanger d'épaisseur de vêtements au fil des saisons m'aidait à ne pas trop endurer la chaleur. Cela ne m'empêcha pas de défaire la broche qui retenait ma cape et de laisser cette dernière tomber en arrière. Le jeu était bel et bien terminé. Enfin l'archer du nord allait pouvoir comprendre quelle était la "sombre vérité" se cachant derrière mon capuchon : il n'avait pas du tout affaire à une simple voyageuse elfe. Ma longue chevelure blonde, ma tunique à manches longues malgré l'été, mon bras droit où l'on pouvait remarquer une malformation... en plus du simple fait que j'étais une elfe, ces quelques caractéristiques pouvaient faire comprendre à plus d'un qui était la personne qui se trouvait sur l'arène. S'ajoutait à cela la posture droite que je prenais dorénavant, et surtout le symbole de Naelis cousu en grand à l'arrière de ma tunique -que l'on ne pouvait voir jusque là à cause de la cape. Le premier à réagir fut Asgëril qui, ne s'attendant pas à ce que sa reine se trouve juste à côté de lui dans la même lice, s'agenouilla. Dans les gradins, au fur et à mesure que les gens remarquaient la scène et qu'ils comprenaient ce qui était en train de se passer, les cris se turent.

Surprise... je ne pensais pas me présenter sous ma véritable identité maintenant. Un fin sourire orna mes lèvres alors que je les regardais, tous, comme si je souhaitais les connaître un à un. Parler n'aurait servi qu'à peu, n'ayant pas assez de voix pour me faire entendre de tous. Alors je me retournais une nouvelle fois vers le maître des jeux et lui fit signe de continuer sur sa lancée, de mettre en avant le dénommé Atapor. Puis je fis signe aux archers de se relever, concluant doucement pour les deux qui étaient à mes côtés avec deux mots des plus sérieux.

-Atapor gagne ces jeux parce qu'il est à la fois bon tireur et qu'il respecte les règles des jeux. Vous deux avez gagné bien plus en mettant en avant d'autres qualités en plus d'être de très bons archers. Félicitations."

Hendrick s’était peut-être attendu à tout, sauf à ça. Apparemment, Asgëril aussi était pris de court. Tous les deux échangèrent un regard à la fois surpris et médusé, lorsqu’ils virent leur concurrente se gausser à n’en plus finir, tenant son ventre et se penchant en avant alors qu’elle laissait un rire sonore s’échapper de sa gorge. Face à une telle scène, le Sgardien ne pouvait que rester interdit. Il avait une bonne faculté d’adaptation, et il était bon juge des gens. Mais là, par contre, il fallait avouer qu’il ne comprenait pas. C’était nerveux ? Elle perdait la boule face à l’atmosphère émeutière qui se dégageait à présent du stade ? Non, ça ne lui ressemblait pas. Elle était très calme, et maîtresse d’elle-même, lorsqu’elle tirait. Elle savait se contrôler. Alors pourquoi s’esclaffait-elle donc, complètement hilare ?

Puis elle se tourna vers le gros organisateur. Hendrick n’aimait pas les chauves obèses. Ils trimballaient toujours avec eux ce cliché de l’opportuniste mielleux et adipeux, qui savait autant faire des courbettes que des croques-en-jambes. Le colisée partait littéralement en grand n’importe quoi, et lui, il ne savait pas trop quoi faire, sinon tenter de ramener le silence. La mystérieuse demoiselle, quant à elle, s’apprêtait à retirer son capuchon, prétextant la chaleur. Hendrick plissa légèrement les yeux. Il allait enfin voir à qui il avait affaire. Elle tirait admirablement bien, et il avait grande hâte de pouvoir mettre un visage sur ces talents d’archerie. Elle laissa retomber en arrière sa capuche, et sa cape toute entière avec.

Sous l’étoffe se cachait une longue chevelure blonde, cascadant dans le dos de l’Elfe et percée de deux oreilles pointues de part et d’autres. Elle avait le port altier, et ressemblait vaguement à quelqu’un qu’il avait déjà vu en ville… Mais non, ça ne pouvait pas être elle, de toute façon. Pourtant, en regardant son bras un peu déformé avec plus d’attention, sans parler du symbole royal naelisien gravé sur le dos de sa tunique, Hendrick se mit à réfléchir à toute vitesse. Un effroyable doute venait de le saisir. Il resta un moment concentré sur la silhouette de l’Elfe, avant d’entendre un léger sifflement de la part d’Asgëril. Lorsque l’Oësgardien tourna la tête, il vit l’archer elfique, prosterné devant la dame qui venait de révéler son minois au grand jour. En le voyant, le Sgardien fut un tantinet paralysé. Il jeta un coup d’œil à l’organisateur. Même lui était resté bouche bée.

Alors, très rapidement, il posa un genou à terre, et baissa la tête pour regarder le sol sableux. Par Néera, venait-il de disputer un tournoi en conversant avec la Reine de Naelis ? Il l’avait abordée comme s’il s’agissait d’une simple participante, d’une roturière avec un talent plutôt convaincant… Mais non, c’était bel et bien la femme la plus puissante de ces lieux avec qui il avait tapé la causette. Hendrick se mordilla la lèvre inférieure. Combien de coups de fouet aurait-il récolté pour une chose pareille, dans le Royaume de Goar ? Le fouet était peut-être un peu trop doux, en y repensant… Il n’osait pas relever le visage.

Tout autour, le tumulte commençait à se calmer. La colère se tarissait, à mesure que le public remarquait qu’il était en présence de sa Reine. Hendrick ne relevait pas la tête, pourtant il entendait la clameur baisser, et en déduisit que même eux avaient compris. Elle s’exprima alors, portant sa voix régalienne à un volume assez conséquent pour qu’on puisse l’entendre. Atapor était donc bel et bien le gagnant de ces jeux. Du moins, l’officiel. Car elle ajouta également qu’Asgëril et Hendrick étaient plus méritants, dans leur façon de mener le jeu et de mettre en œuvre des tactiques de rabattage. L’Oësgardien arqua un sourcil et acquiesça. C’est vrai qu’ils s’étaient tous les trois pas mal débrouillés… en tout cas mieux que cet autre sagouin de Thaari qui se pavanait déjà comme s’il venait de vaincre le Premier Ost d’Elda à lui tout seul.

Asgëril s’était déjà relevé, mais Hendrick, habitué à être de la basse roture, restait dans la même position jusqu’à ce qu’on lui demande de se relever. Hâtivement, il dit :

« Pardonnez-moi, vot’ Majesté… J’savais pas qui vous étiez, sinon, j’vous aurais traité avec tous les égards… tout ça… »

Il passa sa langue sur ses lèvres. Il savait Naelis plus libre et par beaucoup de choses très différente des duchés et marquisats péninsulaires. Cependant, une Reine restait une Reine, quel que soit le pays, non ?

"Pardonnez-moi, vot’ Majesté… J’savais pas qui vous étiez, sinon, j’vous aurais traité avec tous les égards… tout ça…"

J'eus un petit rire avant de m'abaisser jusqu'à être à hauteur de l'archer qui n'avait pas osé se relever. Doucement je lui pris de ma main gauche son menton et l'obligeais à relever la tête vers moi, accueillant son regard avec un sourire confiant. Nul besoin de mots. Il n'avait rien à se faire pardonner. Aussi je me relevais puis regardais tout autour de moi les gradins qui s'étaient désormais tus. Ils étaient en présence de leur reine, de celle qui les gouvernait en attendant que le roi puisse à nouveau monter sur le trône. Ils étaient face à celle qui avait dans leur esprit tout pouvoir sur eux, face à celle qui pouvait faire en sorte de continuer à leur donner une vie meilleure que ce qu'ils avaient connu avec les Drows. Ils étaient ceux que je pouvais considérer comme mes frères, mes enfants... ou tout simplement ceux dont j'étais responsable.

Sans prononcer un mot, je m'avançais vers le centre de l'arène, afin que tous puissent m'entendre. Parce qu'ils s'attendaient à un discours. Parce que j'avais un message à transmettre, à tous. Je jetais un oeil aux conseillers présents, installés au niveau de là où j'aurais dû être ; un hochement de tête de la part de Trimack, un sourire en retour. Je m'arrêtais et, le port droit et assurée, je commençais à parler d'une voix forte.

"Chaque été, une fête est organisée pour fêter un événement propre à cette cité. Une fête qui dévoile les talents de cavaliers, de spadassins ou encore d'archers. Une fête qui permet aux esprits de s'amuser, une fête qui laisse quiconque danser dans les rues. Mais surtout une fête qui permet de se souvenir. Se souvenir qu'un jour, ici-même, ce n'était que ruine. Que l'égalité n'existait pas et que la pauvreté était tout ce qui pouvait être espéré. Qu'un jour, des personnes ont décidé de briser la terreur qui régnait en ces lieux et que ce jour-là, une nouvelle vie a commencé. Une vie que j'espère sincèrement être plus heureuse pour vous tous ici présents. Vous vous souvenez de tout cela. Nombre d'entre vous ont décidé ce jour-là de reprendre leurs droits en aidant celui qui serait leur futur roi. Beaucoup sont morts, d'autres sont aujourd'hui dans ces gradins et vivront certainement jusqu'à ce que leurs petits-enfants soient assez grands pour comprendre.

Je fis une courte pause, à la fois pour que tout le monde assimile mes dires, à la fois pour retrouver un peu de salive vu le soleil qui s'amusait à taper sur ma tête blonde.

- Ce jour-là, enfin, Naelis est renée de ses cendres. Et ce jour n'est pas terminé ! Vous avez tous entendu dire que le roi Glenn Hereon, de Naelis, était rentré bien plus tôt de la guerre qu'il ne le devait, à cause de ses blessures. Certains même racontent qu'il serait mort, mais il n'en est rien ! Aujourd'hui, Naelis se redresse à nouveau et qu'un seul peuple essaie de s'en prendre au nôtre et il saura à qui il a affaire ! Si le roi est tombé, ce n'est que pour mieux se relever. Si le peuple a tremblé, ce n'est que pour mieux s'unir. Naelis est et restera tant qu'un Naeslisien sera en vie, tant que nous serons là !

Je m'arrêtais là. J'y avais mis tout mon coeur, toute ma force et toute ma hargne. Tous mes espoirs aussi, toute ma volonté. Et à nouveau des cris se faisaient entendre dans l'assemblée, des vivats d'assentiment. Le message était passé, à eux désormais de le diffuser autour d'eux. N'ayant plus mes armes sur moi je levais la main, poing fermé, et criais "Pour Naelis !". Puis je rabaissais cette même main, doucement. Je laissais la foule s'exprimer dans un brouhaha tantôt compréhensible, tantôt inaudible, puis fit comprendre d'un geste de mains apaisant qu'il fallait retrouver le silence. Cela prit du temps, mais je l'avais devant moi. Aussi j'attendis de pouvoir à nouveau parler pour retourner au thème des jeux de la journée. Dans le fond, même si j'avais été habituée à une obéissance et un comportement bien cadré de la part de mes soldats lorsque j'étais lieutenant, je trouvais hallucinant de pouvoir être ainsi écoutée par des gens n'ayant pas cette formation. Au moins cela signifiait qu'ils me donnaient autorité, ce qui était gratifiant et me rassurait tout à la fois.

- Il me semble que des jeux avaient cours ici. Il serait bien que le vainqueur ait sa récompense."

Je me retournais, revenant à Atapor et au gros chauve qui faisait office de grand-maître des tournois. Celui-ci mit du temps à reprendre contenance et arriva à continuer tant bien mal ce qu'il devait faire : faire le discours de nomination du vainqueur et lui donner la fameuse récompense, une somme d'argent conséquente. A la seule différence de ce qu'il avait prévu, j'avais fait signe aux deux autres archers de s'approcher et aux trois de se mettre face à moi lorsque le moment s'y prêta. A chacun d'eux, en commençant par Atapor, j'adressais une parole prononcée de sorte à ce que lui-seule l'entende tout en posant une main sur son épaule. Puis je déposais un baiser sur la joue, avant de retirer ma main et de passer au suivant. Lorsque j'arrivais à l'oësgardien, dont j'avais fini par associer le nom aux descriptions qui m'avaient été faites des concourants, mes mots furent ceux-ci :

"Nul besoin d'avoir peur ici. Chaque être est libre de penser et d'agir tant qu'il respecte celui qui est en face. Vous ne m'avez aucunement manqué de respect Hendrick, d'autant plus que vous ne pouviez savoir qui j'étais. Soyez fier de vous, d'être là aujourd'hui. Il faudra que nous nous revoyions pour parler de votre avenir, parce qu'il me semble que la place que vous occupez actuellement à l'armée n'est pas celle qui vous correspond le mieux."

Je lui souris, déposais un baiser sur sa joue barbue et me reculais pour laisser parler le gérant de ces tournois. Ensuite je rejoindrai les conseillers.

*Joli coup... Tu n'as pas travaillé ton texte, n'est-ce pas ?
- Comment tu le sais ?!
- Tu penses trop, l'elfe...*

Le Sgardien fut surpris, lorsque l’Elfe régalienne lui redressa le menton. Nul air autoritaire, nul demi-rictus dédaigneux. A la place, un air rassurant, et un véritable sourire. Point de chevalière à embrasser, ni aucune réprimande. Il était en face d’une Reine plus libérale qu’il ne l’aurait cru. Elle s’était même mise à son niveau. Lorsqu’elle se releva, Hendrick fit de même, moins hésitant. Il la regarda s’avancer au centre de l’arène, prête à parler à son peuple réuni en ce jour. Elle marchait avec prestance et dignité. Tout le monde semblait prompt à l’écouter. L’archer lui-même était prêt à entendre ce qu’elle avait à dire. Après tout, c’était également sa Reine, à présent.

Elle débuta son discours, claire et percutante. Pas un Naelisien ne disait mot, absorbant ceux de leur dirigeante. Glinaina rappelait le pourquoi de leur présence ici. S’ils étaient là, à concourir dans l’arène, ce n’était pas sans raison. C’était une commémoration. Elle rappelait également à tous des temps mauvais, auxquels Hendrick n’avait certes jamais pris part, mais qui n’étaient pas sans écho dans son for intérieur. Ses pensées étaient tournées vers son ancienne patrie, son premier logis. Et toutes les horreurs dont il avait été le témoin là-bas. En entendant la Reine parler, il se rendit compte à quel point il pouvait être heureux de se retrouver ici, à l’abri, en sécurité derrière les murs de Naelis. Il pouvait être soulagé d’y avoir emmené sa sœur, même s’il se sentait aigri de ne pas avoir pu faire quoi que ce soit pour le reste des siens.

Le discours de l’Elfe allumait quelque chose dans le cœur d’Hendrick. Ce sentiment, cette étincelle, semblait commune à tous ceux qui pouvaient écouter ces paroles. Glinaina parvenait à galvaniser ses sujets. Les véritables Naelisiens pouvaient sentir en leur cœur toute l’émotion que mettait leur Reine dans ses mots. Ils n’étaient pas que simples syllabes, mises ensemble pour former une phrase qui pouvait vaguement dire quelque chose. Ils étaient vibrants de sens, et poignaient le cœur avec vigueur. Hendrick se sentait inspiré par toutes ces paroles. Tout le monde leva son poing dans l’assemblée, après que la Reine eut fait de même. Et au son du patriotisme, le Sgardien se fit l’écho de celui-ci.

« Pour Naelis ! »

Il ne se sentait plus vraiment Homme du Nord, tout à coup. Certes, il avait grandi en Oësgard. Il l’avait vue devenir Sgarde. Et l’avait également vue chuter dans les noirs abysses. Ici, et maintenant, il se sentait vraiment Naelisien. Adopté par ce creuset d’ethnies, il aimait à croire à présent qu’il faisait partie de ce tout. Hendrick le Sgardien, était à présent Hendrick le Naelisien. Auparavant, sa loyauté avait consisté en une obéissance aveugle envers un seigneur, sur le territoire duquel il était né, sans demander rien à quiconque. Il avait suivi des hommes qu’il n’avait jamais vus, combattu pour des causes qui ne le concernaient pas. Pourtant, en cette heure, la donne changeait. Il avait pu, pour la première fois, décider de lui-même son allégeance. Il pouvait mettre autre chose qu’un nom sur la personne qu’il devait suivre. Les gens qui pouvaient choisir pour quoi se battre, étaient sûrement les personnes les plus efficaces de ce monde.

L’heure des récompenses arriva. L’organisateur avait intronisé le grand vainqueur, Atapor, qui avait tout de même eu droit à un triomphe plus décent, après le discours encourageant de Glinaina. La populace semblait s’être calmée, même si les questions d’argent reviendraient sûrement plus tard sur le tapis. Pour l’heure, c’était plutôt la bourse d’Hendrick qui criait famine, et ce dernier, même s’il prenait sa défaite avec philosophie, ne pouvait s’empêcher de se demander quel boudin sa sœur allait encore lui pondre, une fois qu’il serait rentré les mains vides. La Reine en personne, après avoir reproduit le même rituel avec tous les finalistes, vint se placer devant Hendrick, lui mettant la main sur l’épaule.

Son discours avait étonné l’archer, dont la définition de la liberté était encore cadenassée par l’éducation qu’il avait reçue. Un homme, libre de dire ce qu’il voulait, sans craindre de représailles ? Naelis était un endroit très étrange. Mais il prenait goût, à ces traditions pour le moins tentantes. Qui ne rêvait pas de ne plus craindre pour sa vie, si sa langue venait à bouger ? Et plus encore, l’Elfe lui signifia qu’il y avait d’autres possibilités, après sa démonstration de tir, qui ouvriraient peut-être leurs portes pour lui. Il sourit, et acquiesça.

Le baiser sur la joue, en revanche, le surprit. Non, vraiment, approcher de si près une figure royale, ça n’était vraiment pas normal pour Hendrick. Pas que c’était désagréable. Juste irréel. En fait, il ne put même s’empêcher de rougir un peu, avant de se reprendre. Il se racla la gorge.

« B-Bien, vot’ Majesté. »

Il la vit s’éloigner, et se faire remplacer par le gros rougeaud qui organisait l’épreuve. Il ne fit pas vraiment attention au discours que prononça celui-ci, occupé qu’il était à réfléchir. En ce jour, il faisait le point sur ce qu’il avait vécu, et gagné. Plus qu’un gros sac de souverains, il avait retenu l’attention de la figure actuelle la plus puissante du Royaume. Elle lui avait parlé sans aucune gêne, et lui avait parlé de son avenir dans l’armée de la Cité. Hendrick tentait de prendre conscience de la chance qu’il avait. Danyal ne pourrait sûrement pas l’engueuler.

Il avait gagné bien mieux que le premier prix.