Un pied dans la sublime porte

7^ème jour de la 2^nde énéade de Karfias, 10^ème année du 11^ème cycle.

On venait de passer la mi-journée, et désormais, aux aigreurs d'estomac s'étaient ajouté les migraines. Malmenées la veille par la visite du guet de Lante, les entrailles ulcérées d'Adelphe lui avaient saboté sa nuité, et empiré son matin. Les maux de tête, quant à eux, étaient l'oeuvre de la foule braillarde qui avait fait irruption dans la grande halle marchande à l'aube, quand on en avait ouvert grand les portes au tout un chacun.

Si la populace était au rendez vous, entretenue après des énéades de mystère quant aux marchandises amenées de la Péninsule, la pingrerie des nains faisait que beaucoup regardaient, sentaient, goûtaient, touchaient, mais au moment d'allonger les piécettes, ils faisaient la moue. On avait rehaussé les prix de manière à amortir la taxe salée imposée par le Guet de Lante, et lorsque les clients tiraient la langue, on répondait, tout contrit que « Hélas, si nous avions pu, nous vendrions tout cela moitié moins cher, mais que les Cinq avaient voulu que les Guet prélève sa dîme ». Les plus émus par ce plaidoyer étaient au demeurant les autres habitants de l'enclave, pressurés eux aussi par la taxe et appauvris par elle.

Il y avait quelque chose d'admirable à ce pauvre hère se démener, enchainer les courbettes, accourir avec célérité auprès d'éventuels clients, quand tout autour une foule de clercs s'activaient pour décompter scrupuleusement le pourcentage que l'on remettrait à la garde, à la fin de l'hiver, sans que celle-ci n'eût écopé ni des ulcères ni des céphalées. Mais foin de misérabilisme! N'était-ce pas là le pain quotidien d'un marchand, après tout ?

Or voila que se portait au devant du comptoir nordien un nouveau venu, qui d'emblée attira l’œil d'Adelphe. C'était un nain, fort différent des ladres de l'Enclave, ou des brutes qui en composaient le Guet. Vêtu élégamment, le petit père pénétra dans les halles, avant d'être accosté aussitôt par Adelphe le scylléen, qui après s'être incliné, s'adressa en ces mots : « Bien le bonjour, maître nain! Bienvenue dans notre modeste établissement ; je me nomme Adelphe, et représente les intérêts de Serramire et d'Oesgard ici. C'est bien... » il hésita au moment du titre d'usage chez les nains, se racla la gorge, avant d'essayer un kuzdul bancal : « Thorgrel Wyrmdrengi, gardien de Lante, qui vous envoie, maître... ? »

Les cieux s'étaient entr'ouverts et une créature divine en avait jeté une échelle dorée pour sauver le pauvre hère qu'était en ce moment Adelphe le scylléen. Bon, la créature était plus petite que lui et la métaphore ne tenait pas la route, mais qu'à cela ne tienne, c'est l'idée qui compte. Dans cette ville de géhenne peuplée de nains crasseux et obtus, un bon petit père décidait que peut-être, troquer la compagnie exclusive des biquettes pour celle de ses voisins méridionaux n'était peut-être pas une si mauvaise idée. Un génie. Un fou. Probablement un peu des deux.

Il n'en fallait pas plus à l'argentier de Serramire pour se sentir pousser des ailes. Fut-il de la même hauteur que son invité qu'il l'aurait embrassé. Faute de quoi, après avoir hésité un instant à apposer une main paterne sur le chef du nain, Adelphe se contenta de lever les mains en l'air, emprunt d’allégresse. « Louée soit la DameDieu! Maître Archam, soyez le bienvenu en ces murs, car en vérité, votre venue est plus que bienvenue, c'est la félicité elle-même qui vous envoie! »

La cervelle du marchand carburait. Un homme sûr derrière les murs d'une place forte valait plus que mille au dehors ; avec un nain de son côté pour prendra d'assaut les marchés lantais, peut-être avait-il une chance finalement. Il restait encore à voir ce que ce bienfaiteur pouvait faire. Jaugeant le nain, Adèlphe lui découvrit les habits les plus délicats, ainsi qu'une aumônière bien remplie. À coup sûr, celui-là était différent des brutes sanguinaires qui avaient déboulé la veille. Avec un nain pareil on pourrait s'entendre, pensa l'argentier.

« Ami nain, j’honore la parole de feu votre maître et prie les Cinq pour qu'elle vienne à s'accomplir. Soit, je m'en remets à vous et à votre astuce! De grâce, instruisez moi des moyens pour faire mon commerce en nanie, car sachez ceci : je n'oublie jamais mes bienfaiteurs. »