De l'autre côté du mur [clos]

« Cela a un peu été une perte de temps. Une noble péninsulaire qui répond à tous les préjugés de cette race et de cette frange de la population humaine...Une drow nécromancienne...Une gamine...Ah, tout cela est bien malheureux. Mais étonnamment prévisible ce qui...Ne me rassure pas vraiment. A part le vieil homme hors du temps, ses pairs, et peut-être ce dernier arrivant...Je les vois tous comme des enfants à qui l'on aurait confisqué leur jouet, et qui trépignent, et tapent du pied, et hurlent, alors que leur jouet n'est autre qu'une arme de destruction massive capable d'annihiler le monde des Mortels et des Immortels. Ils refusent d'apprendre. Ils refusent d'écouter. Ils se croient des maîtres, mais le maître qui n'est plus un élève ne sera jamais véritablement un maître. Il y a toujours quelque chose à apprendre, la vie est un éternel apprentissage, même pour moi. Qu'en penses-tu ? »

Dunraël baissa les yeux sur Ratatoskr qui le regardait, assis sur son arrière-train, au niveau de l'eau fumante. L'écureuil vert pencha la tête sur le côté, regardant son vieil ami. Il lui arracha un bref sourire, tandis que le vieil Être reposait sa tête sur le côté, yeux rivés sur le plafond. Cela faisait bien longtemps qu'il ne s'était baigné. Il n'appréciait guère dévoilé son corps, marqué par le temps et la pratique des arts, vieilli et terni...Ses cheveux gris trahissaient sa longévité, surprenante, même pour ceux qui n'étaient guère menacés par le temps...Puis il entendit des pas, de l'autre côté du mur. Une ombre, et des pas qu'il devinait hésitants, guidés par une canne relevable au son sourd qu'elle provoquait, et une légère balade chantonnée. Dunraël ne bougea pas d'un poil, gardant son regard sur le plafond de pierre.

« Folle, au mieux. Au pire, vous voguerez pour l'éternité dans un espace entre la vie et la mort, que l'on pense être intemporel et dont il est, à priori, impossible d'en sortir seul sans une aide adéquate et extérieure. Je vous remercie de vous joindre à moi. »

Manifestement, Dunraël n'avait pas comprit que Cécilie ignorait qu'il était là. Ou s'il le savait, il s'amusait beaucoup de la situation, bien que le ton de sa voix ne le laissait guère transparaître à cet instant.

La pierre du plafond, autrefois sûrement blanche, s'était noircie avec l'épreuve du temps et l'effritement progressif que la chaleur entretenue dans les thermes provoquait sur le récif. Le plafond, bien qu'encore en bon état malgré l'âge évident de l'Aurore, ne laissait tomber que très rarement des petites miettes de pierre dans l'eau. Son étanchéité permettait de conserver une chaleur presque étouffante dans le bain. Le vieil Elfe se laissa glisser dans l'eau, croisant ses bras sur le rebord, et y posa son coude.

« Il y a des cycles de cela, les Êtres raisonnaient en dualité, nous, les Elfes, les premiers. Il y avait le feu, et la glace. La terre, et l'eau. Le blanc, et le noir. La vie, et la mort. Ce qui était mort n'était pas en vie. Ce qui était en vie n'était pas mort. Puis de nombreuses choses sont venues balayer cet état de fait. Ce qui était vivant pouvait être mort, et ce qui était mort pouvait être vivant. Parmi les éléments qui remirent tout en cause, l'un des majeurs fut la découverte de l'Ailleurs. Ce terme désigne à la fois le lieu où résident les morts, mais également le lieu de l'Entre-Deux. Des âmes n'ayant pas terminé leur chemin. »

Dunraël se tut un instant, regardant à nouveau le plafond, puis reporta son attention sur l'eau, se remémorant des siècles et des siècles d'apprentissage et d'enseignement auprès de ses anciens compagnons. C'était plusieurs siècles auparavant...Voir plus d'un millénaire. Mais pour lui, cela semblait être hier.

« C'était des âmes perdues. Les morts des guerres, ceux partis à cause des maladies et des épidémies, les assassinés...mais aussi les malchanceux, ceux qui n'avaient su achever le chemin tracé spécifiquement pour chacun d'entre eux. Ces âmes demeurent entre la vie et la mort depuis que le Temps est Temps, depuis que chacun d'entre nous Est. Certains se sont mêmes perdus dans ce royaume de l'Entre-Deux alors que leur enveloppe terrestre n'était pas morte. Alors une minorité infime de sorciers se lia dans la promesse de préserver ce monde de l'Entre-Deux, de maintenir étanche la barrière qui sépare le monde Visible et Invisible, ce que j'ai nommé, au dîner : le Voile. Il a existé dès lors des mages capables de manier l'énergie de l'Entre-Deux et même de l'Ailleurs en général, capable de rappeler les Défunts et les Perdus afin d'assister à leur histoire, d'écouter leus souvenirs, voire parfois de les ramener, sous forme d'esprit, à la vie. Vous en avez déjà rencontré un. »

En effet, Cécilie avait déjà rencontré un Être, décédé depuis bien longtemps, mais dont l'esprit avait été conservé par Dunraël entre la vie et la mort, dans l'Entre-Deux. Cela, il le gardait bien évidemment pour lui, mais l'idée était là. Car alors qu'il parlait, le petit écureuil avait traversé le mur qui séparait les deux Êtres se baignant, venant jouer dans l'eau devant Cécilie, cherchant sa main, comme s'il sentait ce que son plus vieil ami expliquait.

« Manipuler l'énergie de l'Entre-Deux est le domaine de magie dans lequel j'excelle. Les plus habiles praticiens de cet art peuvent reconstituer des souvenirs, des batailles, voir à quoi jadis ressemblait telle ou telle ville, se plonger dans le passé de ce qui est coincé entre la Vie et la Mort. Les plus téméraires vont même jusqu'à s'aventurer dans ce monde hors du temps et sans Nord, pouvant voyager physiquement et psychiquement...à travers un espace sans fin. Quant aux plus dangereux, ils manipulent parfois les portails entre les mondes, les ouvrant afin de voir au travers, ramener quelqu'un, ou même envoyer quelqu'un dedans. Vous imaginez, sans peine j'en suis sûr, la piètre opinion que vos clergés ont de la magie que je sers, surtout celui de celle que désignez comme une...« déesse »...Tyra. Donc non, les âmes errantes ne sont pas dues aux sottises que les mortels ont fait à Nisétis, elles sont là depuis des milliers d'années. Mais l'ouverture d'un portail instable par un inconscient est le meilleur moyen de détruire le Voile, la barrière entre les mondes Visibles et Invisibles. Et j'ai juré de la maintenir intacte, il y a de cela deux milles ans. »

Dunraël ne répondit pas immédiatement. Le vieil Elfe laissa sa main parcourir la surface de l'eau chaude, puis ses yeux se posèrent sur le mur qui les séparait, l'espace d'un instant. Il sortit de son bain, prenant doucement une serviette qu'il s'était procurée de manière douteuse, commençant à s'essuyer le corps. Puis il se ravisa, demeurant à moitié trempé, remontant les marches de pierre des escaliers, non sans avoir prit au préalable ses vêtements. Parvenu au sommet de la pierre, il continua son chemin tout droit, descendant à nouveau les escaliers, jusqu'à apercevoir Cécilie, contre le rebord de son bain. De l'air nonchalant qui le caractérisait tant, Dunraël s'assit sur le bord, laissant l'eau lui remonter jusqu'aux genoux, puis se frotta doucement les cheveux.

« J'étais en vie lorsque ces événements sont arrivés. La première dynastie humaine. L'apogée et la chute de l'empire Nisétien. Mais je n'irais pas jusqu'à dire que je les ai connus. J'étais ailleurs. Mon esprit également. »

La proximité de la voix de l'Elfe pouvait aisément confirmer à Cécilie que si Dunraël n'avait pas partagé son bain, à présent, il le faisait, sans la moindre gêne du monde. L'Elfe se moquait éperdument de la nudité de la jeune noble humaine. Son cœur n'appartenait qu'à une seule personne, et aux yeux de l'Elfe, Cécilie en était loin, de corps, de visage, et d'esprit. S'arrachant à cette pensée qui le peinait, Dunraël reprit.

« Rien ne certifie que les évidentes anomalies concernant le Voile et l'Entre-Deux ont pour origine les événements de Nisétis. Ces derniers mois ont été marqués par l'instabilité de l'Entre-Deux, et le Voile s'est affiné, tels sont les faits. Il y a également quelques temps, des mortels ont percé le Voile et l'ont laissé déchiré à Nisétis, attisant la colère de votre soit-disant déesse. J'ai du mal, en tant qu'Elfe, à croire aux coïncidences. Et en tant que mage, je sais que rien n'arrive jamais sans raison. De là à dire que tout a pour origine les événements de Nisétis...Je l'ignore encore. »

Dunraël demeura songeur quelques instants, puis se glissa à nouveau dans l'eau des thermes, les cheveux lavés.

« Savoir ce qui s'est passé est mon objectif. Réparer la déchirure du Voile est mon devoir. Vous accompagner est mon souhait, et votre fardeau. Si je peux, seul, contacter l'Ailleurs et l'Entre-Deux, c'est un rituel difficile, épuisant, et dangereux. J'aurais besoin du soutien de Nakor, et des autres mages pour m'assister, et je n'exclus pas d'avoir besoin de gemmes pour disposer d'une source d'énergie constante et stable. A présent que vous savez tout cela, vous devinez sans peine, j'en suis sûr, ma réticence à l'idée d'avoir recours à votre...« déesse »...Tyra, ou à ses agents, pour résoudre un problème causé par des mortels. »

Le vieil Elfe s'était installé convenablement dans l'eau, les bras sur le rebord, le crâne posé sur la pierre. Il fut soudainement prit d'une colère sombre, s'il en était encore capable, d'un agacement que l'on ne retrouvait que chez les maîtres impatients envers leurs élèves. Cela se serait vu sur son visage...si Cécilie pouvait le voir. Alors le vieil Elfe ferma les yeux, retint sa respiration...Et quelques bulles vinrent briser le plat de l'eau. C'était tout ce que cela lui inspirait.

« Non, vous ne pouvez pas comprendre, parce que vous les appelez des dieux. Je ne dénigre pas ce qu'ils sont. Je dénigre que vous les vénériez, que vous les considériez comme des dieux. Un dieu ne se laisse pas atteindre par les sottises des mortels. Son domaine est au-delà de notre portée, sa sagesse au-delà de notre compréhension. Il nous dépasserait, en tout point, et rien de ce que nous pourrions faire ne saurait ni lui nuire, ni le satisfaire. Tyra, Néera, Uriz...Tant de noms pour des entités si puissantes que parfois, nous en perdons nos moyens et nous sombrons dans le fanatisme. Mais ils ne sont pas des dieux. Pas pour moi. »

Mais c'était guère le sujet. Aussi Dunraël joua, avec ses jambes, de l'eau, s'amusant à générer des ondes lorsqu'il ne se surprenait pas à rire intérieurement de la pudeur de l'humaine. Qu'est-ce que la chair pouvait bien représenter comme convoitise chez l'Homme pour qu'une femme de haute naissance de la Péninsule couvre ainsi la plus naturelle chose du monde.

« Vous dites vrai. Il est fort probable que la déchirure du Voile opérée à Nisétis a eu des impacts partout sur notre monde. Comme je l'ai dis, il est admis que l'Entre-Deux, et l'Ailleurs sont intemporels et en dehors de l'espace. Ils sont à la fois nulle part, et partout. Ils ont toujours été, mais le temps ne s'y écoule pas. Il est donc tout à fait envisageable, d'un point de vue théorique, de voir des âmes perdues dans l'Entre-Deux errer physiquement ou psychiquement sur notre monde, sans avoir été appelées ou convoquées au préalable. Dans le pire des cas, même des âmes sommeillant, ayant achevées leur chemin, pourraient profiter de cette faille pour revenir. Mais l'inverse est également vrai : si les âmes peuvent venir de l'Ailleurs à notre monde, nous pouvons également nous y rendre plus aisément...Ce qui ne rassurerait aucun individu sain d'esprit, et justifie d'autant plus mon intervention. »

Les propos de Cécilie laissèrent Dunraël quelque peu songeur. Il ne pouvait pas leur retirer une part de vérité, ni se retenir d'affubler ces palabres d'hymne de la faiblesse et de la soumission. Mais là encore, Dunraël ne releva pas. L'écart d'âge, de culture, d'expérience, tant de facteurs séparaient les deux Êtres se baignant, et tenter de les ramener à un avis commun n'aurait ni sens, ni intérêt. Le vieil Elfe se contenta de penser intérieurement que si cette pensée était ce qui convenait à Cécilie, elle n'avait pas à se justifier devant qui que ce soit, encore moins à un vieil Elfe. L'Être le plus taciturne de la forteresse de l'Aurore se leva, sortant de l'eau lentement, laissant la vapeur s'échapper de son corps. Il s'empara d'une autre serviette, et prit le temps de retirer l'eau dégoulinante de sa peau.

Ce fut l'un des rares instants où Dunraël laissa son expression trahir ses sentiments et ses ressentis. Il ferma les yeux, laissant, durant un bref interstice de temps, la tristesse et la lassitude l'envahir, se dessinant sur les traits de son visage comme on lirait un ouvrage en langue commune. Comme pour en vérifier l'authenticité, le vieil Elfe se passa la main sur ses joues tirées et creusées, sur son front humide et sur son nez effilé, comme s'il cherchait quelque preuve de la véracité de la tristesse qu'il ressentait, juste après la dernière question posée par la jeune noble. En silence, il se rhabilla doucement, remettant sa tunique, resserrant les liens, ajustant son col. Et avec une terrifiante honnêteté, il répondit :

« Oui. Mais combien de temps...Je l'ignore. »

Sur ces mots, il sortit doucement du bain, rappelant à son talisman Ratatoskr, qui s'éteignit afin de regagner le verre d'où il était prisonnier. Les pas du vieil Elfe le menèrent au sommet des remparts de l'Aurore, où la tempête s'était calmée, laissant place à un clair de lune appréciable, filtrant à travers les quelques nuages épais qui s'étaient arrêtés au dessus de la forteresse. La brise était vivifiante, froide malgré la saison, mais chaude par rapport à l'avancée de la nuit. C'était...apaisant.