[Chez Eänwen] Le reflet dans l'onde | Eänwen

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Fin de 3e ennéade

Le pas lourd des sabots sur la route sèche, des galets qui sonnent, d'un souffle rapide, essoufflé et aride. Une cœur de l'obscurité nocturne, un cheval galope à toute allure vers le nord, une masse agrippée aux battoirs agrippés à crinière, aux cuisses lui enserrant durement les flancs. L'animal a les yeux fous, les muscles roulants à chaque coup de sabot puissant, faisant briller les traces obscures et poisseuses remontant jusqu'au flanc rougi de son cavalier. Une cavalcade irraisonnée au cœur de la nuit...

Une masure se devine...La bête ralentit, alors que la prise sur son dos se relâche. Il hennit quand son fardeau glisse, et tombe lentement, durement sur le sol. Le blanc des yeux saillant, le hongre avance encore, la tête relevée, vers les écuries. Mais son souffle se dérobe, devient frénétique, ses flancs fumant à la lueur des étoiles, dans la nuit fraîche. Avec un nouveau cri de douleur paniquée, l'équidé s'effondre, ses pattes s'agitant dans le vide. Lourde, sa tête repose, tandis que son cœur exténué bat à toute allure.

Sans un mot, ce qui lui pesait se relève. Des crocs se referment sur une plainte, alors qu'il s'avance, courbé. Son poignet s'agite... A pas lourds, il passe près de l'animal exténué sans un regard. Dans l'écurie, les chevaux s'agitent, sentent l'odeur du sang. Bientôt, une jambe épaisse butte contre le bois... Et dans un éclat aqueux, l'abreuvoir des chevaux se retrouve vidé de la moitié de son contenant, le reste se répandant sur le corps trop grand et nu. Gris, crasseux, couvert de cicatrices, quelques trous réguliers sur son flanc sont à la naissance d'une grande tâche sombre et poisseuse... Une semblable, sur son bas-ventre et l'intérieur de ses cuisses, disparait petit à petit dans l'eau. Sa carcasse, à la musculature sèche et massive, gît dans l'onde trouble, exsangue. Une crinière grise et sale se plaque sur ses épaules, sa figure rude, tout en se répandant dans l'eau, tandis que ses yeux s'agitent sous ses paupières mi-closes, crispées.

Un large battoir parvient encore à s’agripper au rebord de bois... Tandis que le hongre hennit en une plainte lancinante, retombant sur le sol après une nouvelle tentative pour se relever.

Les mots ne trouvèrent aucun écho. L'équidé, sur le flanc, ne hurlait plus : ses yeux exorbités fixaient la voute obscure, ses mires brillant d'autant plus que son coeur s'épuisait, perdait le rythme... Battait encore un peu... Gisant, débordant de l'abreuvoir, le sombre géant ne bougea pas. De micro-spasmes agitaient son faciès tiré, maladivement anguleux. Des frissons lui prenaient le corps, tirant sur ses plaies, brûlures comme coupures, perforations, au rythme de sa respiration, lourde, légèrement sifflante. La lanterne révélait le rouge obscure dont se teintait l'onde.

Le frémissement d'un tissu... Le contact d'une peau... Avec une brusque inspiration, le sombre ouvrit des yeux écarquillés, grimaçant, avant de se jeter en avant. D'essayer du moins. Se redressant à moitié avec un grondement douloureux, le drow repoussa brutalement la silhouette d'un coup de poing. Sans bien voir, aveuglé. Un coup bien faible pour sa stature. Se repliant sur lui-même avec un grondement, les yeux étrécis, ses battoirs agrippés au rebord de bois. Son regard hagard erra sur ce qui l'entourait, la lanterne, les bêtes qui hennissaient dans les stalles.

Clignant des yeux, l'une de ses mains se porta à son flanc. En en fut empoissée. Avec un grondement, l'autre s'agita, en gestes tremblant, de plus en plus assurés. Le rictus se tendit soudain, un grondement s'éleva, alors qu'une odeur de chair brûlée empuantissait l'air. Les chevaux hennirent, s'agitèrent, donnant des coups de sabots contre les murs de bois. Quand la large main quitta le flanc du sombre et vint s'agripper au bois, elle laissa derrière-elle des petites plaies cautérisées, là où se trouvaient auparavant quatre trous sanglants, réguliers.

Penché en avant sur le bord de l'abreuvoir, le sombre redressa la tête pour fixer l'humaine de ses yeux sanglants, au blanc absent. La surveillant. Détaillant ses gestes dans la lumière de la lanterne.

Le sombre écoute, les mires étrécies, ses oreilles frémissant entre les longues mèches grises et crasses. Lentement, son rictus se réduit, continuant de lui tordre les lèvres sans davantage le défigurer. Ainsi, une partie des crocs est de nouveau cachée. La respiration, heurté, demeure pesante mais trouve un rythme plus régulier, tandis que la musculature, massive mais sèche, frémit encore. Un silence, où meurt la panique des chevaux, où ne se fait entendre que le souffle presque caverneux, abimé.

Les mires ont accroché le tremblement des mains, avant de se river sur la figure pâle. Une infime tension dans la grimace, puis le temps qui s'étire. Des frissons, qui le secouent, ses paupières qui se plissent, clignent malgré-elles... L'eau qui goûte sur ses plaies, sur le derme gris et les traces plus claires de blessures anciennes. Un lippe qui se retrousse... Et un grondement. Rythmé. Heurté. Non, un rire grave, bas et sombre. Alors, le grand corps se penche, sans quitter l'éphémère des yeux, lève pesamment une jambe...

Dans un son sourd et aqueux, l'abreuvoir se renverse, répandant ce qu'il reste d'eau, et le drow qui heurte la terre noyée. Les dents claquent, un râle est étouffé. Comme emporté pour le mouvement, le géant lance l'autre jambe, s'appuie lourdement dessus et se relève avec fluidité... Avant de vaciller une fois debout. Les masses sous la peau se contractent, stabilisent, et c'est une figure peu amène qui se tourne vers l'humaine. Mais l'hostilité demeure sous-jacente, alors qu'il observe et attend, dominant de sa stature massive et nue l'éphémère.

A son cou, une lanière de cuir usé enserre une pierre rose, de la taille d'un petit doigt d'homme. Le torse la soulève doucement au rythme de ses respirations, alors que le rouge des yeux fixe, d'entre les paupières mi-closes.

Pas un mot. Le sombre n'est qu'un géant fait de muscles, de crasse et de plaies. Empuantissant l'air, rendant les bêtes nerveuses. Sans pour autant s'écarter, il ne fit pas un geste vers l'humaine, qui quitta l'écurie, emportant la lanterne avec elle. Le bruit d'un pas lourd lui signifia qu'il suivait, quelques pas derrière elle.

Sous le ciel, le cheval tombé était mort. Gisant, ses yeux exorbités, le poil encore brillant de la sueur de la chevauchée, il ne respirait plus. La masse de chair, fumante et frémissante, refroidissait désormais, peu à peu. Le chant nocturne des insectes avait succédé à ses plaintes déchirantes.

Un vague regard pour l'animal mort, mais le sombre se concentre sur le dos devant lui, le halo de lumière, le murmure du tissu, des pas légers... Et sa propre marche. Son corps est raide, frémissant maladivement, légèrement prostré, forcé au mouvement malgré le poids qui l'écrase, le froid-le chaud-le froid qui se répand. Le sombre y reste sourd, résolu, quoiqu'en dise son regard parfois vacillant, éteint, avant qu'un nouveau pas, une nouvelle chute interrompue, ne le ranime.

Une petite distance, si longue pour ses sens à vif, ils contournent l'écurie où les chevaux se taisent, et atteignent l'entrée. Là... De la lumière. Une silhouette se présente dans l’embrasure.

"M'zelle Eänwen ? baragouine une voix d'homme. C'tait quoi donc c'ram'dam ? J'bien cru qu'j'entendais ma vieille mère qui crevait, mais ça s'peut pu..."

Appuyé contre le chambranle, la mine à moitié endormi, un gars en chausse lorgne l'aubergiste avec perplexité. A quelques pas de distance, le sombre s'est figé, à reculé à pas lent. Son souffle est comme suspendu, ses mires fixent les deux silhouettes éclairées, alors que ses battoirs se crispent.

Quand l'humaine revint, elle trouva le drow toujours debout, attentif, la tête levée vers le plafond. Nul craquement ne se faisait entendre, peut-être un léger, par-ci par-la. Lanternes et bougies crevaient l'obscurité, créant des ombres dansantes sur l'être gris, tout en se reflétant sur la fine pellicule de sueur qui le couvrait. Baissant la tête, il la regarda sans mot dire, sans réagir... Jusqu'à ce qu'elle ait posé le plateau. Là, il s'avança à grand pas. Sans égard pour ses intentions, il s'empara de la nourriture. La viande sèche céda sous ses crocs en un instant. Il l'engloutit sans attendre, de même que le contenu du broc d'eau. Vacillant, secouant la tête, il le posa brutalement sur la table et s'y appuya un instant, un long frisson lui remontant l'échine, faisant se crisper ses lippes, se plisser ses yeux.

Sans traîner, l'un de ses battoirs se referme sur le verre... Dont il hume le contenu. Il le tient presque délicatement, avant de s'emparer, de l'autre main, du nécessaire pour recoudre, du petit couteau. Les gestes sont vifs mais patauds, il renverse le broc vide, qui roule sur la table. Prenant appuie sur le meuble, il se redresse et part avec un même emportement, une même énergie fébrile alors que la maladresse de ses gestes atteste une fatigue extrême. Il ignore l'humaine, évite tout contact physique si elle tente de s'approcher. Un pas, deux pas, trois... Un craquement. Lui qui a cligné des yeux, s'est à moitié effondré contre un mur. Sans lâcher ce qu'il tient, il se redresse pesamment, avant d'avancer encore, quitter la pièce éclairée, et les légers grincements trahissant la présence d'autres êtres à l'étage.

Là, dehors, il inspire profondément, regardant les alentours, tendant l'oreille. La route... Il s'en détourne, et se dirige derrière le bâtiment.

Dans l'obscurité, qu'éclairait la faible lumière des lunes, le sombre se tendit aux sons des pas... Puis regarda la silhouette, à la voix reconnaissable, venir et se rapprocher. Nul mot, nul geste pour s'emparer de la viande. Les mires écarlates, qui voyaient mieux que l'éphémère, la fixèrent d'entre des paupières lourdes, avant de se détourner. Ses mains étaient prises. Le souffle rauque, le drow entaillait les plaies récentes.

Baissant en partie la tête, il palpait de ses larges mains ses flancs. Le petit couteau vint gratter les chairs rougies et sales, les rouvrant dans un maigre flot presque propre. Assis, contre un mur de bois de la bâtisse, par delà l'écurie, le géant se concentrait sur les gestes précis, sa figure se crispant imperceptiblement au fil de ses gestes. La coupure sur le flanc fut ainsi rouverte... Et les doigts s'activèrent, les uns manipulant les pans de peau, les autres plantant l'aiguille où avait été passé un fil. La pointe perça la chair. Il tira. Point après point, frisson après frisson, le sombre recousue une première plaie.

Au moindre geste de l'éphémère, son regard se plantait dans celle-ci. Par ses yeux comme son rictus, ses gestes, le géant lui défendait toute approche. Son souffle se voulait contrôlé, mais y raisonnait la l'épuisement; ses gestes étaient fermes, mais le reste de son être ployait. L'hostilité demeurait, car il n'était que tension fébrile, regard méfiant et violence retenue. Les doigts s'activaient, passèrent à une autre plaie. Couteau, grattement, sang, pointe... La sueur perlait sur le derme gris et usé. La fraîcheur de la nuit atténuait à peine son odeur de fauve.

Des blessures, il en restaient... Mais plus anciennes. Cependant, il y en avait une... Délaissant la couture, le sombre prit appui sur le mur, étendant une jambe. Ses mains vinrent toucher l'intérieur de la cuisse, son regard se faisant un instant vitreux. Elles palpèrent, et trouvèrent. Grimace carnassière, crocs blancs entre les lippes grises. Soudain il appuie sur une plaie, et cela bouge dans sa chair. Crispation des mains, frissons... Soudainement, quelque chose perce, est sorti dans un bruit humide. Avec un grognement, le sombre jette l'objet, une moitié de flèche, sanglante, avant de s'affaler contre le mur, le souffle court.

Râles rampant entre les crocs, raclant la gorge, un battoir se crispant sur le sol sec, grattant la terre de ses ongles brisés... Les épaules du sombre s'agitent, de même que les mires écarlates entre les paupières mi-closes. Le dos tente de reposer sur le mur, avant d'en fuir le contact, fébrile. Finalement, le grand drow ploie vers l'avant, les bras ballant, la respiration grondante, résonnant dans l'ample torse, dont chaque gonflement tire sur les plaies brûlées, cousues, la large brûlure récente, l'ancienne couvrant l'entièreté de son dos. Un temps, où il demeure simplement ainsi, le visage dans les ombres des mèches crasses, sans réagir à la présence. Puis, il tente de se redresser. Son regard erre, jusqu'à tomber sur la main tremblante... A juste titre.

Un grondement bas, alors qu'il se redresse, croise les jambes - non sans un rictus, l'une qui se contracte, s'agite -. Posant son bras sur un genoux, il en expose tout particulièrement la plaie : au poignet, la peau déchirée tel un bracelet sanglant; mais surtout, sur l'avant-bras, une morsure profonde, informe... A croire que les mâchoires ne se sont pas seulement plantées, mais ont bougé, s'enfonçant, ravageant. A nouveau, la lame s'agite fait son oeuvre... Mais d'une main, le travail est plus grossier. Les crocs crissent, se révèlent d'autant entre les lèvres retroussées. Quelques doigts tentent de tenir fermer la plaie, les autres de tenir l'aiguille... Forcer, échouer, la pointe se plante dans un doigt, grondement grave, ample, frustré, de colère comme de douleur, épuisé. Reprendre plus lentement...

La main tremble. Lentement, tendu, le battoir se referme sur l'aiguille et le fil, laissant la plaie pleurer.

Pas un mot, rien qu'un souffle lourd, une stature massive prostrée. Un temps, puis la gueule se tourne vers l'éphémère. D'entre les mèches crasses, le regard sanglant, fiévreux, la fixe, ses mains tremblantes, son regard inquiet, sa mine défaite... Le rictus retombe, il n'y a plus que le poids de ces yeux rouges, sans blanc.

Alors, le battoir se tend vers elle, passant au dessus du charnier, pour s'ouvrir : dans la large paume, l'aiguille de métal, de bonne taille, pourtant ridicule dans cette main-la. Le sombre fixe l'humaine, sans un mot, grave et menaçant, quand bien même il a tendu le bras de lui-même.

Les battoirs qui closent, lorsqu'elle le touche. Le tissu sur la plaie, qui s'imbibe de rouge. Le regard sanglant qui fixe. Les petits gestes, la femelle tremblante. Le sombre qui se tend, se crispe. Se redressent, les lèvres, saillent, les crocs. Il frémit, la main libre s'accroche à sa cuisse, tirant sur les points frais. Aiguille dans la chair, sang perlant. Et lu qui gronde bas, vibrant de tension... Immobile.

Mais elle bouge.

La respiration se tait, soudainement. Un corps entre les jambes massives, une figure pâle qui se tend vers la gueule sanglante, une main qui fait de même... Les mires écarlates s'écarquillent, le rictus s'effondre. La mimine s'avance... Au même rythme que le grand torse recule. Un bras glisse, sert d'appuis sur le sol sec. Mais le mur de bois arrête cela. Et la main avance encore...

Il n'y a pas de blanc dans les yeux du sombre. Seulement du sang, davantage, alors qu'ils s'écarquillent encore...

Brutalement, un battoir se referme sur le poignet tendu, coupant l'humaine dans sa parole. Il serre. Serre. La gueule s'est détournée, fixe du coin de l’œil la main proche. Serre. Serre. Au risque de broyer les os frêles... Un chuintement, le regard qui vacille, le sombre qui respire, difficilement, la mâchoire qui frémit, hésite. La poigne qui se relâche, un peu.

"...Nau... Xxxta'rl... Uns'aa..." rampent les mots entre les crocs serrés.
...Pas... Toucher... Moi...

Les mires fixent, fuient, regardent la mortelle, au-delà. Clignements de paupières, dents qui claquent, lèvres qui tressautent, le torse qui hésite, erratique dans sa respiration. Puis, la main serre à nouveau. Et tord. Le bras massif, émacié, force par la torsion à reculer, si l'humain tient à son bras. La poigne brutale du sombre vibre de tension, tremble... Mais la tête demeure de biais, le rictus revient, incertain, agressif.

"...Nau... Nau... Xta'rl... Uns'aa... Nau... Xta'rl... UNS'AA." Le timbre s'affirme. S'impose. Grave et usé.
...Pas... Pas... Toucher... Moi... Pas... Toucher... MOI.

Soudain, une raideur, une pression, et d'un grand geste du bras le géant tire, jette la femme sur le côté. S'empêtre dans la jambe, qui frémit, et se retire aussitôt, alors qu'il se traîne avec un râle dans le sens opposé. Lourd, pataud, le sombre s'appuie sur le mur et tente de se relever.

Bientôt, le sombre s'est levé, sans égard pour ses plaies ni l'éphémère jetée sur le côté. Un regard, voir qu'elle ne le suit pas, ne pas s'attarder davantage et marcher. Vite. Bientôt, se mettre à courir, malgré les élancements et l'épuisement. A grands pas, au rythme de sa respiration pesante, le géant amaigri s'enfonce dans l'obscurité et la végétation alentours, laissant derrière lui la bâtisse dont la porte claque, le cadavre froid de l'équidé, et un morceau de flèche sanglant, oublié sur le sol de terre.