Dans le silence... [PV Artion]

Première ennéade de Barkios, an 17 du XIe cycle

   Leur embarcation avait quitté l’Anaeh pour  traverser le lac d’Uraal aussi silencieusement et calmement que les eaux sur lesquelles ils avaient vogué. Nuls n’avaient eu la volonté de trahir la concentration qui  s’était installée depuis le départ. Ils avaient pris place la veille au soir, armés et vêtus d’habits qui leur serviraient assurément pour l'impossible quête qu’on leur  avait  demandé d’accomplir des ennéades plus tôt.

   Elrendil n’était pas venu les trouver, mais  ils étaient venus jusqu’à lui  après avoir entendu  les raisons de sa mission. Tous s’étaient portés volontaires et avaient ensuite été choisis pour leurs qualités, leurs déterminations et leurs connaissances. Dix anedhels, dont il faisait lui-même partie, s’étaient alors évertués des jours durant  à la préparation de leur  expédition dans les marais faélians. Rien n’avait été laissé au hasard ; toutes les cartes connues avaient été savamment étudiées pour confectionner les itinéraires et autres potentiels points où établir les campements que l’on espérerait peu nombreux. Ceux connaissant les plantes et poisons composants la liste donnée par la reine n’avaient eu  de cesse de parcourir les récits et autres témoignages les mentionnant. Ils avaient appris par conséquent où ils devraient aller pour les chercher et optimiser leurs chances, plutôt que de devoir ratisser les lieux à l’aveugle.

   Tandis qu’il prendrait la direction de la compagnie, des anedhels aux  talents exceptionnels l’escorteraient. Certains, comme les dénommés Thaldrel et Uldris l’appuieraient grâce à leurs dons arcaniques. L’un était  mage de la vie, alors que l’autre versait dans l’élémentaire. Une prêtresse de Kyria les accompagnerait et s’appelait Lindorie. La reine l’avait choisie en personne sans même avoir eu  besoin de vanter ses prouesses. Cette taledhel, quoique jeune, n’avait eu de cesse d’apporter une présence et des conseils bienvenus lorsque le besoin s’était fait ressentir. Calion, quant à lui, était un adepte de tout ce qui touchait de près ou de loin autant aux herbes médicinales qu’aux animaux et autres joyeusetés que l’on était  assuré de rencontrer à Féalia. De toute l’équipée, il était le mieux renseigné quant aux ingrédients de la liste à devoir récupérer. Trois autres elfes les avaient rejoints pour assurer la protection armée. Ciryandil, Aldaron et Fantur étaient aussi  à l’aise à l’arc qu’à l’épée. Réputés pour leurs qualités de pisteurs, d’éclaireurs et de combattants d’Ardamir, leurs présences ne pourraient qu’assurer  un tant soit peu  la réussite de leur mission. Le dernier, qui  le secondait quant à lui, s’appelait  Admyar et était le seul des membres de la compagnie, hormis lui, à être déjà aller à Féalia. Non seulement il y était allé, mais  il en était revenu, ce qui  constituait en soit la preuve d’un atout non négligeable. Ce taledhel, originaire d’Aleandir, avait déjà servi  maints rois depuis plusieurs décennies et présentait une réputation de solitaire aussi sympathique qu’il ne l’était  lui-même.

   A la proue du  navire, Elrendil guettait  les moindres signes annonçant une côte ou un rivage. Tâche bien ardue dans cette purée de pois qui n’avait cessé de les assaillir depuis leur  départ. L’Hest’Mahtari n’avait plus  rien du capitaine harnaché  aux couleurs  de l’armée royale. Il avait  troqué ses pièces d’armures contre la tenue d’éclaireur que tous dans la compagnie avaient également choisi. Lorsqu’il vit enfin se dessiner à l’horizon des silhouettes sombres et inquiétantes, la main d’Admyar vint subitement gagner son épaule.
   – Il est temps, murmura Admyar comme si hausser la voix dans un tel moment n’aurait pu que les condamner avant même d’avoir  pu  toucher terre.
   Sans même avoir besoin de répondre en retour, il n’eut qu’à se lever pour  faire signe au  reste de la compagnie de se tenir prêts à débarquer. Ils mirent alors une barque à l’eau  dans laquelle tous montèrent dans le silence le plus complet. Il n’eut ensuite qu’à  prodiguer ses derniers ordres au capitaine du  navire qui les avait mené jusqu’ici ; celui-ci étant de les attendre une ennéade entière. Dans le cas où le rendez-vous serait manqué, le bateau  repartirait sans eux.
   – Que Kyria continue de veiller sur nous en ce royaume maudit, pria-t-il à voix basse.
   En face d’eux apparut enfin Faélia, fidèle à tous les souvenirs qu’il en avait gardé : Morne et sinistre. Ils débarquèrent sans que le moindre incident ne survienne. L'ordre fut donné pour  que tous s’affairent déjà à leurs tâches en sortant de l’embarcation tout ce dont ils auraient besoin pour les prochains jours. Il fallut attendre que tout soit fin prêt pour que la compagnie se perde enfin dans ces fanges putrides où la végétation semblait avoir poussé hors de toute logique. Un sentiment d’écœurement le gagna lorsqu’il comprit que cette vision chaotique et immonde serait son quotidien pour l’ennéade toute entière. Il n’eut alors qu’à se remémorer la carte établie en amont pour réaliser que la progression dans ces tourbières risquerait d’être longue et fastidieuse. Ce n’était  pas une nouvelle, mais la réalité avait un arrière-goût bien amer lorsqu’on y  était  enfin confronté.
   – Ne traînons pas et tâchons de ne pas reveiller ce qui sommeille dans ces contrées.

Des cordes jaillirent du ciel et se mirent à fouetter leurs visages à demi-recouvert par les masques d'éclaireurs qu'ils portaient. Leur vigilance n'en déclina pas pour autant. Ils gardèrent l'allure choisie depuis la côte et restèrent dans le sillage d'Admyar qui les emmena toujours plus profondément dans les abysses de Faélia. Des bulles d'air éclataient à mesure qu'ils s'enfonçaient dans la tourbe ; dégageant au passage des odeurs nauséabondes. Ils gardaient tous en mémoire l'éclair qui s'était abattu à quelques pieds seulement de leur position. C'eut été comme si la nature leur avait soudainement rappelé qu'elles ne supporteraient leur présence qu'à minima. Admyar avait choisi ce moment pour leur signaler que la pluie apporterait son lot de créatures étudiées en amont.
   La chasse commencerait.
   Resterait-il encore à savoir qui d'eux où de leurs ingrédients à trouver seraient les véritables proies.
La main d'Admyar les stoppa net dans leur progression. L'elfe se mit accroupi et leur fit signe de tendre l'oreille. Il n'eut qu'à faire quelques pas rapides et silencieux pour venir se mettre à ses côtés et connaître les raisons de ce soudain arrêt.
   – Là devant, murmura le guide en pointant du doigt une surface marécageuse étonnamment calme à quelques mètres.
   – Il n'y a rien... réalisa-t-il avant de se retourner vers le reste de la compagnie pour leur faire signe de reculer à petits pas.
   Cette soudaine absence de bulles n'avait pu que leur indiquer que les Caunwaithon qu'ils cherchaient usaient de leur capacité à se fondre dans le décor pour ne pas être vus par d'éventuels prédateurs. Il regretta de ne pas avoir amené avec lui un mage de l'immatériel pour créer l'illusion d'un appât afin de leurrer la bête. Trop tard pour retourner en chercher un dans leur prime forêt, il se leva lui-même pour servir de proie tandis que les autres l'encerclèrent progressivement. Thaldrel et Uldris se mirent en état de concentration absolue ; protégés par Fantur, Ciryandil et Aldaron du fait de leur vulnérabilité. Lindorie se tint prête à intervenir, à seulement quelques pas derrière lui. Calion, le naturaliste herboriste, quant à lui resta à ses côtés quelques secondes pour lui prodiguer quelques derniers conseils fort rassurants.
   – Souvenez-vous qu'une seule goutte de son venin vous tuerait en seulement quelques secondes après vous avoir jeté de la bave acide en plein visage. N'oubliez pas non plus qu'ils vivent en groupe et se protègent mutuellement.
   – Rappelez-moi comment le tuer plutôt...
   – Et bien, si nous pouvions la ramener chez nous vivante afin de l'étudier, nous en apprendrions certainement bien plus sur son venin.
   – Calion !
   – Oui, oui, oui, se pressa l'elfe. Evitez sa bave acide serait un bon début... Ensuite, immobilisez-en un et raclez  sa peau pour récupérer son venin.  
   Calion lui montra des petites fioles qu'il avait emmené dans une sacoche accrochée autour de sa taille.
   – Il ne reste plus qu'à les trouver maintenant...
   Admyar siffla pour attirer son attention. Le guide lui signala une direction droit dans les marécages vus quelques minutes plus tôt. Sans avoir besoin d'en apprendre plus, Elrendil comprit que plusieurs Caunwaithon se camouflaient non loin. Ne pouvant se permettre de décocher une flèche au hasard, il n'eut plus qu'a s'avancer lentement dans la tourbe pour en débusquer un. L'odeur, de plus en plus putride, manqua presque de le faire vomir.
   – A votre droite, Elrendil ! l'alerta brusquement Admyar.
   Un filet de bave, sortant de nulle part, passa à quelques centimètres seulement de sa tête. Son cœur se serra et son attention redoubla. D'autres le prirent pour cible et il dut se contorsionner pour les éviter à leur tour. Les Caunwaithon apparurent alors devant lui, gros et baveux. Ces animaux, guère réputé pour leur agressivité, ne devenaient dangereux que lorsqu'on représentait une menace ; ce qu'il était présentement pour sûr. Ne pouvant continuer éternellement d'esquiver les baves acides au petit bonheur-la-chance, Elrendil jeta son dévolu sur l'animal le plus à l'écart du groupe et l'obligea à s'exposer pour que ses compagnons, restés à l'arrière, puissent enfin lui venir en aide. Uldris fut le premier à jeter son sort pour que le marais dans lequel se trouvait le caunwaihton se mette à bouillir et le force à regagner la terre ferme. L'animal sauta furieusement comme une bête acculée que l'on avait voulu rôtir trop longuement. Il cracha sa bave tous azimuts, les obligeant tous à se protéger derrière des racines où des troncs qui se mirent à fondre là où la bave s'était logée. Thaldrel, le deuxième mage de la compagnie, se révéla à son tour pour sortir les racines de terre telles des tentacules qui se mirent à s'entortiller autour du Caunwaithon. Elrendil fut rejoint par Admyar et les trois autres archers aux arcs toujours bandés et pointés sur la venimeuse et ventripotente bestiole.
   – Attention, gronda Calion, même ainsi il reste dangereux.
   Le mage de la vie était resté concentré comme jamais. On l'eut dit imperturbable et pourtant... Une chose invisible lui fit pousser un hurlement de douleur. Les racines regagnèrent les entrailles de la terre aussitôt, laissant le caunwaithon qu'ils pensaient fini en totale liberté. Un filet de bave toucha Fentur qui s'effondra sur le sol pour se tortiller dans tous les sens. Ses cris résonnèrent dans tout Faélia et ne manquèrent certainement pas de révéler leur position.
   – Allez l'aider ! Ordonna-t-il à la prêtresse avant de bondir à côté de la créature.
   Aranel s'abattit violemment sur la peau recouverte de venin pour la transpercer et atteindre le cœur. L'instant d'après, le caunwaithon lâchait son dernier soupir tandis qu'il essayait de retirer sa lame de la visqueuse dépouille.
   – Vous devriez en avoir assez, Calion, soupira-t-il.
   N'étant plus intéressé par la proie, il se mit en quête de trouver Fentur et Lindorie.  La bave acide avait brûlé les vêtements du taledhel et avait fait un trou en plein dans son thorax ; mettant ainsi en évidence ses autres organes vitaux recouverts de la substance toxique. Au regard que lui fit la prêtresse, il comprit que l'elfe resterait condamné à une agonie lente et douloureuse. Littéralement, l'intérieur de son corps fondait sans qu'ils ne puissent rien y faire...
   – Thaldrel !
   Admyar était à côté du mage recroquevillé en position de nouveau-né.
   – Quelque chose l'a piqué au genou pendant qu'il retenait la bête.
   – Est-ce mortel ?
   La grimace d'Admyar répondit à sa question. Il n'en savait rien.
   – Ramenons-les à l'embarcation avant que la nuit tombe.
   Ils avaient eu ce qu'ils étaient venus cherché et qui ne représentait qu'un seul composant de la liste. A quel prix ? L'un d'eux mourrait avant les derniers éclats brumeux du ciel; l'autre resterait dans les limbes sans quiconque ne sachent comment l'en sortir. A ce rythme-là, l'expédition de Faélia finirait par tous les prendre... [/color]

La nuit était tombée. L'odeur des marais, elle, persistait comme en pleine journée. Elle continuait insidieusement son œuvre et leur donnait autant de maux de têtes et de nausées ; les empêchant de trouver un sommeil salvateur. L'un d'entre eux pourtant n'avait pas ce soucis-là. Un peu à l'écart de l'embarcation et des tentes disposées en cercle, Elrendil montait la garde du petit campement. Des années, voire même des décennies qu'il ne l'avait pas fait. Cela lui avait rappelé ses premières années dans l'armée royale lorsqu'il n'avait été qu'une frêle recrue. Son attention était toute portée vers les paysages chaotiques qui les encerclaient, à l'affut du moindre bruit ou mouvement. En cette heure si tardive, ce ne fut néanmoins pas les grognements sauvages qui l'inquiétèrent, mais ceux en provenance de la tente de Thaldrel. Il avait eu le temps de repenser à leur première opération. Un échec cuisant quand bien même étaient-ils parvenus à rayer deux ingrédients sur la liste. Est-ce par pure bienveillance ou par simple sentiment de culpabilité ? Elrendil rejoignit la tente de Thaldrel pour s'assurer de son état. Il découvrit que le taledhel blessé n'était pas seul, mais accompagné de la prêtresse choisie par la reine en personne : Lindorie.

   Bien plus jeune que tous ici, Lindorie s'était pourtant montrée des plus efficaces et ô combien compétente lorsqu'il avait fallu soigner le mage empoisonné.  Ses paroles professées avant qu'ils ne se séparent tous dans leur antre avaient fait écho dans ses pensées et celles des autres assurément. Elle avait su trouver les mots là où les siens s'étaient fait cruellement ressentir par leur absence. Etait-ce parce qu'il ne croyait tout simplement pas en cette mission ? La jeune taledhel l'avait inconsciemment remis à sa place de chef voulu par l'Aran lui-même.
   – Lindorie, murmura-t-il. Vous devriez aller vous reposer, je resterai à ses côtés.
   – Je préfère rester ici plutôt que de chercher un sommeil qui ne viendra jamais, répondit-elle.
   – Nous aurons besoin de vous dans les prochains jours, je ne veux pas que la fatigue fausse vos décisions et impacte le groupe.
   Elle le regarda comme si elle comprenait son ordre sans accepter sa sévérité.
   – Êtes-vous toujours aussi dur, Elrendil ?  
   Il s'assit à l'autre chevet de l'elfe endormi sans même jeter un regard à la prêtresse.
   – Le contraire m'est interdit. Je vous ai emmené ici, c'est à moi d'assurer votre protection pour vous ramener en vie chez nous.
   – Vous n'êtes pas responsable de la mort de Fentur, son heure était venue.
   Les paroles de Lindorie, particulièrement abruptes, ne trouvèrent aucun écho en lui. C'était là les mots qu'on lui avait formulé trop souvent pour l'empêcher de sombrer dans la culpabilité. Il n'en était pourtant plus là. Un capitaine ne pouvait pas se permettre de faillir. D'autres mourraient durant le séjour, il le savait et n'y pourrait certainement rien. Cette résilience, installée depuis des décennies dans son esprit, l'avait empêché de basculer dans la folie et de mettre fin à ses jours lorsque des centaines de frères qu'il avait commandé, s'en étaient allés sur le champ d'honneur.
   – Votre autorité cache une faiblesse que nul antidote ne saurait guérir, reprit Lindorie. Cela, notre reine et notre roi l'ignorent, n'est-ce pas ?
   Son regard gagna subitement celui de la jeune prêtresse.
   – Que voulez-vous dire ?
   – Je connais votre histoire, Elrendil. Je sais qui vous êtes et ce que vous avez vécu il y a des siècles, confia-t-elle doucement. Et je pense être la seule ici à vraiment vous connaître.
   – Qui êtes vous, Lindorie ? Comment le sauriez-vous ?
   – Comme vous, j'ai vu mourir l'endroit qui m'a vu naître, Eraïson. Comme vous, j'en ai eu le cœur meurtri. Mais je sais pourtant que le vôtre l'était depuis bien plus longtemps. Ma mère, Einarel, était l'amie de Caliawen. Ma famille était également au service de votre aïeul, Anàrion, le protecteur d'Eraïson. Mais vous ne m'avez pas connu, j'étais bien trop petite lorsque vous étiez déjà un taledhel sur le point de devenir père. C'est là que j'ai rencontré...
   – Vodià, mon épouse...
   – Oui, je débutais mon enseignement lorsque je l'ai connu,  avoua-t-elle. Je l'appréciais, comme tout le monde. Vodià était l'être la plus pure que je connaissais. J'ai pleuré sa mort comme l'on pleure la perte d'une soeur...  
   Évoquer le nom de sa femme était encore bien plus douloureux que de ressentir le venin dans son épaule ou de parler à voix haute. Cette douleur, bien plus profonde et incurable, était restée un secret absolu et inavouable. En parler ainsi avec une quasi inconnue aurait du le mettre dans une colère inarrêtable. Il n'en fit pourtant rien, et se sentit à la fois gêné sans être capable de répondre.
   – Vous n'avez jamais accepté son départ, et c'est cela aujourd'hui qui vous empêche d'avancer, Elrendil. Je le ressens en vous ; je ressens cette tristesse et cette colère qui vous guident et vous condamnent à la solitude et à la sévérité envers vous même et ceux que vous dirigez. Vous pensez que vous ne méritez pas d'être heureux et que votre seul dessein consiste à protéger notre peuple pour vous faire pardonner de ne pas avoir su protégé celle que vous aimiez. Alors je crois, que même lorsque votre épaule sera guérie, vous resterez encore blessé.
   Nul ne lui avait jamais parlé avec une telle sincérité le mettant à nu avec autant de force que de compréhension. Cette Lindorie le surprenait bien trop pour qu'il ne parvienne à trouver les mots.
   – Vous... vous devriez partir vous reposer, Lindorie. Ce lieu n'est pas approprié pour évoquer de tels souvenirs...
   Il n'y avait eu aucune autorité dans sa demande s’apparentant en réalité à une supplique plutôt qu'un ordre. La prêtresse obtempéra sans insister.  
   – Ne laissez pas la haine vous envahir, Elrendil, murmura-t-elle avant de le laisser seul avec le mage endormi. Votre future mission ne saurait être accomplie si ce sentiment persistant est le seul à l'alimenter. Elle parut gênée à son tour, presque intimidée par ce qu'elle s'apprêtait à lui dire. Je serai toujours là si vous voulez parler, Mainyth.

Quatre jours passèrent. Quatre longues journées durant lesquelles ils arpentèrent les putrides marais de Faélia  en quête de leurs fameux ingrédients. Leur guide, bousculé  par ses erreurs  commises  dès la première journée, s’affaira à les mener aux endroits connus. Toujours dans le silence pour ne pas éveiller les créatures locales ; toujours attentifs aux moindres bruits ou odeurs, on les vit prendre plus  d’assurance et se déplacer avec plus de facilité  au fil  des jours. Ils ne se séparèrent quasiment jamais, préférant de loin sacrifier  la vitesse à leur rapidité. Ils purent ainsi mettre la main sur les champignons et essences végétales bien plus rares en des endroits toujours plus isolés. Le quatrième jour fut employé à trouver le dernier ingrédient – venin de la Drosera géante -  mais l’opération se solda par un échec monumental. Celui-ci eut moins le mérite de ne faire aucune victime dans leurs rangs déjà amoindris par la mort de Fantur et le rétablissement du végétaliste voguant entre des périodes de nausées et d’autres plus calmes.

   Le soir venu, lorsque tout le monde revint au  campement, le moral s’était  une fois de plus fissuré. Le temps leur était  compté. Le navire qui les avait  emmenés avait  reçu l’ordre de ne les attendre qu’une ennéade. Passé ce délai, ce dernier s’en irait  avec ou sans eux. Ne pouvant plus  se permettre de perdre une journée de plus, Elrendil ne put que  rassembler les membres de la compagnie pour leur  exposer son plan. Celui-ci était né d’une conversation tenue avec Admyar la veille. Il y  avait de fortes chances pour que le plan ne soit  pas accepté étant donné son niveau de dangerosité. Mais après  cette journée de recherche infructueuse cumulée aux quatre précédentes, tous comprendraient qu’il n’existerait pas d’autres moyens.

   Tandis qu’ils s’étaient tous réunis, Elrendil  observa la prêtresse avec autant de méfiance que de curiosité. Lindorie avait su, au fil des jours, gagner la confiance et le respect de ses partenaires. Tous, y compris lui, avaient eu  besoin qu’elle vienne leur prodiguer quelques soins ; ce qu’elle fit avec grande efficacité. Aujourd’hui, elle l’intriguait et le déboussolait au point qu’il  avait  préféré garder ses distances pour ne pas risquer d’être l’objet d’une nouvelle analyse. Celle-ci  lui retourna d’ailleurs  sa curiosité par un regard persistant qui l’obligea à se détourner d’elle.
   – Je vous ai rassemblé pour vous parler de demain, débuta-t-il. Je veux connaître vos avis, car ce qu’il nous faudra faire  sera sans-doute la chose la plus dangereuse de  toute notre expédition, je le crains. Je souhaite que vous me répondiez avec toute la sincérité qui  est la vôtre. Nos vies seront menacées, plus qu’elles ne l’ont été depuis le jour de notre arrivée. Notre seul moyen de trouver une Drosera  géante est de nous rendre encore plus profondément  dans les marais, ce qui  nous ne permettra pas de revenir ici et nous obligera à rester une nuit entière là-bas; peut-être même deux.
   Les visages s’assombrirent soudainement à l’évocation d’une nuit passée entouré de toutes les pires  immondices que pourraient compter cette lande inhospitalière. S’il  était  bien une chose que  les anedhels apprenaient durant leur enfance, au  gré  de nombreux récits et légendes, c’est qu’il n’était nullement conseillé de faire ce qu’il venait tout juste de proposer.
   – Nous pourrions peut-être continuer à fouiller dans les environs, suggéra Calion en guise de premier retour.
   – Je suis du même avis que l’herboriste, confia Cyriandil. Il  est bien trop risqué de s’aventurer aussi loin sans savoir  si nous réussirons.
   – Nous n’avons trouvé aucune Drosera géante en cinq jours, affirma Admyar en venant se mettre à ses côtés. Si nous ne repoussons pas notre secteur de recherche, nous n’aurons rien je peux vous l’assurer.
   Les propos de leur guide ne suffirent pas à faire changer d’avis les deux elfes plus réticents. Cette guerre de position n’augurant rien de bon, Elrendil continua à les écouter avec attention et sans jugement. Il n’aurait  pu leur reprocher leur peur lorsqu’il leur proposait un aller simple vers une potentielle  mort à mille lieux  des leurs restés en Anaëh. Contre toute attente, au  moment où il ne s'y attendait plus, la prêtresse restée silencieuse depuis le début vint finalement les rejoindre tout en le gratifiant d’un hochement de tête des plus solennel.  
   – Notre capitaine et notre guide ont raison, allons plus loin pour trouver le venin de cette plante qui  permettra probablement de sauver des milliers de nos frères et sœurs. Elle lui sourit. Je suis avec vous.
   Uldris, le mage de l’élémentaire, n’eut visiblement pas besoin d’en entendre plus  pour  se joindre à eux. Il s'était évertué, des jours durant, à créer suffisamment de glace pour conserver le caunwaithon.  
   – Nous ne risquerons pas d’emmener Thaldrel avec nous, il  est encore bien trop faible, dit-il en regardant le mage resté allongé. Aldaron, vous êtes parmi les plus blessés alors  vous resterez avec lui et protégerez le campement. Quant à vous, Calion et Cyriandil, je ne  vous demanderai  pas de nous accompagner ; je ne dispose pas de vos vies et je pense que  vous pourrez  nous être d’une grande utilité si vous continuez  à chercher dans les environs. Nous optimiserons ainsi nos chances à la condition seule que vous restiez prudents et le moins exposé.  
   Les deux elfes acquiescèrent sans attendre. Il  savait Cyriandil suffisamment bien aguerri  pour veiller à la protection de l’herboriste.  Leur petite expédition s’en retrouverait  amputée. C’eut été probablement  un mal pour un bien lorsqu’on savait que le Taledhel d’Ardamir avait été bien plus  un poids qu’autre chose et que leur guide Admyar était le seul à  avoir  déjà vu une Drosera géante.
   – Pour ceux qui m’accompagneront demain,  tâchez de vous reposer. Nous n’en aurons peut-être plus l’occasion pour les deux ou trois prochains jours…
   – Ne soyez pas toujours aussi sincère, lui  chuchota Lindorie en plaisantant. Vous finirez par vous y rendre tout seul sinon.
   – Si seulement je le pouvais…
   – Je n’en doute pas un seul instant, capitaine. J'ai  même cru que  vous partiriez sans nous le demander.
   – Vous commencez à me connaître.
    Elle resta silencieuse tout en l'affublant d'un sourire narquois en guise de seule réponse.

   Dès le lendemain, Elrendil, Admyar, Lindorie  et Uldris prirent tout ce qu’ils purent dans leurs sacs en essayant de rester les plus légers possibles. Lorsque l’aube se leva, du moins le brouillard quotidien, les quatre elfes disparurent dedans sans savoir s’ils reviendraient un jour jusqu’à leurs  amis laissés au  bord de l’Uraal.

Ils virent la nuit venir comme l'on aurait vu surgir insidieusement la mort elle-même. Si chacun préféra se murer dans le plus profond des silences, ce fut non seulement pour taire leur peur, mais aussi pour conserver leurs sens. En cette terre damnée, si loin des leurs, le moindre faux pas les mènerait à leur perte. En ce point, les quatre membres de la folle équipée en étaient tous conscients. Un seul maillon faible, et l'espoir s'éteindrait. Pour toutes ces raisons, Admyar leur avait trouvé un endroit pour y installer le campement. Il s'agissait d'un petit monticule entouré par les marais et surtout protégé par une haie d'épines et de ronces que l'on eut dit empoisonnées. La position était plus élevée que les autres îlots avoisinants et bien moins protégés. Tel serait donc leur havre de paix dans cet enfer abjecte, bien qu'il résidait dans cette défense naturelle deux failles compromettantes. La première était celle qu'ils avaient emprunté pour venir se réfugier sur l'îlot ; passage qu'un seul à la fois n'avait pu prendre. L'autre était une pente abrupte donnant directement dans le marais, duquel il n'avait même été imaginable une seule seconde d'y passer.

   Afin de veiller et d'optimiser leurs chances de survie, Elrendil et Admyar se mirent d'accord pour se diviser en deux. Leur guide Admyar et le téméraire Uldris prirent donc la première garde, laissant à Lindorie et lui-même la possibilité de fermer brièvement les yeux dans l'improbable espoir de recouvrer des forces. Fut-ce dû aux innombrables efforts accomplis et à la fatigue accumulée ? Elrendil s'endormit dès lors même que ses paupières se fermèrent sans qu'il ne puisse l'expliquer. Un sentiment de sécurité et d'assurance l'avait gagné au moment même où il s'était allongé aux côtés de la prêtresse emmitouflée sous sa couverture. L'Anedhel au service de la reine, si franche soit-elle, avait su réveiller en lui une nouvelle flamme faite d'espoir et d'un sentiment qu'il avait cru perdu pour le restant de ses jours. Des siècles durant, l'Hest Mahtari qu'il était devenu s'était battu pour les siens sans seulement comprendre qu'il ne l'avait fait que pour se prouver à lui-même que ses blessures n'en étaient pas.

   L'Aran lui avait fait prendre conscience de ses faiblesses ; lui faisant réaliser en même temps la menace que son égoïsme faisait planer sur tous ceux qu'il s'était défendu de protéger. Telles étaient les raisons de sa rudesse et de ses longs silences : cette peur d'être mise à nue et d'être rejeté par les siens. Ses blessures n'étaient pas seulement visibles, et il lui avait fallu pénétrer le Royaume de Tari pour s'en apercevoir.

   Une soudaine secousse le sortit de son semi-sommeil.

   L'instant d'après, lorsqu'il ouvrit les yeux, Elrendil découvrit la main d'Admyar sur son épaule et l'autre sur celle de Lindorie. Ils avaient tous deux l'air hébétés face au guide qui leur fit signe de ne parler qu'en murmurant.
   – Quelque chose approche de nous, leur chuchota l'elfe. Une chose qui avance vite...
   Un simple coup d'oeil en direction du mage lui permit de constater qu'il s'était assit
S sur le sol pour se préparer au pis. Sa main, quant à lui, gagna aussitôt la poignée d'Aranel restée près de lui durant son sommeil. Lindorie elle même s'empara de son arme d'hast.
   – Une idée de ce que pourrait être cette chose, Admyar ?
   – Un Rajiv peut-être...
   L'éventualité de combattre un anaconda géant dans une nuit noire recouverte par un brouillard ne fut pas pour le rassurer.
   – Au centre autour d'Uldris ! ordonna-t-il subitement lorsqu'il entendit finalement la-dite chose à seulement quelques mètres de leur position en direction de la pente abrupte donnant sur le marais. Admyar en profita pour raviver les dernières braises du petit feu allumé la veille pour y faire griller leur repas. Des étincelles jaillirent tout d'abord avant de créer une flamme sur l'une des dernières branches qui devint aussitôt une torche. Leurs yeux se figèrent sur le contre-bas de l'îlot, tâchant inlassablement d'observer la moindre anomalie.
   – Il est ici, confia-t-il. Il nous observe et attend le meilleur moment pour passer à l'attaque.
   – Quelles sont nos chances de survie s'il s'agit d'un Rajiv ? demanda Lindorie à leur guide.
   – Minces, je le crains.
   Le regard que lui adressa la prêtresse le toucha de plein fouet. Il y lut pour la première fois de la peur et fut à deux doigts de la partager lorsque surgit des profondeurs marécageuse une immondice toute droit sortie des pires cauchemars. Là, devant eux, se mit à ramper sur la pente une créature centipède d'une taille effrayante et d'une longueur encore infinie. Elle avança vers eux avec une rapidité folle, lui laissant à peine le temps de trouver une issue.
   – Un Meduifelarill ! cria Admyar.
   – Uldris, maintenant ! souffla-t-il à l'adresse du mage sur le point de passer à l'action. Lindorie, derrière moi !
   La terre se déroba sous les milles et une pattes de la bête qui s'enfonça malgré elle dans les entrailles de cette tourbe boueuse. Elle disparut aussi vite qu'elle leur était apparue. Ils n'eurent néanmoins à peine le temps de souffler que le sol se mit à trembler sous leurs pieds. L'insecte était réputée pour vivre dans les cavernes et creuser des galeries. Ce ne fut qu'au moment de s'en rappeler que l'animal regagna la surface pour reprendre sa traque. Muni de son arc, Admyar lui asséna quatre flèches en seulement quelques secondes. Icelles vinrent quasiment toutes rebondir sur la carapace ou juste une seule parvint à trouver une faille. Ils eurent droit en guise de réponse à une complainte aussi putride que monstrueuse.
   – Ne respirez pas, l'air est toxique ! hurla-t-il avant de prendre les devants, l'épée à la main. A nous deux maintenant.

La bête vorace et rampante, même acculée, n'en devint que plus dangereuse au gré de leur harcèlement permanent. L'hallali n'était pas encore sonnée pourtant, que tous se demandaient encore comment ils l'achèveraient. C'eut été sûrement mal connaître la bestiole qui gesticula furieusement sur le sol flasque crée par Uldris. Ultime geste désespéré ou coup savamment ficelé, le Meduifelarill  lâcha de nouvelles toxines dans l'air pour les condamner à ne puiser l'air que dans leurs courtes réserves. Son arrière-train, que l'on eut presque crut être la tête, balaya de toutes ses forces du côté d'Admyar et Uldris. Le premier se retira à temps en sautant et finit sa course sur la pente boueuse. Le second n'eut pas le même réflexe et se fit projeter violemment au dessus d'eux. Son cri résonna comme un tragique avertissement. Il ne resta ainsi plus que lui et la prêtresse pour faire face à l'immonde bête putride pour le dernier face à face. Elle les avait rappelé à l'ordre sans s'émouvoir une seconde de leur état de fatigue. A cela, la messe fut dite ; ce Royaume n'était pas le leur. Ils devaient partir le plus prestement.
   – Lindorie ! Il vient sur vous !
   Le Meduifelarill serpenta céans en direction de la prêtresse partie à la rencontre d'un Uldris mal en point. Il n'eut, à son tour, guère d'autre choix que celui d'aller affronter l'animal seul pour donner aux deux taledhels le temps de se replier. Pour ça, il se lança avec force sur le flanc de l'animal, l'obligeant ainsi à arrêter sa course pour se défaire de sa nouvelle menace. Elrendil vit les failles entre les écailles ouvertes grâce aux flèches. C'est en ces endroits qu'il frappa d'estoc avec la précision et la rapidité d'un maître épéiste entraîné depuis plusieurs siècles. La lame pénétra la chaire comme des dizaines de piqûres d'insectes. Cette démonstration de force fut aussitôt condamnée à une contre-riposte brutale lorsque la bête vint l'affronter de face en ouvrant sa gueule pour essayer de le gober. Lui ne vit pas la chose ainsi et pointa sa lame en direction de la dangereuse cavité gluante et nauséabonde qui s'approchait à une vitesse folle. Son cœur se serra ; son corps se raidit, mais ses jambes ne cédèrent pas sous la panique. Comme voulu, Aranel pénétra la gueule de l'animal sans pour autant pouvoir arrêter sa dernière course effrénée. Pis encore, Elrendil se fit emporter avec lui, sentant au passage l'un des crocs rentrer dans son visage. Le poids de la bête le fit s'enfoncer dans la boue, le condamnant ainsi à un début d'asphyxie. Ses dernières forces n'y changèrent rien ; il ne parvint à déplacer la carcasse maintenant inerte de leur ennemi nocturne. Il sentit le sang recouvrir sa tête enfouie sans que nul son ne puisse s'extirper de sa cage thoracique que l'on eut dit compressée par mille enclumes.
   D'un seul coup, l'Hest'mahtari sentit l'air regagner de nouveau ses poumons sans qu'il ne puisse l'expliquer. Quelque chose s'était passé pour qu'on le libère de sa prison. Quoi ? Elrendil sombra dans les limbes avant d'avoir su comment.

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