Adieu Neassa-Laella Siryn | Aegden & Neassa

7ème jour de la 9ème ennéade
Hiver, Verimios de l'An 17:XI

Le temps était venu.
Neassa-Laella avait largement récupéré depuis son arrivée. Son corps avait repris un poids presque normal même si elle manquait encore un peu de musculature. Les nuits avec Aegden avait forcé son esprit à reprendre un cycle d'éveil et de sommeil un peu plus normal. Parvenant à mieux se reposer, son organisme gagnait peu à peu en appétit en même temps qu'il parvenait à assimiler ce qu'elle avalait. En résumé, l'arrivée de son compagnon avait grandement favorisé sa rémission qui, même si elle n'était pas totale, était suffisante pour l'instant.
Avec sa nouvelle activité diurne, la jeune femme avait pris plus amplement le temps de réfléchir à la proposition de l'anedhel de le suivre et, bon an mal an, elle avait dû reconnaître que c'était la seule chose à faire. Elle ne pouvait plus rester ici et elle aurait de toute manière fini par rejoindre Anaëh de manière définitive un jour ou l'autre. Là-bas, le monde semblait dépourvu de tout ce qui l'épuisait en Ithri'Vaan et qui entachait ce pays qu'elle aimait tant. Elle avait peut-être une vision idéalisée de l'univers dans lequel vivait son compagnon mais elle aimait le calme qui régnait dans cette forêt, la paix dans les rues, l'absence de souffrance dans la vision d'un quartier délaissé par les autorités... Les anedhels avaient aussi des problèmes mais qui lui semblaient bien moins dérisoires que des sujets tels que l'argent ou la soif de pouvoir ou même tout simplement l'orgueil. Alors oui, elle devrait y faire sa place, mais cela n'en valait-il pas la peine ?

Et elle avait son idée pour partir sur les meilleures bases qui soient.

Debout devant sa commode, Neassa venait d'en refermer le tiroir. A l'intérieur se trouvait toutes les affaires qu'elle avait apporté. Toutes, sans exception. Ce jour-là, elle portait une tenue qu'Aegden lui avait remise, gracieusement prêtée par l'une de ses sœurs d'arme qui ignorait probablement encore ce qu'il se jouait. Après un moment, la prêtresse lâcha la poignée qui vint tinter contre le bois. Elle laisserait tout cela ici. Elle devait y renoncer, pour sa couverture, mais pas seulement.
Coiffée d'une tresse similaire à celles que se faisait Aegden, elle quitta sa chambre pour la dernière fois et descendit au rez-de-chaussée. Dans le salon, une masse se leva en entendant ses pas et la jeune femme trouva bien vite son ancien compagnon de chasse debout et prêt à partir, ses effets rassemblés dans un coin de l'entrée. Il s'avança vers elle, le pas lourd. Il savait que c'était la dernière fois qu'il la verrait. Il s'arrêta devant elle et la toisa du regard. Il étudia son apparence déjà si différente de celles que qu'il lui connaissait. Elle ressemblait à une mage de guerre et à une anedhelle et plus du tout à une vaanie riche et érudite. Elle partait pour vivre une nouvelle vie et lui rentrait reprendre la sienne... Avec une dernière mission.

Dès le retour de Stephen à Thaar, Neassa-Laella Siryn et Sirène n'existeraient plus. Elles n'auront pas survécus aux traitements qu'elles avaient subi. C'était la seule manière de mettre fin à tout ceci. Plus personne ne viendrait le chercher pour tenter de mettre la main sur la chasseuse de prime. Les prêtres et ses ouailles ne l'attendraient plus. Ses employés seraient libérés de leurs engagements. Ses biens étaient rendus à ses héritiers lointains. Quand à sa famille, elle était déchargée de ce contrat que son père adoptif avait établi avant sa mort.
Tout était terminé. Dans les yeux de la jeune femme, le vieux mercenaire lisait le poids de cette décision mais aussi sa détermination. Aucune des possibilités qui s'offraient à elle n'étaient simples mais elle avait fait son choix. Et ce choix, Stephen posa son regard sur lui. Aegden emporterait bientôt Neassa loin de ces rivages pour, il ne pouvait que l'espérer, une vie meilleure.

-Prenez bien soin d'elle. Finit-il par lui dire d'un ton presque autoritaire.

Cela fit sourire la mysticiste. Ils avaient travaillé si longtemps ensemble qu'elle le connaissait par cœur. Il était rude et parfois sévère mais c'était quelqu'un de bien. Et s'il commandait ainsi son compagnon aujourd'hui, c'était parce qu'il tenait à elle malgré tout.

-Elle le mérite. Ajouta-t-il enfin d'un air un peu plus doux.

Il ne s’était pas attardé cette fois-ci lorsqu’ils s’étaient tout deux réveillés et avaient fait mine de devoir se lever. 

Neassa avait finit par accepter sa proposition de le suivre et c’était ce qu’ils pouvaient appeler le grand jour. Ils ne rentraient évidemment pas encore au sein de la Prime Oeuvre mais elle avait décidé de le suivre au château et de débuter sa nouvelle vie ainsi. 

 Il avait voulu lui laisser un peu d’espace tandis que sa vie s’apprêtait à être chamboulée, alors il avait vite enfilé ses propres vêtements et ses bottes et était descendu l’attendre en bas, la laissant à ses pensées et ses souvenirs.

L’homme qui attendait lui aussi au rez-de-chaussé, s’il observait un tant soit peu l’elfe put observer son air quelque peu préoccupé s’illuminer lorsque la belle apparut, un petit moment plus tard. Aegden eut la sensation de tomber amoureux une seconde fois tandis qu’il observait sa tenue et sa coiffure typiquement elfique. Elle était magnifique.

Ses oreilles s'agitèrent et il tourna finalement la tête vers son interlocuteur. Un sourire apparut sur son visage car il ne s’offusquait pas de la presque brusquerie de l’homme. 

-Soyez en sûr. Répondit-il alors.

Bien aveugle serait celui qui en observant l’anedhel douterait encore des sentiments qu’il nourrissait pour la future ancienne vaanie. Il n’avait cependant pas plus fait mine de l’approcher d'un pas vers elle et d'une main tendue pour l’aider à descendre les dernières marches.

-Est-ce que tu es prête ? Lui demanda-t-il alors.

Derrière cette question à l'apparence banale, il y avait pourtant beaucoup plus. Il souhaitait qu’elle confirme son choix avant de passer définitivement le pas de la porte. Elle pouvait encore faire demi tour, attendre encore un peu, et Aegden ne lui forcerait pas la main, ni maintenant ni jamais.

Il comprenait tout le poids de la décision de la jeune femme et s’il se plaçait en soutient sans aucune hésitation, il savait aussi qu’il y avait une part du travail que Neassa ne pourrait accomplir que d’elle même. Il ne pouvait encaisser à sa place la peur et la douleur que représentait le saut vers l’inconnu qu’elle entreprenait. C’était un domaine où le soldat qu’il était se trouvait bien impuissant.

Le vieux mercenaire avait simplement hoché la tête. Il n'avait pas de doutes sur le fait qu'il parle vrai. Andrea était certes un homme excentrique et un brin dérangeant sur les bords mais Stephen avait vite compris qu'il avait un don pour lire dans les Souffles des gens. Un don naturel qui ne requérait aucune magie. Et l'elfe blanc avait l'air de bien apprécier le compagnon de sa fille. Lui-même ne trouvait finalement pas de reproches à lui faire puisque, deux ennéades après sa première visite, ils étaient encore tous en vie.

Neassa se tourna à son tour vers son compagnon et ne manqua pas de noter l'étincelle dans son regard provoqué par son apparition. La seule chose qui avait foncièrement changé durant leur très brève séparation de la matinée, c'était son apparence... Elle lui sourit tendrement. Elle n'avait pas vraiment pris le temps de se regarder autrement que pour savoir si elle ressemblait suffisamment à une anedhelle. Elle qui était pourtant si soigneuse de son apparence et un peu coquette aussi... Elle n'avait pourtant pas noté son allure dans cette tenue bien plus militaire que ce à quoi elle était habituée. Mais elle aurait le temps de se préoccuper de ses goûts elfiques et de son apparence plus tard...
Tendant un bras dans sa direction, elle accepta son aide et descendit les dernières marches, une main dans la sienne. Son sourire s'effaça temporairement alors qu'il lui posait une question qui semblait très simple. Elle tourna alors son regard vers Andrea qui se tenait près de la porte d'entrée. Celui-ci lui offrit une expression douce tandis qu'il savait à quoi elle pensait en cet instant précis...

Quelques jours plus tôt... a écrit:

-Je ne comprends pas ce qui te fais tant hésiter. Vous vous aimez, tu adores son pays, ils ont une communauté magique avec laquelle tu pourras travailler, des bibliothèques immenses et accessibles à tous. Vos Dieux sont les mêmes, seules les pratiques et l'ordre des priorités varient un peu. Quitter un pays dans lequel tu ne t'es jamais sentie pleinement à ta place, même s'il y a quelques personnes auxquelles tu tiens ici, cela ne me semble pas si cher payé.
-Je ne peux pas demander à quelqu'un comme toi de comprendre ce qui me retient encore en Ithri'Vaan.

Andrea s'arrêta pour observer sa fille. Elle en revenait encore à cela. A sa vision de lui, tel un égocentrique qui ne s'intéressait qu'à ses propres envies en oubliant ceux qui l'entouraient. Mais c'était une description tellement éloignée de la réalité... Et il était peut-être temps qu'elle comprenne à quel point elle s'était trompée.

-Tu accordes bien trop d'importance à une famille qui n'a plus d'intérêt pour toi depuis bien longtemps.
-Tu ne sais pas de quoi tu parles.
-Très bien. Alors rappelle-moi qui a envoyé quelqu'un enquêter sur ta disparition ?
-Mes serviteurs n'ont pas voulu les inquiéter sans être certains qu'il le fallait.
-Ou bien ils sont plus lucides que toi. Neassa-Laella le fusilla du regard mais cela ne l'arrêta pas pour autant. Cela fait longtemps qu'ils n'ont plus pour toi que l'attention qu'ils doivent à l'aînée de la famille à qui ils doivent verser une rente à vie. Vie qui se prolongera bien après la leur d'ailleurs. Ils l'ont tous compris depuis quelques siècles déjà, c'est pourquoi je n'ai pas espéré que l'un d'eux prenne soin de toi à la mort de Maryam et que j'ai pris les devant. J'ai bien fait d'ailleurs car il s'en est fallu de peu.
-Je te savais égocentrique mais pas menteur.
-Je ne te mens pas. Ils savaient tous que ton chagrin serait tel que tu ne t'en relèverai sans doute pas mais pas un n'a bougé le petit doigt.
-Ils ont fait venir le prêtre qui m'a sauvée, je n'appelle pas cela "ne pas bouger le petit doigt".
-Mais ce ne sont pas les Siryn qui ont fait appel au culte de Tyra, Lessie...

Cette révélation avait plongé la sang-mêlée dans un profond trouble qui ne l'avait plus quitté durant deux jours. Elle avait toujours été persuadé que sa famille avait continué à veiller sur elle tout ce temps mais elle s'était tellement fourvoyée... Les siens attendaient simplement un évènement qu'aucun n'espéraient voir survenir de son vivant, ni même de celui de ses enfants. Elle comprenait qu'elle était une charge aux yeux des siens, enchaînée à sa famille de génération en génération. Elle qui ne reconnaissait plus les traits de ses parents dans leur descendance depuis bien longtemps. Il lui avait fallu accuser le coup puis toutes les décisions étaient devenues faciles à prendre. Mourir libérait sa famille de cette clause laissée par son père de l'acte de propriété de ses cultures de perle, en plus de régler toutes ses affaires en souffrance...

Neassa-Laella se tourna à nouveau vers Aegden et releva le menton.

-Je suis prête. Fit-elle d'un air assuré.

Tous deux se dirigèrent alors vers l'entrée. Là, Andrea leur ouvrit pour les laisser sortir et rejoindre la rue déjà assez vivante à cette heure matinale. Il déposa sur son enfant des yeux pleins de douceur auxquels elle ne répondit qu'avec le même trouble que celui qui était le sien depuis cette fameuse conversation. Puis il adressa au militaire un regard bien plus entendu, voulant lui rappeler silencieusement une requête qu'il lui avait faite lors de sa première visite. Sa fille ne lui donnerait certainement pas de nouvelles et, même s'il savait qu'elle serait en sécurité en Anaëh, il espérait qu'il le tiendrait un tant soit peu au courant.
Puis il quittèrent la maison et, bientôt, ils ne furent plus que deux anedhels dans les rues de Naelis. Deux anedhels qui marchaient côte à côte sans chercher à visiter ni à s'arrêter. Deux anedhels qui voulaient simplement rejoindre le château pour des raisons qui leur étaient propres.

Aegden avait rendu son regard à l’elfe blanc. Ce qu’il lui avait promis il le ferait. Élevé dans la plus pure tradition Taledhelle il ne considérait de toute manière pas avoir le choix que de tenir les parents, le parent en l'occurrence, de sa bien aimée au courant de sa vie et de ce qui la marquerait. Et puis après un dernier au revoir, ils avaient passé le pas de la porte. Il était encore relativement tôt et pourtant la ville avait déjà pris vie sous la couche de neige qui la recouvrait.

-Le château n’est pas très loin. Fit-il après un moment de silence. 

Il était rare qu’Aegden, elfe silencieux qu’il était, ressente le besoin de briser ce silence. Et pourtant là, il semblait vouloir parler. Un sourire presque timide étirait ses lèvres alors qu’il continuait de marcher à un rythme assez lent pour que la prêtresse à peine remise puisse le suivre.

-Je pense que mes camarades n’aurons aucun mal à te faire une place parmi elles. Surtout celle à qui j’ai emprunté tes affaires. Il rit doucement en revoyant sa tête. Elle doit se demander ce qui m’est passé par la tête.

Il ne faudrait pas longtemps pour que la plupart des mystères qu’il faisait à ses camarades trouvent une explication à son étrange comportement étant donné que l’explication se trouvait à ses cotés, mais cela ne le dérangeait guère. Au contraire peut être même. Il avait décidé depuis longtemps de ne plus se cacher et les seuls mensonges qu’il devrait encore faire, ils n’étaient que temporaires.

Passer les portes du château ne fut qu’une simple formalité, si les gardes ne reconnaissaient pas sa compagne, Aegden n’avait aucun mal à prouver qui il était. Les soldats Naëlisiens devaient commencer à avoir l’habitude de le croiser à force. 

Les couloirs lui semblaient être tous les mêmes à l’intérieur, mais l’elfe avait finit par s’y retrouver et c’est tout aussi facilement qu’il terminaient leur chemin devant une des innombrables portes qui ne semblait avoir rien de particulier non plus.

Aegden lança un dernier regard vers sa bien aimée avant de frapper à ladite porte. Au fond il était peut être un peu angoissé à l’idée que la camarade à laquelle il avait pensé parler en premier lui ouvre. Parce qu’au final il n’était plus certain de comment exprimer sa demande...

Si elle faisait l'effort de ne rien montrer, Neassa-Laella n'en demeurait pas moins angoissée par les heures, voire les jours à venir. Vêtue comme une elfe avant même d'avoir demandé à obtenir une place parmi eux, comment allait-elle être reçue ? Même si elle avait l'accord du Roi, elle savait que les anedhels n'était pas tous ouverts à l'idée d'accueillir quelqu'un venant de l'extérieur de la forêt, aurait-elle à craindre des regards et des propos belliqueux des maintenant ? Fort heureusement pour elle, ce peuple n'avait pas le meurtre pour culture. Aussi, ce serait tout ce qu'elle aurait à craindre. Mais, si elle devait vivre parmi eux dès à présent, elle espérait que ce soit dans une bonne entente. A commencer par la personne qui lui avait cédé quelques vêtements et avec qui elle allait visiblement partager sa chambre.

-Nos nuits vont me manquer... Mais au moins, je pourrais t'apercevoir la journée.

La prêtresse -ou plutôt, l'ancienne prêtresse- n'était pas naïve. Elle savait qu'Aegden ne pourrait lui consacrer beaucoup de temps chaque jour. Et, désormais, ils ne jouiraient plus de leurs petites soirées, d'un grand lit pour eux deux et du petit déjeuner en tête à tête. Elle avait conscience de tout cela et ne lui demanderait rien de plus qu'il ne pourrait lui offrir. Elle savait qu'une fois à Alëandir, les choses seraient différentes et qu'ils retrouveraient un peu d'intimité.

Alors que son compagnon portait un dernier regard sur elle, Neassa lui offrit un sourire confiant. Même maintenant, alors que tout allait se concrétiser, elle ne flancherait pas. D'ici quelques instants, elle porterait un nouveau nom, aurait de nouvelles prérogatives et ne serait plus identifiée qu'à travers Aegden. Car, qu'il le veuille ou non, elle serait désignée comme "sa compagne", jusqu'à ce qu'elle parvienne à se faire sa propre place. Mais il n'était plus temps de reculer.

Quelques coups furent frappés sur la porte. Et l'attente suivit ce moment. Une attente aussi angoissante pour l'un que pour l'autre visiblement, bien que la jeune femme soit habituée à masquer ses émotions. D'ailleurs, profitant de ce bref moment de solitude, une main vint serrer les doigts du Commandant pendant une seconde, voire deux, avant de rompre le contact. Une étreinte discrète avant que quiconque ne vienne mais qui devait leur servir à tous les deux.

Les quelques coups frappés à sa porte interrompirent les derniers étirements d’une Lynn déjà toute transpirante. La matinée n’était pas encore très avancée, mais l’elfe était déjà réveillée depuis longtemps. Pendant toute son enfance de Noss, elle avait dû profiter de l’aurore pour la chasse, quand les animaux étaient soit fatigués d’avoir échappé aux prédateurs nocturnes, soit affamés par leur nuit de sommeil. Elle avait gardée cette habitude saine, en occupant bien différemment ses débuts de journée. Lynn profitait de son absence d’obligations pour entretenir ses techniques d’arts martiaux. Ainsi, elle passait plus d’une heure, chaque matin, à s’étirer et à répéter des enchaînements complexes qui lui donnaient une parfaite maîtrise de son corps. Ordinairement, elle faisait toujours cet entraînement proche de la nature, mais à Naélis, il fallait se contenter de ce qu’elle avait, d’autant qu’elle avait jusque là le luxe d’être seule dans sa chambre.

Lynn se redressa et attrapa une serviette déjà bien trempée pour s’essuyer le visage, tout en lançant ses premiers mots de la journée d’une voix rauque : « Un instant ! ». Qui pouvait donc avoir besoin d’elle si tôt ? Était-elle en retard pour l’entraînement quotidien ? Y avait-il eu un imprévu ? Ces questions la taraudaient alors qu’elle cherchait des yeux rapidement une tenue plus convenable à enfiler par-dessus ses sous-vêtements. L’elfe ne souhaitait pas salir un habit propre, et n’avait aucunement envie de remettre ses affaires de la veille qu’elle n’avait pas eu le temps de nettoyer. Finalement, Lynn choisit d’attacher sa serviette au dessus de sa poitrine. Le tissu descendait jusqu’au milieu de ses cuisses. Ça ferait bien l’affaire, se dit-elle en se dirigeant vers la porte, en attrapant et attachant son masque au passage.

Elle entrouvrit d’abord le battant pour vérifier l’identité de ses visiteurs. Qu’est-ce qu’Aegden, commandant des armées de la capitale elfique, et cette elfe qu’elle ne connaissait pas, faisaient devant sa chambre ? Lynn se maudit intérieurement d’avoir choisi cette tenue indécente et ouvrit la porte à moitié en tenant instinctivement sa serviette bien en place : elle n’avait aucune envie de se ridiculiser face à lui. L’archère les observa à peine une seconde dans un silence dubitatif, alors que les engrenages de son esprit s’enclenchaient.

Quelques jours plus tôt, le commandant lui avait demandé une tenue pour une raison qui lui avait échappé jusque là. Lynn n’était pas venue avec beaucoup de vêtements à Naélis – comme tous les soldats de l’armée elfique, aussi avait-elle dû s’en séparer à contrecœur. Elle n’avait toutefois pas hésité à lui rendre service : l’elfe avait toujours eu beaucoup d’estime pour son ancien commandant, et il devait sûrement avoir une excellente raison de lui demander à elle. L’elfe n’avait pas osé soupçonner quoi que ce soit et s’était bien gardée de répandre des rumeurs qui, qu’elles s’avèrent vraies ou fausses, lui auraient apporté de sérieux problèmes.

Ainsi, cette tenue était pour cette elfe qu’elle n’avait jamais croisé. Elle était ravissante et semblait beaucoup moins anxieuse que son compagnon. Lynn s’en étonna d’ailleurs, car Aegden était d’ordinaire, en tout cas dans le métier, quelqu’un qui ne laissait pas facilement transparaître ses émotions. Lynn décida de rompre le silence et de demander d’un ton qu’elle voulait neutre :

« Commandant Aegden ! Que me vaut le plaisir de votre visite, et de celle qui vous accompagne ? »

Elle n'émit aucun autre commentaire et se montra aussi accueillante que possible. Il fallait rester digne, surtout avec une apparence si négligée.

Il s’écoula un petit moment avant que la porte ne s’ouvre et Aegden craignit que celle qui devait se trouver derrière soit absente. Mais non, elle était bien là et elle finit par apparaître dans l’entrebâillement de la porte dans une tenue…pour le moins étonnante.
S’il haussa un sourcil de surprise et en fut quelque peu gêné, le mainyth n’osa pas le faire remarquer pour l'instant. A la place il donna à l'archère les explications qu'elle attendait.

-On a besoin de ton aide encore une fois Lynn. Il fixa sa bienaimée, et dans ce seul regard qui ne dura qu'à peine une seconde, l’archère ne put probablement pas passer à côté des sentiments qui liaient ses deux interlocuteurs. Et puis Aegden reposa ses prunelles sur l'archère. Je te présente…Sinieth.

Un léger trouble s’installa au fond de sa poitrine en prononçant ce dernier prénom. Avait-elle ressentit la même chose lorsqu’elle l’avait nommé par son prénom réel les premiers temps après leurs retrouvailles en Anaëh ? Ce n’était qu’un prénom et pourtant cela faisait beaucoup. Cela définissait une partie de qui on était et si la femme qu’il aimait restait elle, peu importe comment elle se faisait appeler, elle était tout de même comme ce prénom l’indiquait, une nouvelle femme.

-Sinieth, voici Lynn. Les présentations étant faites et n'étant pas du genre à tourner autour du pot il enchaîna. Elle va nous rejoindre et elle a besoin de rester au château le temps de la guerre. Et...hé bien j’aimerais te demander de lui trouver une place dans ta chambre. On ne peut pas lui en trouver une autre vide et tu es encore seule je crois.

Et il ne put s’empêcher d'ajouter avec un petit sourire nerveux tandis que l'une de ses main allait se perdre dans sa crinière rousse :

-Enfin une fois qu'on t'aura laissée te changer bien sûr.

La porte s'ouvrit sur le duo, laissant apparaître celle qu'ils étaient venu voir. Si Aegden cachait assez mal son anxiété et sa gêne, Sinieth demeurait égale à elle-même, affichant un discret sourire de circonstance emprunt d'un certain mystère. De part son apparence, elle avait tout pour passer pour une elfe mais elle ne voulait ni ne pourrait tromper son monde à leurs yeux. Cela faisait plusieurs ennéades que les anedhels étaient partis et ils se connaissaient probablement tous à l'heure qu'il était. Elle ne pourrait faire illusion. D'autant plus qu'elle portait une tenue qui appartenait à l'archère.

Le Commandant la présenta et elle sentit un léger frisson électrique lui parcourir la colonne vertébrale. Elle devait s'habituer à ce nom... et aussi à tout ce qu'il représentait. La fin d'une vie... et le début d'une nouvelle. Si tant était qu'on l'accepte parmi les elfes. La jeune femme rendit son regard à Aegden, abandonnant temporairement son sourire de façade pour une expression plus tendre et infiniment plus sincère. C'était comme si cet échange silencieux lui rappelait pourquoi elle avait choisi cette voie plutôt qu'une autre et ce qui serait sa consolation dans le fait de perdre tout ce qu'elle avait connu jusqu'alors. Car le militaire avait sérieusement pesée dans la balance...
Son compagnon acheva les présentations et Sinieth s'inclina légèrement, tel qu'elle l'avait vu faire par de nombreux elfes.

-Je vous remercie pour les vêtements que vous m'avez prêté. J'espère pouvoir vous les rendre bientôt.

La jeune femme parlait fort bien la langue des anedhels mais, même si elle produisait de gros efforts pour l'atténuer, on percevait encore un semblant d'accent étranger. La vaanie avait bien noté la présence du masque de son interlocutrice mais ne semblait pas en être perturbée le moins du monde. En tant qu'ancienne prêtresse de Tyra et chasseuse de prime à l'identité cachée, cela aurait été bien hypocrite de sa part, non ? Elle se contenta donc de détailler les yeux de l'archère à la tenue bien légère. Elle nota également la fine pellicule de sueur qui recouvrait sa peau et songea aussitôt que, si elle acceptait de partager sa chambre avec elle, il leur faudrait trouver une organisation qui permettrait à sa colocataire de conserver tant son anonymat que son intimité. Non pas que la vue d'un corps nu perturbe une vaanie mais les mœurs des elfes étaient bien différentes des siennes. Mais la chose était encore loin d'être acquise.

-Souhaitez-vous que nous repassions plus tard ? Demanda-t-elle poliment afin que Lynn ne se sente pas pressée de se laver et de s'habiller à cause d'eux. Nous avons sans doute d'autres choses à voir. Suggéra-t-elle doucement à son compagnon.

Ainsi, Aegden avait bien une amante. Grand bien lui fasse, se dit Lynn. Cela ne la concernait certainement pas, mais elle avait toujours un sentiment mitigé de découvrir de nouveaux couples depuis la mort de son bien-aimé No’th. Toutefois, elle ne put s’empêcher de sourire sous son masque en entendant le commandant admettre la profonde affection qu’il avait pour sa compagne en dévoilant son prénom. Les pommettes de Lynn s’arrondirent et ses yeux se plissèrent. D'ordinaire, elle était plutôt froide envers les inconnus, mais il n'en était pas vraiment un, pour elle. Elle se montra donc la plus accueillante et chaleureuse possible.

Elle s’apprêtait à se présenter lorsque le commandant la devança. Ainsi, cette Sinieth avait besoin d’une chambre. Lynn s’attendait à beaucoup de choses, mais pas à ça ! Bon sang, n’aurait-il pas pu prévenir au moins la veille pour qu’elle puisse arranger un peu son bazar ? Si elle avait su, elle se serait levée plus tôt encore pour être prête à recevoir. Elle se retint de souffler d’exaspération et sentit ses joues rosir lorsque Aegden lui fit la remarque de sa tenue. Toutefois, dès que Sinieth parla, l’attention de Lynn fut tout de suite basculée sur son faible accent qu’elle ne reconnut pas. Elle répondit à la formule de politesse en s’inclinant maladroitement, gênée par sa serviette, et réfléchit à toute vitesse. Elle n’avait jamais vu cette elfe, elle ne faisait donc probablement pas partie de la délégation. Aegden l’avait donc très certainement retrouvée ici, à Naélis. Qui donc était-elle ? Était-elle venue seule ? Et pourquoi n’avait-elle apporté aucune affaire ?

Ces questions se bousculaient dans sa tête, chacune d’elle en amenant une autre. Elle passa également ses possibilités en revue, sans perdre une miette du regard pénétrant que lui donna son invitée. Certes, à la question de son ancien commandant, Lynn aurait accepté par respect pour lui. Mais le temps qui passe laisse s'installer le doute. Elle avait donc le choix. Si elle acceptait, il allait falloir apprendre à vivre avec une autre personne pendant quelques temps. Elle avait l’habitude de partager des chambres, ou des tentes, avec d’autres soldats, en mission. Mais là, c’était différent : c’était une parfaite inconnue. En revanche, Aegden lui en serait redevable, et elle pourrait lui demander une faveur lorsqu’elle en aurait besoin. Au contraire, si elle refusait, le commandant se retrouverait coincé, sans solution. Il lui en voudrait et aurait tout le loisir de lui rendre la vie très dure. Le choix était donc assez simple pour l’archère.

« Eh bien, enchantée, Sinieth ! » dit-elle d’une voix enjouée, cette fois, pour habilement cacher sa confusion et sa gêne. « Vous pouvez garder ces vêtements jusqu’à ce que vous trouviez quelque chose qui vous convient, ne vous inquiétez pas. En tout cas, je serai ra-vie de vous accueillir dans ma chambre jusqu’à notre départ. Ne vous inquiétez pas, j’en ai pour deux minutes, attendez-moi ici. »

Et elle referma la porte sans attendre de réponse en se sentant rougir de plus belle. Pourquoi était-elle habillée de la sorte, quelle idiote ! Elle se retourna en vitesse et un bruit sourd retentit quand elle se cogna le petit orteil sur le lit proche de l’entrée de la chambre. Tous ses muscles se raidirent et un choc électrique la parcourut des pieds à la tête. Lynn laissa échapper un juron assez fort qu’ils avaient sûrement dû entendre, et se dépêcha de retirer sa serviette pour enfiler une tenue propre. Tant pis, elle serait inconfortable pour la journée. Peut-être aurait-elle le temps de se changer une nouvelle fois dans l’après-midi. Elle attrapa les affaires qui traînaient par terre et les envoya dans son coffre ouvert, où l’on voyait son armure bien rangée. Elle fit son lit rapidement, s’attacha les cheveux en queue de cheval, laissant ses longues oreilles bien en évidence. Sa chemise verte foncé et son pantalon noir lui donnaient un air un peu sinistre, mais ça ferait l’affaire : au moins, elle était habillée. Elle jeta un dernier coup d’œil dans la chambre.

Celle-ci était plutôt petite, tout compte fait. Mesurant à peine 3 mètres sur 4, elle était prévue pour deux personnes en lits superposés. Deux coffres se tenaient côte à côte sur le mur opposé. Les armes de l’archère – ses deux arcs et son poignard, étaient posés contre son coffre. Les murs étaient ternes, d’une pierre grisée par le temps. Aucune décoration ne venait agrémenter la pièce, hormis une petite plante que l’elfe avait fait pousser, posée sur le rebord de la petite fenêtre qui éclairait à peine la chambre. Au sol, pas le moindre tapis, il fallait marcher pieds nus sur la pierre froide. Deux bougies brûlaient proches du lit du bas. Enfin, un pot de chambre que Lynn avait eu la bonne idée d’aller vider et laver juste après son réveil trônait au pied du lit, caché dans un coin.

Satisfaite de son rangement, elle ouvrit de nouveau la porte avec hâte. Il ne s’était pas écoulé trois minutes.

« C’est bon, tout est prêt ! » s’exclama-t-elle. Sa nouvelle tenue lui donnait un peu plus d’aplomb. « Cette chambre, ce n’est pas grand-chose, mais elle a le mérite d’avoir une couchette de libre ! »

Elle les invita à rentrer d’un geste de la main.

Aegden avait souri franchement lorsque Lynn avait fait mine d’accepter. Il était soulagé. La nouvelle vie de sa compagne débuterait sous des hospices favorables et il s’en réjouissait pour elle.

Lynn se retira brusquement dans ses appartements et laissa les deux amoureux en plan. Il y eut du bruit de l’autre côté, mais Aegden n’y prêta qu’une attention relative restant par ailleurs assez silencieux. Seules ses oreilles qui se haussèrent dans la direction du tapage démontrait qu'il entendait ce qu'il se passait. Puis quelques brèves minutes plus tard l’archère revint, habillée décemment cette fois. Et lorsqu’elle leur fit mine d’entrer, Aegden leva les mains et recula d’un pas.

-Je ferais mieux de vous laisser entre dames.

S’il n’existait pas en Anaëh de discrimination entre hommes et femmes, l’intimité de tous avait quand même une place très forte et l’elfe masculin ne se sentait pas à l’aise à l’idée de se retrouver dans une chambre qui en plus de ne pas être la sienne, était l’une de celles allouées à ses camarades féminines. Et puis Sinieth avait aussi probablement besoins de faire ses preuves et de trouver ses marques de son propre chef. Il ne voulais pas que la présence de l'ancienne vaanie ne soit connue et acceptée que par son propre prisme. Sinieth existait par elle même.

-A plus tard. Lui adressa-t-il alors avec tendresse, ne pouvant s’empêcher de voler une  dernière fugace caresse sur ses doigts de porcelaine. 

Son coeur était léger car ce n'était pas un au revoir. Il était quasiment certain que la journée serait trop longue pour que l'un ou l'autre n'éprouve pas le besoin de retrouver sa moitié à un moment ou à un autre. Et il ne doutait pas non plus qu'ils parviendraient facilement à se recroiser.

Sinieth échangea un sourire amusé et contrit à la fois avec son compagnon. Par leur visite impromptue, ils forçaient Lynn à se dépêcher de les recevoir et, dans la précipitation, elle s'était fait mal. De plus, lui demander de bien vouloir l'héberger alors qu'elle se trouvait juste à côté, cela ressemblait à une façon de lui imposer la chose. Or, connaissant Aegden, ce n'était certainement pas ce qu'il voulait. Elle comprenait qu'il ait voulu resté discret à son sujet mais elle songeait qu'il aurait peut-être dû la mettre dans la confidence un peu plus tôt afin qu'elle ne se sente pas contrainte et qu'elle ait le temps de s'y préparer...

La porte s'ouvrit enfin et alors que l'archère masquée les invitait à entrer, le Commandant offrit plutôt de s'éclipser. L'ancienne prêtresse ne chercha pas à le retenir, il avait bien d'autres choses à faire que de s'occuper d'elle plus longtemps. De plus, si elle était encore fragilisée par ses récents déboires, elle saurait sans nul doute se débrouiller seule à partir de là. Elle saurait sans nul doute d'occuper pour son premier jour, il y avait tant à découvrir.
La main de son compagnon frôla la sienne et elle serra ses doigts un bref instant. Elle lui répondit d'un sourire tendre et rassurant.

-A plus tard.

Puis elle le laissa s'éloigner, pivotant la tête dans sa direction mais sans pour autant se retourner. Il n'avait fait que quelques pas qu'elle se tourna à nouveau vers Lynn et lui adressa une expression plus amicale. Ainsi donc, elles partageraient la même chambre. Cela ne lui était plus arrivé depuis l'enfance. Sinieth entra dans la pièce qui était désespérément petite à ses yeux. Même la chambre chez son père était plus grande. Mais elle saurait s'en contenter. Ils se préparaient à la guerre après tout et elle ne s'attendait pas à mener la vie de château.
Après avoir rapidement parcourut la pièce du regard, elle se retourna vers sa colocataire.

-Vous parvenez à vous entraîner dans un espace aussi petit ? Demanda-t-elle avec curiosité, faisant référence à la pellicule de sueur qui recouvrait sa peau à son arrivée. Elle écouta sa réponse avec attention avant de l'interroger de nouveau. A quoi ressemble la journée d'un militaire ?

Elle aurait pu le demander à Aegden mais elle préférait avoir la vision d'un simple soldat car, après tout, c'était parmi eux qu'elle allait vivre au quotidien. Et si elle ne faisait officiellement pas partie de l'armée, elle n'avait pas l'intention de rester là à les regarder se préparer au combat. Alors, quelques soient leur rythme et leurs activités, elle s'y plierait, dans la mesure ou son corps fraîchement remis parviendrait à suivre.

Lynn les observa en silence se dire adieu, songeant qu’elle pourrait toujours aller se plaindre à Aegden plus tard de ses besoins impromptus. Sa réaction n’avait pas étonné l’elfe, qui ne l’avait invité que par pure politesse. En vérité, elle se doutait qu’il n’aurait rien pu faire de plus dans cette situation, mieux valait que les deux femmes se jaugent par elles-mêmes.  Il s’échappa donc, apparemment apaisé. Tant mieux, se dit-elle. Elle n’avait pas envie d’avoir à se retenir de parler franchement parce que son ancien supérieur était présent.

Sinieth pénétra donc dans sa chambre. Lynn la laissa passer avec courtoisie et referma la porte derrière elles. Il était étrange d’avoir une autre présence dans son petit cocon d’intimité. Lorsqu’on lui avait annoncé qu’elle serait seule dans sa chambre, Lynn avait entrevu une faveur de son lieutenant, qui avait embarqué pour Naélis, à qui elle avait confié manquer d’espace sur cet horrible navire. Elle n’avait d’ailleurs jamais eu l’occasion de le remercier, chose qu’il faudrait remédier avant de se battre. Mais aujourd’hui, elle disait adieu à ce luxe. Elle devrait sans doute se trouver un autre espace à l’abri des regards pour sa petite routine matinale.

Elle examina sa nouvelle colocataire, peu avant qu’elle lui pose sa première question. Elles faisaient visiblement la même taille. Si Lynn semblait plus musclée et plus solide, le corps de Sinieth resplendissait de grâce et de finesse. On dit que la première impression compte beaucoup lorsqu’on rencontre de nouvelles personnes. L’elfe éprouvait beaucoup de curiosité pour cette individue, mêlée d’un soupçon de méfiance.

« Cet entraînement m’est particulier, et je n’ai en effet pas besoin de beaucoup d’espace – bien qu’un environnement plus naturel me conviendrait bien mieux. Je n’ai malheureusement pas trouvé de sanctuaire plus convenable pour mes exercices dans cette ville. »

Elle soupira et repensa à ces dernières journées. Entre ses obligations militaires et personnelles, elle n’avait que peu de temps libre, dont elle jouissait en visitant les recoins de la Ville-Haute. La cité humaine lui déplaisait beaucoup, et Alëandir lui manquait.

« Ici, à Naélis ? Eh bien, le matin, nous nous entraînons avec ces humains en essayant de leur apprendre ce que nous pouvons. Ils ont énormément de lacunes, mais nous avons fait beaucoup de progrès pendant ces quelques ennéades. L’après-midi, cela dépend. Nous passons du temps à étudier les défenses de la cité et à les renforcer. Parfois, nous poursuivons les entraînements. D’autres fois, nous échangeons avec les officiers pour discuter tactique sur le terrain. Bref, nous sommes plutôt très occupés... »

Lynn marqua une courte pause avant d’essayer d’en apprendre plus sur son interlocutrice. Elle enchaîna les trois questions qui l'intéressaient le plus.

« Pardonnez ma curiosité, mais je me demande bien avec qui je vais partager ma chambre pendant ces prochains jours. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous, et que faites-vous ici, à Naélis ? »

Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre pour observer la course du soleil. Elle avait encore un peu de temps avant de devoir rejoindre les autres soldats.

Sinieth fut intriguée par ce fameux exercice mais elle n'interrogea pas son interlocutrice. Cette technique lui semblait propre et la mettait apparemment dans une posture qui ne souffrait aucun vêtement. Elles ne se connaissaient guère suffisamment pour se permettre de lui poser la moindre question. Peut-être que d'ici quelques temps, elles pourraient se parler avec assez de liberté pour cela.

-Loin de moi l'envie d'envahir votre espace personnel, d'autant que je n'étais pas attendue. Je peux m'éclipser tôt le matin si vous le souhaitez, ce sera pour moi l'occasion d'aller prier face à la mer.

Elle n'était certes plus prêtresse à présent mais Tyra faisait partie intégrante de sa vie. Sans Elle, elle ne foulerait probablement plus le sol de Miradelphia mais celui du Senarda. Elle ne renoncerait donc pas à ses rituels, même si elle devrait les modifier en suivant le dogme de Tari à la place. Cela ne serait pas un grand bouleversement pour elle après tout.

La jeune femme eut un discret sourire amusé en entendant Lynn parler des lacunes de l'armée de Naelis. Les soldats elfes étaient réputés pour être des hommes et des femmes d'élite. Il était normal qu'ils jugent les autres instances militaires fort peu efficaces. Cependant, leurs adversaires dans cette guerre étaient tout aussi redoutables qu'eux. Il était donc de bon ton d'élever un peu le niveau de leurs alliés.

-Les mages s'entraînent-ils avec vous ou suivent-ils un entraînement spécifique ? Demanda-t-elle, dévoilant ainsi son propre domaine d'expertise.

Le corps de Sinieth semblait fragile. Bien trop pour une guerrière ou une archère. Cependant les mages n'étaient d'habitude pas en reste du point de vue de la musculature, bien que celle des elfes reste discrète. La jeune femme se remettait encore de ses dernières mésaventures et résistait présentement contre l'envie de s'asseoir alors qu'elle ne s'était pas tenue debout aussi longtemps depuis plus d'un mois. D'ailleurs, sa colocataire s'enquit de quelques informations pour comprendre qui elle était et ce qu'elle faisait ici. La nouvelle elfe étira un nouveau sourire devant ses interrogations tout à fait naturelles.

-Vous avez quelques heures devant vous ? Fit-elle, amusée. La question était rhétorique et voulait simplement signifier que c'était une longue histoire. Cependant, elle tâcherait de faire court car l'archère serait sûrement attendue ailleurs d'ici peu. J'étais à la fois Prêtresse de Tyra et chasseuse de mages déviants. Mes derniers adversaires ont cherché à se venger de moi et y sont presque parvenus. Je n'aurai pu en réchapper sans aide. Je suis venue à Naelis pour recevoir des soins et me cacher lorsque j'ai appris que les anedhels étaient ici. J'ai alors trouvé le moyen d'avertir Aegden de ma présence et, apprenant ce qu'il m'était arrivé et le danger que je courrais à présent en Ithri'Vaan, il m'a offert de devenir l'une des vôtres. J'ai accepté, en sachant tout ce que cela allait me coûter.

Le regard de Sinieth s'arrêta un instant sur la plante qui constituait la seule décoration de cette petite pièce. Elle masquait la douleur qui était la sienne d'avoir dû faire un tel sacrifice mais il était évident que la décision n'avait pas été facile à prendre. Elle avait été contrainte de renoncer à tout ce qui la rattachait à ce pays qui avait toujours été le sien. Sa demeure, ses amis, sa famille... La mage releva les yeux vers Lynn.

-Celle que j'étais n'existe plus depuis que j'ai passé les portes de ce château.

Elle força un sourire paisible et amical. L'archère devait comprendre qu'elle n'avait aucune intention de mentir aux elfes sur qui elle avait pu être mais que personne d'autre ne devait le savoir. Cela mettrait en pièce tout ce qui se jouerait prochainement dans la communauté vaanie. Cette Prêtresse-chasseuse était morte. Cela réglait tous ses problèmes mais la privait aussi de tout retour possible. Elle avait pris cette décision en son Souffle et conscience.

Ainsi donc, Sinieth était tournée vers la religion. Lynn en fut quelque peu soulagée : elle connaissait ce milieu pour avoir fréquenté pendant longtemps les Voilés de Tari. Elle reprit donc quelque peu contenance et se détendit.

« Oh, ne vous inquiétez pas ! » s’exclama-t-elle en levant les mains. « Je me trouverai bien un coin paisible à l’écart. Je n’aurai qu’à me laisser guider par la Symphonie. »

L’elfe l’avait de nouveau entendue quelques jours seulement après leur débarquement. L’appel était faible, et très différent de celui présent en Anaëh, mais il était bien présent. Après avoir médité longuement sur ce sujet, elle en avait conclu que la Symphonie ne venait non pas des arbres et des plantes de la cité, mais bien de la mer qui la côtoyait. En se concentrant, Lynn pouvait donc l’entendre. Ça l’avait beaucoup aidé pour apprécier un peu cette cité qui n’était vraiment pas à son goût.

Sa nouvelle colocataire lui posa une question qui attisa bien sa curiosité. La magie n’était pas tout à fait inconnue de Lynn. Chez les elfes, toutefois, elle n’avait pas sa place dans l’armée. Ceux qui la maîtrisaient s’en servaient beaucoup dans la vie de tous les jours, mais son emploi au combat était rarissime, et relevait de l’exception. L’archère s’était pourtant toujours intéressée à ce domaine. Elle avait vu quelques mages à l’œuvre et s’était étonnée de leur efficacité, et leur dangerosité. Elle cacha difficilement son excitation à l’idée de rencontrer une vraie magicienne, et lui répondit sur un ton qu’elle voulait neutre.

« Non, ils suivent un entraînement spécifique. D’après les quelques rumeurs que j’ai entendues, il parait qu’un vieux barbu un peu timbré se charge de former les magiciens. » Elle creusa sa mémoire et retrouva son nom. « Il s’appelle Nakor, il me semble. »

Lynn écouta la suite avec attention, et chaque miette d’information que Sinieth lui dévoila renouvelait sa curiosité insatiable. Une chasseuse de mages déviants. Quelle sorte de danger représentait donc cette elfe ? Quelle puissance fallait-il avoir pour avoir ce titre ? Lynn recula inconsciemment, alors qu’elle prenait conscience de la situation exacte dans laquelle elle se trouvait. La suite la rassura toutefois. L’archère n’avait visiblement pas grand-chose à craindre, et elle aurait le temps de gagner sa confiance pendant ces prochaines journées.

Ses origines vaanies expliquaient son accent différent, et son absence de bagages ou d’affaires était compréhensible. Lynn n’avait pas décelé de trace de mensonge, et il lui serait assez facile de vérifier tout cela plus tard. Si tout était vrai, alors Aegden avait un grand cœur. Le silence s’installa quelques secondes, pendant lesquelles l’elfe ruminait dans ses pensées tout ce qu’elle venait d’apprendre. Elle se demanda tout ce que Sinieth avait perdu pendant sa fuite, mais n’osa poser la question. Elle s’apprêta à lui répondre lorsque ces quelques mots fatidiques atteignirent ses longues oreilles. Lynn lui sourit en retour, et s’approcha pour poser sa main sèche sur l’épaule de l’ancienne prêtresse.

« Vous garderez toujours une part de vous-même dans votre foi en Tyra. » lui dit-elle d’une voix aussi douce que la sienne. Elle savait que les Vaanis appellaient Tari d’une autre manière, mais les deux noms ne représentaient bien qu’une seule et même déesse. « Peu importe vos origines, Sinieth. Vous êtes une elfe, vous faites donc partie de notre peuple. Vous serez en sécurité en Anaëh, je vous le garantis. »

Sinieth étira un sourire à l'évocation du nom de Nakor. Elle ne l'avait encore jamais rencontré mais elle avait beaucoup entendu parler de lui. Sa réputation le précédait. Enfin, ses réputations car tout le monde n'avait pas le même point de vue sur lui. Il était à la fois vénéré par les membres de son cercle, rendu antipathique aux yeux de certains par son franc parlé et même considéré comme sénile par d'autres. Elle-même ne saurait dire qui avait raison ou tort, elle n'avait jamais rencontré cet homme après tout. Mais dans toute rumeur, il y avait une part de vérité. Tout dépendait du point de vue, comme toujours. Cependant, elle retint surtout l'essentiel de l'information qui lui était communiquée : les mages s'entraînaient différemment. Cela ne la surprenait guère d'ailleurs car si une partie de l'entraînement pouvait être commune, la totalité : c'était impossible.

Lynn réserva son jugement à son sujet jusqu'à ce qu'elle s'approche d'elle pour l'accueillir enfin à bras ouverts. Cependant, un détail dans ses paroles la chiffonna. Si elle en avait été capable, ses oreilles auraient probablement bougées. Mais elle ne le pouvait pas... Et c'était bien là tout le problème. Elle accueillait une elfe pleine et entière alors qu'en réalité, un soupçon d'elle-même l'empêchait d'avoir le sang aussi pur que le sien. Elle ouvrit alors la bouche, s'apprêtant à la corriger, mais des bruits dans le couloir la coupèrent aussitôt dans son élan. Plusieurs portes s'étaient ouvertes presque simultanément et des pas commencèrent à retentir dans le couloir avant que d'autres ne s'ouvrent à nouveau. C'était l'heure de l'entraînement.
Sinieth retourna son regard bleu clair vers sa colocataire et lui adressa un sourire amical.

-On dirait que le devoir vous appelle. Je vous accompagnerai peut-être demain. Aujourd'hui, je... ne m'en sens pas encore la force.

La sang-mêlée sentait ses muscles crispés alors qu'elle s'efforçait de demeurer debout autant que possible. Ils étaient si bien contraints à sa volonté qu'ils ne parvenaient même pas à trembler alors qu'ils étaient épuisés. Mais elle tiendrait bon, aussi longtemps que Lynn se trouverait dans la pièce. Elle ne lui avait certes pas caché le fait qu'elle avait été grièvement blessée et son corps portait encore des séquelles temporaires visibles mais elle avait été habituée à ne pas montrer ses faiblesses. Et puis, il fallait qu'elle se renforce et, avec la guerre qui arrivait, elle ne pouvait continuer à prendre son temps pour se remettre totalement. Elle s'y contraindrait, mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, elle essaierait de reprendre une activité physique, certes très minime, mais qui constituerait déjà bien plus que ce qu'elle avait fait ces dernières ennéades.

Avec tout ça, Lynn n’avait pas vu le temps passer. Sinieth avait raison, il était tout à fait temps de partir ! Elle avait déjà enfilé sa tenue, il ne lui manquait plus que ses armes et sa besace.

« En effet, je vais devoir vous laisser. Mettez-vous donc à l’aise, profitez de cette chambre autant que vous le pourrez. Je prends le lit du bas. »

L’elfe jeta un coup d’œil rapide par la fenêtre. Elle n’avait vraiment pas hâte d’aller à cet entraînement. Ce que les humains pouvaient être incompétents… Ils avaient perdu énormément de temps à leur apprendre une forme de discipline qui convenait à la défense de la cité. S’ils étaient bons, voire très bons, au combat individuellement, ils n’avaient pas vraiment d’esprit d’équipe, et semblaient très individualistes. Certains rechignaient à apprendre des elfes, d’autres ne voulaient pas apprendre tout court. La formation était difficile, mais ils progressaient, petit à petit. Lynn était toujours épuisée à la fin de chaque journée. C’est donc sans se dépêcher qu’elle récupéra son arc et sa besace, ainsi qu’un poignard qu’elle accrocha à sa ceinture.

Elle observa Sinieth d’un regard bienveillant et lui sourit sous son masque.

« Reposez-vous, et n’hésitez pas à aller aux cuisines vous restaurer. Les cuisiniers vous préparerons sans doute quelque chose si vous dites que Aegden vous a envoyé ici. La nourriture n’est pas fameuse mais elle a le mérite de redonner des forces ! » Elle se frotta le menton en réfléchissant à ce qu’elle aurait pu oublier. « Et ne vous inquiétez pas, vous nous rejoindrez demain ! »

Elle se dirigea vers la porte, remarquant que le bruit dans le couloir s’était déjà calmé. Elle se retourna une dernière fois.

« Si vous avez une question, c’est le moment, sinon j’y vais ! »

Sinieth sourit à la jeune archère.

-Ça ira, merci. Dit-elle avec sincérité.

Alors que la mage venait de la libérer, Lynn disparut dans le couloir à toute vitesse, laissant l'ancienne prêtresse seule dans cette chambre de même pas dix mètres carrés. Elle observa une nouvelle fois les alentours avant de rapidement se laisser s'asseoir sur le lit. C'était la couchette du bas mais tant pis, elle ne pouvait attendre plus longtemps. Elle allait prendre le temps de se reposer avant de commencer ce qui s’avérerait être une bien longue journée. Pour le moment, elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle allait faire mais elle ne ressentait aucune urgence. Si corps n'était pas encore prêt à la suivre. Quant à son esprit...
Elle avait l'étrange sensation d'avoir plongée dans un rêve éveillé sans savoir s'il était bon ou mauvais. La veille, Aegden était venue la trouver comme tous les soirs depuis plusieurs jours. Le matin-même, elle se trouvait encore dans la maison de son père. Son ancienne vie lui paraissait déjà si loin... Et elle avait peine à savoir si cette sensation de vivre un songe se situait dans le passé ou dans le présent.

Finalement, après un long moment, Sinieth se redressa enfin. Le couloir était silencieux depuis bien trop longtemps déjà. Au son, elle saurait rapidement trouver la salle dédiée à l'entraînement. Là, elle pourrait demander où trouver les mages. Il fallait qu'elle les rencontre, qu'elle se présente... à sa manière. Et puis, elle devait demander audience au Roi. Elle avait plusieurs choses à lui demander...
Lorsqu'elle reviendrait dans cette chambre, elle aurait tout juste la force de monter dans sa couche avant de sombrer dans un sommeil vide et peu reposant. Mais ce serait toujours mieux que ses cauchemars.