Ils Chantent encore [Enimë]

Courant de la 2e ennéade de Karfias
18e année du XIe Cycle
Le Lörn

Les choses changent…
Jamais je n’aurais pensé de ma vie être si près de poser les pieds sur les terres perdues. Pourtant, jamais je n’aurais pensé m’en sentir si loin. Ceux de derrière les murs jouent un jeu dangereux, mais comment leur en vouloir ? Après des Cycles d’attente, notre peuple approche enfin du but.
S’ils savaient…
Les clans de l’Ouest sont farouches. Au moins autant que leurs aînés, ceux qui ont combattu la Première d’entre les guerres. Jamais de leurs lèvres ils n’oseront accorder aux enfants de la Seconde la moindre victoire. Même lorsqu’ils sont les premiers à en convoiter le butin. Le Lörn est à nouveau à notre portée et nous devrions nous en réjouir, seulement comme toujours chez des frères ennemis, la moindre bonne action ne ferait jamais que rendre moins acceptables encore les erreurs passées.

J’aurais aimé pouvoir dire en avoir connu, des temps comme ceux d’aujourd’hui, où la peur et la liesse s’étreignent, et où les pauvres Souffles coincées entre elles ne peuvent rien sinon se laisser écraser par des émotions qu’il n’est pas dans leur intérêt de combattre. J’aurais aimé pouvoir me présenter comme celui qui a les réponses, et les guider sur les sentiers qu’ils trouvent obscurs… mais cette fois, c’est certainement à La-Très-Sage elle seule que reviendra la tâche. Ceux d’entre nous qui savaient ont rejoint La Voilée il y a longtemps déjà. Seuls restent les Contes des Premiers Enfants.
Et ceux-là je les entends.

Cramponné au dos d’une bête à quatre ailes, le vent d’hiver claquant au rythme de leurs battements. Voilà longtemps que je n’avais pas été aussi près des profondeurs des terres perdues. Les temps quant à eux risqueraient de sembler longs – même pour des immortels – avant que d’autres s’en approchent autant. D’autant plus que longs qu’aux autres, je pourrai leur faire savoir que le Lörn Chante encore, que La Gardienne s’en est emparé, que sous la Neige, la fébrile Sylve qui court vers les montagnes vit encore. Aujourd’hui est le jour où j’aurai gagné le droit d’imposer mon sourire niais à mes Frères. Bientôt ils pourront à nouveau échanger des histoires avec les Murmurants du Nord.

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Alentours du mur de Termalion

Difficile pour moi de réprimer un discret rire, et j’en suis conscient, il en dit long ce geste, sur la générosité dont fait preuve La Mère envers ses hérauts. D’un bond, je quitte le dos du volatile qui fut mon partenaire de quelques heures. J’échange un regard avec l’animal. Je tends ma main vers lui en guise de remerciements, il me tend sa tempe en guise d’adieux. Et puis il s’en va. Pour moi ce n’est qu’une habituelle cérémonie. Pour mes quelques congénères ici présent, c’est une nécessaire preuve de ma relation avec la Prime Œuvre.

- Frères. j’entame tout aussi cérémonieusement, à voix basse, ne sachant que trop bien comme les miens sont parfois plus craintifs encore que les animaux Celui qui gère la frontière. J’aimerais lui parler.

Mes yeux se portent sur les murs non loin, pour mieux revenir à la verdure blanchie qui m’entoure. Je m’assieds en tailleur, et baisse la tête. Posture de sincère soumission, et plaidoyer silencieux de ma part. J’aimerais ne pas avoir à passer de l’autre côté des murs, là où les Chants me sont moins familiers. J’aimerais rester ici. Que celui vers qui la Sylve m’envoie vienne à ma rencontre.

- Si vous le voulez bien.

« Je ne me souviens pas avoir parlé de choix. Le mur de Termalion doit être restauré et il n'est pas question de toucher à un seul arbre sur le tracé. C'est notre accord avec les Noss. Tu es batisseur et entouré des meilleurs,vous êtes entièrement capable de trouver une solution. »

Le maçon s'en alla en grommelant. Tout ça pour une poignée de jeunes bouleaux au milieu d'une crevasse. Ses artisans devenaient paresseux. Ils commençaient à préférer l'abattage de jeunes pousses plutôt que de composer avec elle. En même temps, le Trône Blanc avait créé un sentiment d'urgence. Fortifiez les frontières, protégez notre peuple. Tout devait aller vite, ne laisser aucun accroc dans l'armure de la Prime Forêt, ne plus laisser la catastrophe d'Eraison se reproduire.

Certes, cela partait d'une bonne intention. Mais depuis Eterniril, le mot d'ordre était aussi de ménager les Noss et de sauver la paix sous les frondaisons à tout prix ou presque. Et pondérer l'urgence des uns pour ménager les autres n'était pas chose aisée. Un jour à vouloir jouer et gagner sur tous les tableaux, le Trône Blanc finirait avec une guerre civile d'une ampleur jamais connue. Pour le moment, il y avait les Drow qui menaçaient au Sud. Mais si cette menace s'en allait?

Les relations avec les Nains étaient censé revenir à une paix presque chaleureuse au vu de l'histoire des cinq derniers cycles. La Péninsule était vidée aussi bien en homme qu'en ressources dans ses sempiternelles guerres intestines. Et l'Ithri'Vaan... qu'est-ce que trois cités-états pourraient faire de velléités de conquête? Si aucun ennemi commun ne venait remplacer les Drows, le calcul serait vite fait et le résultat fratricide.

De toutes les nations, ils étaient ceux pour qui les effets du Voile durait le plus longtemps. Le poison de ce chant intense, normalement bien heureux, avait divisé profondément la forêt. Et nulle ne savait combien de temps les paix fragiles pourraient être maintenues. Le siècle à venir s'annonçait compliqué.

« Seigneur, un Ornedhel demande à vous parler à la grande brèche. »

Alactar, un des vétérans du front. Il avait connu la morsure au dix milles machoires et la chute d'Eraison, de même que sa reprise d'ailleurs. Il ne serait pas venu le déranger pour le premier va-nu-pied se présentant à la lisière du mur. Il n'était pas difficile pour les siens de savoir où trouver l'Intendant. Enimë avait presque élu domicile sur la brèche principale, à défaut de parler de porte, du mur de Termalion depuis la moitié de Verimios. La restauration de la fortification était chronophage, lente et un générateur quasi infini de conflits.

« Je suppose que c'est important. J'arrive. Pouvez vous partir au devant l'avertir? Merci Alactar. »

Enimë se déplaça à pied, inspectant au passage les segments de mur déjà révisés. Il n'affectionnait pas particulièrement le cheval et préférait s'abstenir de chevaucher si cela lui était possible. Sa main droite caressait machinalement la hampe de la lance pendant à son coté. Il regarda pensivement défilé le mur sur sa droite. Jusqu'à arrivé à la grande brèche. La sente qui partait de Malereg et se divisait en deux, une branche obliquant vers Eldarinwa et l'autre, guère plus qu'un sentier, remontant vers Lantes. Jadis, une ouverture nette était ménagée dans le mur, cette faiblesse dans la structure s'était usée et agrandie au fil des cycles jusqu'à former aujourd'hui une grande brèche de prêt de cinquante mètres dans l'enceinte. Là aussi, il faudrait apporter quelques modifications.

Un Elfe se tenait là, un peu plus avant dans la partie "sauvage" de la forêt. Il y avait dans son allure et ses mouvements quelques choses de fluide, une communion avec son environnement. Un membre des Noss, à n'en pas douter. Mais avec une aura qui imposait un certain respect avec cette peau d'écorce et ce regard jaune. Il s'approcha sous l’œil vigilant de la garde d'Ebène.

« Puisse la mère veiller sur cette rencontre. Mais qui vient à ma rencontre à l'ombre du mur? »

Au craquement des feuilles mortes sous la neige, mes oreilles frémissent. À l’approche de ce que je devine être mon futur interlocuteur, mon sourire s’élargit encore un peu plus, et pour cause ! La différence est subtile, mais elle est pourtant là. À celui qui sait tendre l’oreille, il devient tellement aisé de différencier le pas d’Ornedhels et Taledhels que le jeu en deviendrait presque ennuyeux. Le premier indice est dans la durée. Un craquement trop long suggère un talon posé longtemps avant la pointe, et un centre de gravité haut. Le second indice est dans l’intensité. Un craquement trop fort suggère des pas profondément ancrés dans le sol. Le troisième est dans le rythme. Un rythme régulier étant synonyme d’une certaine assurance. Un port altier, une démarche – toutes proportions gardées – pesante, et une assurance que d’autres créatures en ces lieux ne pouvaient se permettre, c’étaient les signes de la présence d’un Citadin. Puis pas de n’importe quel Citadin ! C’étaient les signes d’un civil en son rôle de civil. Et autant certains aimeraient appeler cette attitude impertinente, autant – il faut se le dire – je l’avais toujours trouvée rassurante. Elle prouvait au moins que quoi que nous puissions dire, nous Ornedhels, nos Frères de Pierre ne s’effrayaient pas de la Prime Forêt.

- Mon nom est Mornàndur. toujours assis au sol, je joins le plat de mes mains sous mon menton et ferme les yeux en guise de révérence Je viens avec des nouvelles.

De bonnes nouvelles heureusement, et il y a de grandes chances qu’il l’ait déjà deviné. J’aurais aimé être capable, comme beaucoup de mes congénères, de tenir mes interlocuteurs en haleine, de vivre avec eux l’enchaînement de tension et de délivrance qui vient avec une histoire bien contée… mais hélas… quoique je pense avoir de beaux récits à partager, il a toujours été difficile pour moi d’empêcher mon visage d’en trahir la chute. Au moins à défaut de faire de moi un bon conteur, j’aime à croire que la franchise naturelle qu’il fut accordée à mon être aura fait de moi un plus agréable messager.

- Il se murmure que des mains ont récemment été tendues par les vôtres en direction des enfants de Calimenthar nul jugement dans mes mots pour l’instant, mais un simple constat qui sera loin d’entamer ma joyeuse humeur et que pour la première fois depuis longtemps, ils semblent les avoir acceptées bien au contraire ! Ils seront bien peu à oser vous le dire mais et comment ne pas en rire ? ils sont nombreux les elfes des clans à espérer que vous réussissiez un pas de plus vers la fin de nos vieux griefs avec les Fils du Septentrion. et si cela leur importait autant, c’était parce que… Le Lörn Chante encore. Ou peut-être faudrait-il dire qu’il Chante à nouveau ?

Mormandur... à voir son accoutrement, sa démarche et son aisance, ce devait être un druide. L'anneau dans son nez était un peu fantaisiste. Une pratique tribale, peut-être? Mais ce qui dérangeait le plus Enimë, c'était ce sous entendu concernant le rapprochement avec les Dawis. Sa lettre n'était partie que deux jours auparavant. Le Roi Nain n'avait pas encore pu poser les yeux dessus. Devait-il penser que le Noss y faisait déjà référence? Les Ornedhels avaient-ils des oreilles à l'intérieur du mur?

Non, il ne devait pas céder à la paranoïa. C'était un sentiment contagieux qui menaçait à tout moment de faire sombrer les cités dans la folie et la violence. Le Trône Blanc avait opéré des rapprochements clairs avec leurs voisins du Nord. Et cela était connu. Les Elfes des bois ne faisaient sans doute pas de distinction entre ce que promulguait le souverain et le désir ou les actes des protectorats. D'un coté, cette ignorance attirait une forme de dédain chez lui, mais en y réfléchissant, il n'en savait pas davantage sur l'organisation des Clans. Il ne pouvait que se référer à ce préjugé primitif qui courrait parmi les citadins.

Et puis, il y avait cette nouvelle. Si l'Intendant n'en avait que faire d'un chant qu'il ne pouvait entendre, l'information qui se cachait dans cette métaphore ne pouvait être plus claire. Les Noss revendiqueraient bientôt le Lörn. Et parler de paix alors que de telles vues étaient mises sur table, était au mieux une antithèse maladroite, au pire un cynisme cruel. Il devait en apprendre plus sur son interlocuteur comme sur ce qu'il entendait projeter sur cette partie de la Forêt.

Enimë opta pour la circoncision et la prudence.

« Bienvenue à toi Mormandur. Je suis Enimë, Intendant de Malereg. Il est exact que le Trône Blanc a rencontré le Roi Nain et proposé un accorde paix. Mais la nouvelle que tu m'apprends me laisse en toute honnêteté circonspect. Si le chant s'élève à nouveau en Lörn, quelle signification cela pourrait-il avoir d'après toi? »

Enimë se posait mille questions. Qu'attendait cet Elfe de la part de la régence? Quelle autorité avait il parmi les siens? Ses intentions étaient-elles réellement tournées vers la paix? Il avait l'horrible pressentiment de bientôt être pris en tenaille entre les Noss et les Nains à devoir respecter deux ordonnances contradictoires du Trône Blanc. Et comme pour ne pas arranger les chose, le Roi était, encore une fois, absent d'Aléandir. Devant le dilemme qui risquait de s'annoncer, demander le conseil et le soutient du Seigneur des Protecteurs n'aurait pas été pour lui déplaire. Surtout si cela lui permettait de s'affranchir ne serait qu'un rien de la nuisance du Conseil de Malereg.

Mon sourire s’étiole quelque peu, plus par empathie pour celui qui semble être intimidé par mon entrain que pour aucune autre raison. Je me lève, précautionneusement. Je m’approche, timidement. Jusqu’à ce que mes pupilles se trouvent forcées de légèrement glisser vers le haut pour trouver les siennes. Même debout de toute ma hauteur, je reste sous son joug.

- Pourquoi toujours en chercher une ? je baisse les yeux un instant, conscient des implications que pourraient avoir une telle nouvelle, surtout aux yeux de Taledhels Parfois, il est bien suffisant de simplement prendre le temps de se réjouir de ce qui est. je me rassois, plus près de lui cette fois, tapotant de la main le sol à mes côtés en signe d’invitation L’Œuvre prospère ! Liltalaima embrasse des Fils que l’on a longtemps pensés perdus, n’est-ce pas une bonne nouvelle ?

Peut-être pas pour lui. J’aurais dû m’en douter. Malereg n’est après tout ni Ardamir ni Alëandir. Ici les deux faces du peuple ne communiquent que trop peu, et encore moins pour quoi que ce soit de positif. Difficile dans ces conditions de lui reprocher sa méfiance. Mais peut-être y a-t-il là l’occasion de changer cela. Ou au moins d’entamer un changement pour le mieux.

- Tu as peur des réactions que pourraient avoir les Ornedhels j’imagine.

Plus de dix Cycles de cohabitation durant lesquels les uns et les autres ont maintes fois eu l’occasion de prouver tant leurs vertus que leurs manques, et rien n’avait changé. Encore dix Cycles de plus et ce seraient encore les mêmes scènes qui se joueraient. Ainsi en va-t-il du délicat équilibre entre les deux faces du peuple Sylvain. Est-ce paradoxal que de continuer à espérer que tous finissent par se comprendre même sachant cela ? Certainement. Mais quel sens aurait la vie d’un vieil elfe s’il arrêtait de rêver à l’impossible ?

- Les Chants sont des mémoires vivantes. Que les frontières du Lörn s’ouvrent et bien sûr que les clans voudront s’y recueillir. Mais ce désir n’est pas que celui des clans. Nous avons tous des ancêtres ayant perdu la vie dans le Lörn mes yeux cherchent ses yeux, sa vérité, la vérité de son Souffle et des souvenirs que l’on aimerait y retrouver. Pas toi ?

Enimë se détendit, du moins son esprit se relaxa, son corps n'avait pas bougé d'un cil. Il en ferait changer la posture plus lentement. Si il avait bien appris une chose depuis son intronisation en tant qu'Intendant, c'était de ne rien trahir. Ou plutôt de ne trahir que ce qui était nécessaire. L'Ornedhel n'avait pas à savoir que la nouvelle l'avait amené à craindre une contradiction entre deux consignes du Trône Blanc, qu'elle l'avait mis un instant au pied du mur.

Par ailleurs, il n'en restait pas moins prudent et méfiant. La Symphonie était revenue en Lörn, bien. Elle dépassait donc les frontières d'Anaëh. Et le sentiment qu'il avait aujourd'hui sur le sujet était le même qu'à l'annonce de l'adoucissement de la dissonance en Aduram. C'était un fait divers qui n'avait aucune implication pour lui.

Les arbres chantaient? Parfait, et bien qu'ils continuent à chanter et qu'on ne lui demande pas de prendre une décision sur cette base. Le seul élément qu'il craignait voir surgir de ses discours seraient une volonté de conquête, de devoir faire face à un discours belliqueux se justifiant par la croyance que le chant se rattachait invariablement à l'Œuvre de la Mère et qu'il était du devoir de son peuple de suivre son expansion. Et il ne déclarerait pas un conflit pour cette foutue musique qu'il ne percevait qu'à peine et qui le mettait si mal à l'aise.

Pour ce qui était des souvenirs et du recueillement, oui cela il pouvait le comprendre. Le Lörn avait été le lieu de batailles terribles. Même si cela datait d'il y a bien longtemps. A peine moins ancien que les vieux livres de forge en Khazalide entreposé au fin fond de la bibliothèque d'Ondolaurë. Mais malgré le temps, il le comprenait, ce désir d'honorer les ancêtres. C'était le même qui animait tous les Maleregeois quand il regardait la baie de Tindanen au levé du soleil, au moment où l'à-pic au bout de l'île prenait la couleur de l'or et ou les esprits semblaient s'élever hors de la brume vers le firmament.

« Je ne crois pas que, dans nos relations avec le peuple Dawi, nous en soyons déjà au point de pouvoir faire des pèlerinages en Lörn. Il faudrait déjà qu'ils puissent rendre des comptes pour les vies qu'ils nous ont prises et que notre entente se consolide suffisamment que pour que ceux de leur peuple accepte les nôtres. Ou du moins l'accepte en nombre plus important que quelques errants isolés. Tout cela prend du temps, même si avec les races mortels, cela en prend moins que pour nous. »

Il regarda un instant le mur et sa brèche. Oui, du temps… Son peuple aurait tellement voulu prendre le temps de faire toutes ses choses à son rythme propre. Au rythme de la croissance des arbres plutôt que de celui des marées.

« Il fait plus clément à la frontière désormais, même si l'hiver ne nous épargne pas. As tu eu vent des sentiments qu'éprouvent les clans en ce moment? Il est rare que l'occasion me soit donnée de m'entretenir avec eux… Ou avec l'un de ceux qui les côtoie. »

Et le forgeron avait toujours du mal à se décider quant à savoir si cela était un bien ou un mal. Les Noss étaient pour lui un peuple au sein de son peuple, des êtres étranges et presque étrangers. Malgré tout, il avait tout de même appris cela de son prédécesseur. Le Protecteur protège les Elfes de la terre dont il a la garde, peu importe qu'ils soient des cités ou des Noss. Et en tant que Régent, c'était son devoir aujourd'hui, même par intérim.

Mon visage se pencha en direction de celui qui avait finalement refusé de s’asseoir, et je me trouvai forcé de retenir un rire. Rien de plus qu’un léger frémissement des lèvres pour me trahir. Le temps m’aura enseigné une certaine contenance. Seulement le temps, il me montrait encore aujourd’hui comme les Taledhels avaient peur de lui. Ou plutôt, comme les Taledhels avaient peur d’en manquer. La patience de ceux de derrière les murs est plus difficilement mise à l’épreuve que celle de ceux vivant vie sauvage, c’est un fait. Pour autant nous sommes tous Sylvains. Nous sommes tous éternels. Nous savons tous attendre que vienne notre heure. Que des années, des décennies, voire des siècles puissent séparer la naissance et la réalisation d’un désir, même juste, était une chose que – j’ose l’espérer – la majorité des individus de notre peuple avait intégré. Y compris les Noss.

- Rassure-toi, personne n’attend de voir les portes du Lörn rouvertes dès demain. mes doigts s’entrecroisent, faute d’autre chose à faire L’espoir de les voir se rouvrir un jour est déjà bien suffisant pour la majorité. C’est une perspective qui aura d’ailleurs beaucoup aidé à apaiser les Ornedhels de Malereg, qui se méfiaient de ce qui pourrait se cacher derrière vos migrations. une méfiance testament des conflits qui régnaient ici Je ne compte plus le nombre d’elfes longtemps restés persuadés qu’un pareil geste de la part des Elfes de Pierre ne pouvait avoir été fait de simple bonté de cœur, ou même par respect envers l’Œuvre, mais l’idée de pouvoir – grâce à vous – un jour renouer avec des territoires perdus aura suffi à faire changer quelques avis.

Quelques avis, mais pas tous. Les plus vindicatifs, même les appels au calme d’un vieux druide ne sauraient les convaincre de penser autrement. Certains continueraient de percevoir les Taledhels comme d’égoïstes créatures, arrachant à La Mère tout ce qu’ils peuvent sans plus se soucier d’elle que de ce qu’ils pouvaient obtenir d’elle. Certains continueraient de percevoir la prévoyance des Taledhels comme teintée du profond machiavélisme de parasites trop intelligents, ne faisant choix conscient de préserver leur hôte que parce qu’ils se savent voués à la mort sans lui. Et ces mêmes elfes, jamais je ne pourrai leur faire entendre qu’au jour de l’ouverture des portes du Lörn, fouler ses bois ne sera pas réservé aux Elfes des Pierres.

- Soyez prudents tout de même. mon sourire perd à nouveau malgré moi de ses couleurs Aujourd’hui plus que jamais le regard de vos Frères est sur vous. Quoi que je puisse leur dire, ce sont vos prochains Choix qui seront à leurs yeux testament de votre honnêteté – ou non – dans votre amour pour l’Œuvre.

Alors chacun d’entre eux, prends le temps de les soupeser, Fils de La Mère. Prends le temps de les soupeser, et reconnais lorsqu’il est malavisé de t’en faire porteur solitaire.

Et si le monde à l'extérieur du mur avait changé? En toute honnêteté, il n'y croyait pas vraiment. Timérion en était persuadé… Timérion était revenu décharné. Non, il y avait peu de chance que les choses soient si différentes de ce qu'il avait pu apprendre dans les lieux de savoir et de ses voyages par le passé. Cependant…

Oui, ce monde n'avait pas changé, les choses ne changeaient jamais vraiment. Il avait vu plusieurs conseillers se succéder en sa cité, tous étaient se ressemblaient à plusieurs égard. Mais il existait une possibilité que la vision qu'on leur rendait du monde n'était pas exacte. Le préjugé pourrait être leur pire ennemi dans la protection de Malereg. Que ce fut contre les Drows que vis à vis de ces voisins qui avaient été bien souvent trop revendicateurs.

Et les paroles du druide ne lui enlèveraient pas cette impression. Finalement, la vie politique de la cité était pareille à celle qu'il devait mener à l'extérieur. On l'observait, on le testait. Il était trop jeune murmuraient-ils. Oui, il avait au minimum deux fois moins de saisons que son prédécesseur, cinq fois moins que l'ancien Seigneur Protecteur, et pourtant, en d'autres terres, on lui aurait reconnu une maturité suffisante. Malereg était une vieille cité, habituée à ses vieux sages. Et leur voisin souhaitaient en éprouver sans cesse la stabilité, la mansuétude, la droiture.

En soi, les propos de l'Ornedhel ne le surprenait pas tant. Les Noss attendaient sans cesse de nouvelles preuves de sincérité et de respect de la Prime Forêt de la part des cités. A contrario, les Pierres lorgnaient sur la moindre trace d'animosité des tribus. Un jeu du chat et de la souris qui finirait mal. Et qui avait déjà tourné au vinaigre dans certains protectorats. L'illusion de l'unité qui s'effaçait lentement comme le sourire du druide…

Combien de temps la guerre maintiendrait elle encore une paix relative au sein de l'Œuvre?

« Je ne peux pas les en blâmer. Depuis l'intervention du Vaisseaux de la Mère, nous nous observons tous en chien de faillance, et l'absence de Seigneur Protecteur n'a rien arrangé. La dernière fois que nous avons soulevé le point d'une élection potentiel, le silence a duré quatre minutes pleines. Ce n'est un secret pour personne, d'un coté comme de l'autre, certains yeux ne cherchent qu'un prétexte pour appeler le conflit. »

Il prit le temps d'écouter la neige. La bise dans les branches nue. Le crissement des pas de l'une ou l'autre créature dans le givre. Il n'entendait pas le Chant, mais il entendait la forêt et ses bruits. Il se souvenait du temps où il pouvait encore aller sans être flanqué de deux gardes d'ébène. La Symphonie ne lui manquait pas, il ne souhaitait pas l'entendre, mais la solitude sous les frondaisons…

Il regarda calmement le druide. Le regard un peu absent.

« Je vous envie, vous et les vôtres… malgré tous les dictats auxquels vous vous plier par respect pour Anaëh, vous avez cette liberté… »

D'un geste de la main, il embrassa la canopée.

« Lorsque l'on se voit confier mes responsabilité, tout ceci devient terriblement lointain et le droit à la solitude devient éminemment restreint. Je comprends tellement leur envie de pouvoir retrouver le Lorn. Et je ne finirai jamais de m'interroger sur ce que nous pouvons bien faire de plus pour apaiser nos frère, d'un côté comme de l'autre du mur… »

J’aurais aimé pouvoir ne pas m’en amuser, mais la gravité avec lequel le Taledhel abordait une situation que je trouvais pour le coup relativement confortable – toutes proportions gardées – avait quelque chose de quasiment risible. Mes pattes d’oie m’auront trahi, mais au moins je n’aurai pas succombé au fou-rire. Fort est à penser qu’un geste pareil m’aurait valu bien peu de sympathie de mon jeune interlocuteur.

- Si tu commences à séparer chaque problème en deux… un rire discret finit par m’échapper effectivement, difficile de profiter de la moindre liberté.

Sans décroiser mes jambes, je laisse mon dos choir contre le sol, et mes yeux se perdre dans une canopée décorée de poudreuse. Le monde est immense. L’Œuvre est immense. Et elle nous est offerte. La Mère nous a donné le Choix, la liberté de penser, la liberté d’être nécessaire à pleinement vivre tout ce qu’elle nous a offert. Comment le moindre de ses Petits-Enfants pourrait-il se sentir étouffé avec un tel présent entre les mains ? Aujourd’hui à l’occasion je me le demande, mais en réalité, je sais exactement pourquoi. Pour avoir été l’un de ceux qui se sont sentis étouffés, je sais exactement pourquoi, et comment. Liberté est mère de responsabilités. Heureux soient les esclaves de la nature, car leurs esprits sont libres des questions que s’infligent les possesseurs du Souffle.

- Il n’y a aucune raison pour toi mes yeux glissent vers lui ou le moindre des tiens de se sentir moins libre que nous. Le secret, c’est qu’à la fin tout n’est jamais que question d’assurance.

D’un bond je me relève, et d’une main négligente, débarrasse mes fourrures de la neige qui y est restée accrochée.

- Un Choix fait sans assurance pèse sur la conscience et étrange le Souffle. Un Choix fait avec aplomb par contre je penche la tête ne fera jamais que l’alléger. Et si les Ornedhels sont aussi pleins d’assurance je lance un pied en avant, puis bondis sur la première branche basse à portée, pour m’y percher comme la vieille corneille que je suis c’est simplement qu’ils ont accepté que dans l’Œuvre, nous ne sommes jamais réellement seuls.

Mon nez pointe en direction de mériales à la recherche d’un abri. Mon menton se tourne vers un Faën Ornë qui moitié endormi se fondait presque parfaitement dans le paysage, et mes yeux se posent sur l’arbre sur lequel je me suis perché. Le droit à la solitude… voilà la seule chose que La Mère ne nous a pas laissé, parce qu’elle sait, elle qui nous a formés, comme la solitude nous détruit. Celui qui cherche le véritable silence fuit la vie. Celui qui cherche le véritable silence est le même qui a depuis longtemps succombé si profondément dans la peur qu’il est devenu incapable d’entendre l’affection qu’a son propre monde pour lui. Et que faire d’un monde sans affection pour nous sinon le haïr ?

- Apaiser tes Frères est à la fois la chose la plus simple et la plus ardue au monde. Il suffit d’être toi-même en paix. je laisse mon buste choir, m’accrochant à ma branche du creux de mes genoux Tes responsabilités ne t’auraient pas été confiées si ceux de derrière le mur ne te faisaient pas confiance. Et quant à ceux de l’extérieur… dès lors que tu te seras rendu compte que tout ceci mon bras imite le sien, et désigne la canopée en est le cœur et l’essence… un petit effort, et je me propulse en arrière, pour retomber pieds au sol …de tes responsabilités j’entends... un regard taquin m’échappe alors tu les auras gagnés. un regard taquin m’échappe Alors, je ne dis pas qu’il n’y aura plus les moindres frictions. Nous n’en sommes pas là. Mais peut-être qu’à ce moment, tu pourrais arrêter de craindre l’explosion d’un conflit dont personne ne veut.

Je fais un pas vers lui, les épaules haussées et le regard joueur. Puis j’espère… j’ose croire du moins que ceux des Pierres n’auront pas choisi un elfe sans amour pour se faire leur représentant. Et s’il est le moindre amour qui vit en lui, alors un jour ses doutes finiront par s’apaiser.

- Tu te sentirais tout de suite plus libre à ce moment-là, non ?

Il y avait matière à réfléchir... Les druides étaient connu pour ça d'ailleurs. Discuter avec l'un d'eux amenait toujours de profondes réflexions et à la clef de qui savait se montrer patient et persévérant, des perles de sagesses.

Le plus complexe était bien entendu de savoir écouter et de ne pas s'offusquer. Des êtres aussi éloignés des considération terre à terre de leurs semblables avaient en effet le don d'attiser la surprise, la nervosité voire l'animosité, lorsqu'ils évoquaient certaines choses qui en réalité les dépassait. Mais au delà de tout cela demeurait leur rapport au monde, au vrai, à l'Œuvre.

En l'occurrence, c'était son appréhension si simple de l'opposition entre Noss et Cité qui était particulièrement irritante. Il était vrai que c'était une pièce à deux faces, qui en réalité auraient pu continuer à tourner sans jamais devoir se regarder. Mais il en était toujours pour confronter la tranche de cette pièce. La gestion des ressources était une des raisons qui amenaient le plus souvent à ses confrontations.

Et en tant que forgeron, il était très bien placer pour en connaître les tenant et les aboutissant. La place de l'art dans les cités était tel que les Taledhels étaient amenés à consommer plus de ressource que le stricte nécessaire. Chose que beaucoup d'Ornedhels ne comprenaient tout simplement pas, conditionnés qu'ils étaient à se contenter de combler leurs besoins.

Cela étant, s'entendre dire d'une autre bouche que le conflit n'était nullement souhaité par les Noss le soulageait et rendait son objectif plus accessible. Cela faisait un moment que lui et quelques conseiller proche de lui en était arrivé à la conclusion que maintenir le statu quo serait la stratégie la plus adaptée pour le moment, le temps de voir comment se profilait la situation et comment œuvrer à nouveau en harmonie relative.

« Tu me conseillerais donc de ne voir les cités et les clans que comme des Anëdhels, si je comprends bien? D'arrêter de vouloir contenter l'un et l'autre et de plutôt se concentrer sur une voie commune?

Cela étant, notre premier obstacle reste les individus. Si il n'était question que de Malereg en tant que communauté, il nous serait tout à fait possible de vivre en semi-autarcie en établissant un rapport au moins cordial avec nos voisin. Mais il en vient toujours l'un ou l'autre qui transige avec les limites et se porte plus loin qu'il ne devrait.

Au final, l'ironie suprême vient de là: c'est cette même liberté que j'envie qui conduit mes responsabilités à s'alourdir et à m'en priver. »

Il chercha le regard du druide se posant à son tour une question sur cet être si rieur et nébuleux. Rester insensible à ses cabrioles, ses piques et son sourire mi-rieur, mi-moqueur n'était pas si compliqué pour lui. Il devait faire face à un clergé par trop pédant que pour se formaliser de si peu.

« N'as tu donc toi-même aucun poids sur les épaules qui t'ancre bien plus profondément dans le monde que tu ne le voudrais ? N'y a-t-il rien qui fais descendre ce petit sourire moqueur que tu m'adresses ? »

- Rien.

Je le sais, la chose peut paraître présomptueuse, mais ce n’est là que vérité. Mes années des doutes et de peines sont derrière moi. Comme elles pourraient être derrière lui, pour peu qu’il accepte de s’en décharger. Seulement je sais d’expérience comme s’en décharger est difficile. Pour obtenir la liberté, il faut abandonner le contrôle. Et tout autant que nous sommes, nous aimons le contrôle.

- Le poids que je porte, j’accepte de le porter parce que j’en suis capable. mes jambes se décroisent et je m’allonge entièrement Le reste, d’autres s’en chargeront mieux que moi.

Bien fol est celui qui se pense assez important aux yeux de La Mère pour avoir été investi d’assez de talents pour ne plus dépendre de ses frères. Et plus fou encore est celui qui pense s’être émancipé du giron de celle qui le créât.

- Il ne s’agit ni de contenter l’un, ni de contenter l’autre. Nous sommes après tout souvent bien mauvais juges de ce dont nos pairs ont besoin. je ris, conscient du paradoxe qu’étaient ces mots venant de mes lèvres Il s’agit d’honorer La Prime Déesse et les dons qu’elle nous a fait.

Mes genoux se plient, et mes cuisses viennent chercher mon ventre. D’un bond, je me redresse, me retrouvant accroupi, les yeux toujours dans ceux du Citadin. Mon sourire ne me quitte pas. Aussi froid qu’il puisse être, j’ai confiance en la chaleur qui l’habite, comme j’ai confiance en celle qui habite tout Enfant de La Mère. En temps venu, il saura faire le bon Choix. Que le chemin vers celui-ci soit paix ou rocailles.

- C’est là notre mission à tous. je ferme les yeux un instant, me plongeant dans les murmures de la Sylve Une mission d’ailleurs, à laquelle le commun ne pourra jamais te reprocher de te dédier. À ce moment-là… quel pouvoir peut bien avoir l’individu ? trop peu, bien trop peu La Très-Sage sait faire savoir à qui l’écoute s’il est sur le bon chemin, comme elle sait faire savoir à ceux qui s’opposent à lui qu’ils se fourvoient.

C’est là ma conclusion, alors je me relève enfin entièrement. Prêt à partir, mais mon attention toujours entièrement dévouée au jeune Anedhel.

- Fais de ton mieux. Accepte l’échec. Aucun de nous n’y échappe. Et là où tu n’arrives pas à faire confiance à tes frères, aie foi en L’Aînée. La vie n’a pas à être plus difficile que cela. je laisse tomber mes oreilles habituellement alertes Je te le promets.

La réponse l'irrita. Il lui semblait si aisé de se cacher derrière la Mère. Trop nombreux étaient les politiciens ou les elfes parfois de plus basse implication à se référer aux dieux pour justifier leurs actes, leur haine, leurs erreurs… Il était las de se voir sans cesse opposer des arguments théologiques.

Qu’on ne s’y trompe pas, Enime était un elfe pieux. Il avait une foi ferme en Calimenthar qui s’exprimait principalement dans son principe créateur et honorait la Mère comme un fils se doit de servir son parent. Mais la religion servait de plus en plus d’excuse à la querelle sous les frondaisons. Le sanctuaire d’Eldarinwa et son intégration à la place forte en devenir en était un bon exemple.

Honorer l’Ainée, oui, mais cela ne créerait pas une paix solide. La dernière fois que l’autorité de la Mère avait montré le chemin, en la présence de son Vaisseau, ils en étaient arrivés à ce fragile statu quo. Ni plus ni moins. Une situation en équilibre que lui-même et quelques-uns des conseillers qu’il avait su rallier à sa cause tentait tant bien que mal de maintenir.

« Comment la Mère me fera-t-elle savoir que je me trompe dans ce cas ? Je me trouve actuellement trop souvent devant des choix qui ne recèlent que des erreurs. Qui sont mêmes une erreur de par leur seule existence. »

Il ferma les yeux et abaissa légèrement la tête dans un soupir. Son immobilité contrastait avec le druide qui ne tenait pas en place.

« Il m’est difficile d’accepter des échecs qui engagent tellement. J’ai bien peur que ma foi n’ait qu’un impact limité en ces temps où le nom de la déesse raisonne davantage pour la politique que pour le sacré. Maintenir le statu quo pour éviter le sang de couler, c'est la seule option qu'il me reste actuellement. »