[solo] Le couple royal | Le réveil

Début de la 4e ennéade de Verimios
18e année du Onzième Cycle
Début de soirée ; manoir Laergûl

Tout était comme un rêve. Un rêve éveillé. Il y a quelques jours, tu avais quitté l’Engyl Sein. Du moins, ils t’en avaient chassé. Pour le mieux qu’ils disaient. Tu n’avais plus besoin d’eux qu’ils disaient. Depuis ce jour, ce jour où ta main s’était refermée sur celle de ton épouse, ils avaient compris. Tu étais vivant. Tu te réveillerais. Tu avais seulement besoin d’une accroche. Et cette accroche, c’est au cœur du manoir Laergûl qu’ils espéraient que tu la trouves.
Des odeurs familières. Des sons familiers. De bons et de mauvais souvenirs. Quelques instants de culpabilité… ton sommeil ne t’empêchait pas de ressentir, et entendre la voix d’Uirphen se briser chaque fois qu’il mentionnait ton nom t’était peut-être plus douloureux encore que d’entendre tes propres enfants pleurer leur père immobile à l’heure du coucher. Tu étais là en pensées. Tes yeux roulant sous des paupières trop lourdes pour être ouvertes, tes doigts s’accrochant à ce que l’on voulait bien leur offrir, tes pensées tourbillonnant dans un maelström de sensations indistinctes auxquelles ton esprit engourdi essayait de donner un sens. Cette accroche, c’est au cœur du manoir Laergûl qu’ils espéraient que tu la trouves, et ils avaient eu raison.

Ce fut probablement l’un des efforts les plus intenses qu’il te fut donné de faire de ton existence entière. L’eau chaude courait contre ta peau nue. Les arômes de plantes médicinales t’intoxiquaient. Tes poumons te brûlaient. Tes viscères entières te brûlaient. Mais tu avais froid. Horriblement froid. Et il n’y avait que sa main pour te réchauffer. Le contact de l’éponge raclant la crasse accumulée entre des omoplates. Le contact de la pierre ponce arrachant les peaux mortes de la plante de tes pieds. Le contact du bout de ses doigts, lorsque par accident, ils dépassaient d’un carré de savon, lorsque volontairement ils se posaient contre ta joue, lorsque désespérément, ils glissaient de ton cou jusqu’à ton nombril, priant qu’il suffise d’une caresse pour te réveiller, comme si tout cela n’avait été qu’une longue nuit. Le contact du bout de ses doigts contre ta pommette. Le son de sa voix te contant des journées que tu entendais passer sans pouvoir réagir…

Tes yeux avaient fini par s’ouvrir.

La mâchoire cliquetante, les doigts tremblant, les épaules incertaines, tu l’avais cherchée. Tes paupières étaient lourdes. Tes bras l’étaient plus encore. Mais elle était là. Tout près. Tellement près. Tu voulais tellement l’étreindre. Tes lèvres se séparent, mais aucun son ne parvient à s’en échapper. Elle te regarde, paralysée de stupeur. Le savon lui échappe des mains. L’espace d’un instant, Rin Berîth oublie le monde qui l’entoure, et c’est toute habillée qu’elle plonge à tes côtés dans le bain, et t’enlace de toutes ses forces.
Toi tu peines, tu rassembles toutes tes forces, et lentement tes mains glissent dans son dos. Tu te reposes contre elle plus que tu ne l’étreins. Mais tu n’en demandes pas plus. Tes yeux se referment. Tes lèvres accueillent les siennes. En pensées plus qu’en gestes, tu lui rends un baiser passionné.

Plusieurs heures. C’est le temps qu’il t’avait fallu pour t’extirper du bain et te mener à ta chambre, la moitié ayant été réservée à te laisser le temps de retrouver un semblant de sensation dans tes jambes. Puis il avait fallu les forces combinées de ton épouse et de ton oncle, pour qu’à pas de bébé, tu puisses faire un semblant de marche jusqu’au siège dans lequel tu t’étais finalement affalé. Tes mouvements restaient lents et patauds. Ton regard semblait osciller entre ailleurs et présent. Mais au moins, maintenant tes bras et tes mains semblaient capables du minimum nécessaire à l’interaction avec ton environnement.

- Hey ! ton oncle profite d’un moment seul avec toi pour attirer ton attention Kaëlistravaë n’est pas au courant, et je pense qu’elle n’aurait probablement pas apprécié… mais tiens.

Le grand elfe ouvre ta main pour y déposer une broche. Tes doigts se referme sur le petit objet, accompagnent tes yeux dans la réalisation de ce qu’il pouvait être. Le matériau t’était familier. Sa couleur, sa texture, sa forme…

- Cìryon l’a taillée dans les os et les écailles de la Wyverne que tu as abattu. Que tu te souviennes de ce à quoi tu as survécu. Lùthanar sourit à son tour, le visage peint d'une fierté que tu lui connais peu Ce sera notre secret.

Tu souris doucement, et péniblement, ramène l’objet contre ton cœur. Oui, tu t’en souviendrais. Oui, cet objet tu le chérirais. Autant comme le symbole de la force que tu possèdes déjà, que comme celui de la chance que tu as eu de ne pas succomber. Autant comme le symbole de la protection de ceux qui t’ont recueilli, que comme symbole de celle que tu leur dois. Un rappel s’il en est un, du poids de ta tâche en tant qu’Heru Aran.

Milieu de la 4e ennéade de Verimios
18e année du Onzième Cycle
Manoir Laergûl

Tu es heureux. L’insupportable sensation de faiblesse forcée par ta condition physique encore peu reluisante ne compte plus. L’espace de quelques instants, tu oublies tous tes problèmes. L’espace de quelques instants tu oublies jusqu’au Royaume dont tu as la charge. Tu joues avec tes enfants. Elorëa et toi défiez les petites mains de Saeledhel et Hràvion d’attraper vos doigts. Et encore affaibli, tu es bien en mal d’arracher la victoire à ta fille. Pourtant des deux petits, c’est Saeledhel le plus maladroit, seulement ta fille, si elle a choisi d’affronter le plus vif des jumeaux, ne te fera pas plus de cadeau. Sur les trente secondes de l’exercice, Hràvion ne parvient à la toucher qu’une fois. Une erreur de parcours. Elle s’est entraînée après tout. Mais le rascal en a fait de même… il faut dire qu’il aurait été difficile pour la demoiselle de s’entraîner sans partenaire de jeu.

- Il t’a eu trois fois pas deux je suis sûre.

- Non c’est juste que j’ai de grandes mains. Je te promets qu’il ne m’a eu que deux fois.

- Oui c’est ça papa, tu triches !

- Comment ça je triche ? Pourquoi je tricherais pour rester perdant ?

- Je sais pas moi ! Mais tu triches !

- On va voir si je triche ! Viens te battre !

Sans attendre, la jeune fille fronce les sourcils et grogne, se jetant contre toi avec force. Tu te laisses plaquer contre le lit un court instant avant de ramener tes poings près de ton visage. Ta fille et toi mimez un affrontement au burlesque digne des pires spectacles de théâtres débutant, pour que finalement, ta main arrivant contre son sternum ne te rapporte la victoire.

- Ahhh ! Elorëa s’effondre sur le lit à côté de toi, sous les applaudissements de ses frères Je meurs !

- Quels seront vos derniers mots mademoiselle ?

- Les traîtres payent toujours !

Vous riez ensemble, puis ta fille vient se blottir contre toi. Tu la prends dans tes bras, et vous partagez une étreinte chaleureuse. Les minutes passent, sans que ni elle ni toi ne bougiez, profitant les yeux fermés de ce moment, alors que les deux poupons épuisés par les jeux ne trouvaient lentement le sommeil.

- Papa t’aime Rëa.

- Moi aussi je t’aime papa.

Et c’était à ces moments chaque fois que le poids du monde te retombait sur les épaules. C’est là que tu te souvenais. Ces instants candides, passés en compagnie de tes enfants. Ces instants de sincère bonheur, éloigné de toutes craintes… c’est pour cela que tu avais risqué ta vie. C’est ce que tu voulais défendre, pour toi-même, et pour le reste de ton peuple. C’était ce que La Mère vous avait offert de vivre en vous offrant le monde, en vous offrant le Souffle, en vous offrant d’aimer.

Fin de la 4e ennéade de Verimios
18e année du Onzième Cycle
Forges de Daranovar

- Tu es sûr de toi ?

Cìryon te demande, l’air inquiet, sans pour autant arrêter de battre le fer. Et quelque part, le voir s’inquiéter de cette manière t’inquiète à ton tour, parce qu’habituellement, Cìryon n’est pas de ceux qui se posent des questions même lorsqu’il s’agit de se lancer dans des projets incertains.

- Moi qui imaginais que tu ne quitterais plus ta famille d’une semelle.

Le métal tinte contre le métal, et le forgeron pose la lame à laquelle il a donné forme à refroidir. Un long soupir lui échappe, et il s’en vient finalement te rejoindre, tirant un tabouret pour s’asseoir face à toi.

- Ce n’est pas ma faute j’espère ?

- Non. tu soupires à ton tour J’ai passé mon temps à en rêver.

- C’est qu’il faut croire qu’elles laissent leur impression ces bestioles !

- Cìryon. tu le coupes, le ton lourd Est-ce que tu en es ?

- Plutôt deux fois qu'une. Après tout, ce n’est pas tous les jours qu’on nous offre un prétexte pour mettre la main sur de nouveaux matériaux.

- Alors envoie un message à Tinnor. Et qu’elle reste discrète.

- Compte sur moi.

Début de la 5e ennéade de Verimios
18e année du Onzième Cycle
Sur les chemins

Tu plains ta pauvre petite fille. Elorëa avait été la première à qui tu t’étais confié, et durant les quelques jours qui avaient précédé ton départ, c’est un lourd secret que tu lui avais donné à porter. Mais elle s’en était accommodée. Elle en était même fière. Elorëa aujourd’hui pouvait affirmé avoir un instant joué dans la cour des grands… pour ce que cela valait. Car elle savait bien que si tu t’étais confié à elle et pas à sa mère, c’est parce qu’elle était une enfant, et qu’en tant qu’enfant, elle n’avait ni l’autorité ni la force de caractère de ton épouse. Et l’absence de cette force de caractère, c’était autant l’impossibilité pour elle de t’empêcher de partir que ce n’aurait été l’écroulement d’un monde si elle t’avait vu partir sans savoir. Pour elle, parler c’était protéger. Pour Kaëlistravaë, c’était le silence le meilleur bouclier.

Un soupir. Entre le rire et l’exaspération. C’est tout ce qu’avait laissé échapper Kaëlistravaë lorsqu’il lui avait remis la note que tu lui avais laissée à la forge, là où tu savais qu’elle viendrait inévitablement te chercher, ne te voyant pas revenir au soir. Un soupir, c’est tout ce qu’elle s’était autorisé, en réalisant la raison pour laquelle sa petite fille s’était si peu inquiétée de ton retard. Tu avais bien orchestré ta fuite, il fallait te le reconnaître, mais vous en reparleriez plus tard. Après que tu te sois recueilli, et que tes idées soient revenues au clair. C’est qu’à vrai dire, ce temps de recueillement, Kaëlistravaë était aussi heureuse de l’avoir pour elle-même. Pendant quelques temps libérée de toi, mais te sachant en sécurité. S’aimer, c’était parfois se rappeler que l’on a aussi besoin de se reposer l’un de l’autre.

La caravane était lente. Trop lente à ton goût. Combien de temps aurait été gagné si tu avais pu chevaucher ? Si seulement tes jambes te l’avaient autorisé... Voir le paysage avancer aussi lentement, tu n’y étais plus habitué. Et quelque part, sans véritable raison sur laquelle tu sois capable de poser des mots, la chose t’énervait. Et pourtant. Pourtant de longues heures durant tu t’étais laissé aller à l’observation. Sans but. Sans idée. Sans durablement te pencher sur le moindre sujet. Tu t’étais simplement gorgé des heures durant de la Création de L’Aînée, car il n’y avait rien d’autre pour toi à faire. Ou du moins n’avais-tu envie de rien d’autre.
Vous êtes minuscules. Minuscules et insignifiants. L’Œuvre est immense. Et fût-il un temps, elle était plus grande encore. Les plateaux rocheux s’étendent à perte de vue devant toi. La forêt s’étend encore plus loin derrière eux. Traverser l’Anaëh représente des ennéades et des ennéades de voyage. Protéger l’Anaëh est un devoir que vous n’êtes capables de remplir qu’à l’échelle d’un peuple… et capables est un grand mot. Car vous devriez faire plus. Vous devriez faire mieux. Mais comment ? Tout Aran que tu es, tout guerrier que tu es, tout mage que tu es, tu peines déjà à protéger ne serait-ce que ta famille. Alors comment ? Comment auriez-vous fait, si la guerre contre L’Aveugle n’avait pas dénaturé la grande majorité de la Prime-Œuvre ? Comment feriez-vous, si les racines de l’Estel s’accroissaient jusqu’à menacer d’en restaurer ne serait-ce qu’une fraction ? Comment feriez-vous, si les autres peuples se trouvaient appelés à exister au sein de l’Œuvre ?

Vous êtes minuscules. Minuscules et insignifiants. Là était la réponse. Vous avez hérité d’un monde créé par les querelles entre les Dieux. Vous existez au sein d’un monde façonné par les dons des Dieux. Vos vies sont un présent. Votre autorité est un présent. Votre pouvoir est un présent. Tout n’a jamais été que don. Tout n’est que dons. Tout ne sera jamais que dons. Dons et épreuves. Tribulations et récompenses. Récompenses et Tribulations. Le calme avant la tempête. La tempête pour ramener le calme.