Une bière au miel pour la toux !

7ème jour de la 7ème ennéade de Karfïas – 2ème mois d’été.
19ème année du XIème cycle.
Kirgan - Loge des Main-Ferme.

Après le rendez-vous au palais, j’avais filé droit vers la loge de mon clan, sans faire de détour. La toux avait repris, et je m’étais directement mis au lit, pour me réveiller un peu plus tard. Vêtu d’une grosse fourrure, je descendais les marches qui menaient au hall quand j’entendis la voix d’un ami qui m’appelait. Un sourire illumina mon visage, et je répondis d’une voix rauque.

« Ici, mon ami, ici ! J’arrive tout de suite. »

Il ne me fallut pas longtemps pour le rejoindre, et je l’invitai à une table où on nous servit quelques ailes de poulet.

« Qu’est ce qui t’amène par chez nous ? Je t’ai entendu parler de miel, et de bière ? »

J’avais le teint blanc, et toujours l’air pas très bien. Je me sentais presque fiévreux, mais je secouais cette idée d’un revers de main imaginaire. Après tout, j’avais vécu un voyage bien plus difficile, et je m’en étais sorti frais comme un sou neuf ! Non, ce n’était qu’un simple rhume, une bonne nuit de repos au chaud et je serais reparti le lendemain.

Je pris l’une des ailes de poulet, et je sentis le gras couler dans ma gorge à chaque fois que je mâchais la viande juteuse. Quel plaisir, que de profiter d’un entremets en compagnie d’un vieil ami !

« Fais donc voir ça ! » dis-je avec une exclamation enjouée. « Je n’sais pas d’où vient cette foutue toux, mais j’ai la gorge qui me gratte et qui pique. Comme si je me réveillai d’une nuit à chanter à tue-tête à la taverne ! »

Je pris le tonnelet, l’ouvrit et m’en servi un peu dans une chope. Le liquide froid et sucré calma tout de suite les démangeaisons dans ma gorge, et je poussais un soupir de satisfaction.

« En effet, elle fait bien son effet, ta bière. Si ça ne te dérange pas, je vais garder ce tonnelet pour moi ! » repris-je avec un sourire. « Gardons ta gnôle pour après ce fameux poulet, ça gâcherait le goût de la viande sinon. » J’accompagnai ma phrase en attrapant une nouvelle aile que je dégustai tranquillement. « Pas de problème, mon vieux, c’était une belle aventure. J’ai cru qu’on ne tomberait jamais sur cet emplacement. Quelle idée de proposer à Harald de partir dans les Hautes-Terres ! Mais bon, c’était nécessaire, on avait besoin de la protection de ses soldats. Si t’avais vu ce qui nous est tombé dessus… On n’en s’rait jamais sorti vivant sans eux. »

Je bus une nouvelle gorgée de bière qui me fit un bien fou en écoutant sa question. Ma mine s’assombrit instantanément. Après tout, avais-je vraiment envie de parler de ça avec Glumtol ? Mieux valait tôt que tard, sans doute. Le Dawi avait une position forte à Thanor, nul doute qu’il était présent lors du débarquement des humains sur les côtes naines. Inconsciemment, mon poing se serra, et je repris d’une voix plus grave, plus sérieuse.

« J’essayais pourtant de le cacher. Oui, mon ami, je suis très préoccupé par les décisions de Harald. Je n’irais pas par quatre chemins : je n’approuve pas du tout ce qu’il a choisi de faire. Je suis allé lui en touché un mot avant-hier, mais il ne m’a pas vraiment écouté. » Mes yeux se perdirent quelques instants, et quelques bribes de la conversation houleuse me revenaient. « J’ai l’impression que nous insultons la mémoire de nos deux frères tués injustement. Ces Umgis sans honneur ont bafoué nos accords et ont traîné notre confiance dans la boue. Ils ne méritent pas qu’on parlemente avec eux. » Mon poing cogna la table avec force. « On devrait déjà être en route et leur montrer ce qu’il en coûte que de se dresser contre nous. »

Mes yeux fixèrent ceux de Glumtol. J’essayais de déterminer à son expression et son regard l’effet que mes paroles avaient sur lui. Dans le doute, je lui demandais doucement :

« Et toi, qu’en penses-tu ? »

J’écoutais Glumtol parler, et quelque chose me restait en travers de la gorge. Non, ce n’était pas un morceau de poulet, ni quelque glaire coincée dans mes sinus. Faire confiance à Harald… Certes. Après tout, ses décisions avaient souvent amené du bon, mais récemment, je n’avais pas compris plusieurs d’entre elles. À commencer par ces elfes qu’il avait invités à son mariage, tiens. La Voix semblait prise par un dilemme que je connaissais bien, mais contrairement à lui, j’avais déjà fait un choix, longtemps auparavant.

J’attendis la fin de sa phrase et fermai les yeux en me massant les paupières, tout en laissant s’échapper un long soupir. Me fallait-il de nouveau évoquer ce qui me paraissait si évident ?

« Ah, mon ami, tes questions sont justes, et dignes d’un dirigeant tel que toi ou Harald. Mais il ne s’agit pas d’une simple question de balance de vies de Dawis. » J’ouvris les yeux et le fixai du regard. « Mon cœur est rassuré d’entendre que le tien est animé de la même haine, et de la même rage. Les Umgis ont osé porter la main sur nous. Ils ont pris la vie de deux de nos frères. Ma fierté, et mon honneur, exigent réparation. Mais il n’y a pas que ça qui me trouble. »

Je m’arrêtai pour boire une nouvelle gorgée de cette merveilleuse bière au miel, avant de reprendre, la voix rauque.

« Si nous ne faisons rien, c’est tout le Zagazorn qui en paiera le prix. Qui pourrait avoir peur de se dresser contre nous, si nous ne leur posons aucune menace ? Les Umgis ont oublié la force de nos poings et le tranchant de nos haches. Ils se croient supérieurs à nous, si bien qu’ils pensent qu’ils peuvent attenter ainsi à nos vies sans s’attendre à des représailles fortes. Le coupable paiera peut-être, mais qui nous dit que ces déchets ne tenteront pas de nous tromper ? Pire encore, qu’est ce qui les empêcherait de recommencer ? »

Je laissai mon discours en suspens, alors qu’à nos côtés, quelques nains de mon clan semblaient nous écouter.

« Tu les connais mieux que moi. Tu sais quelles magouilles peuvent traverser leurs esprits tordus. Ils n’ont aucun honneur, et ne méritent pas plus le respect. Alors oui, certains font exception, mais ce n’est pas la règle, loin de là. Notre absence de réaction va faire germer des idées dans leurs caboches, et nous en subiront les conséquences. Il faut mettre un terme à leurs réflexions et leur montrer tout de suite que s’attaquer à l’un des nôtres, c’est s’attaquer à toute notre nation ! »

Je ponctuai ma phrase avec un grand coup sur la table, et j’entendis un « Baruk ! » approbateur derrière moi.

« Qui sommes-nous donc pour avoir peur de perdre nos vies pour défendre l’honneur du Zagazorn ? Harald n’a que ça en tête : la défaite probable face aux humains. Il part perdant, et est transi de peur à l’idée d’affronter les armées de la Péninsule. Lui, qui a mené l’assaut sur Almis, et que sa légende précède, est terrifié. Mais depuis quand tremblons-nous contre ces Umgis, ces déchets, nés par erreur et que nous avons laissé exister ? Oui, comme le tien, mon cœur réclame vengeance. Tout mon âme me le hurle, depuis que j’ai appris leur traîtrise, voilà deux nuits. Alors, qu’attendons-nous ?! »

Mon poing était serré, à en faire blanchir les jointures. Je sentais mes yeux brûler de colère, et je me forçais à boire de nouveau une longue gorgée pour me calmer. Avec un sourire, je repris tranquillement, content d’avoir pu m’exprimer face à lui.

« Voilà ce qui me préoccupe, Glumtol, mon ami. Et voilà ce qui me met dans cet état. »

Je grinçai des dents en écoutant la voix de Thanor parler de patience. Encore une fois, j’entendais la fébrile teinte de la peur dans les mots de mon ami. Les hypothèses, la stratégie, la tactique… Je secouai lentement la tête. Étais-je donc le seul à sentir mon honneur souillé en restant assis, à attendre que les Umgis nous livrent la tête du coupable ? Je sentis ma main trembler, et je raffermis ma prise sur ma chope.

« J’entends les mêmes excuses venant de toi que du Groman-Rik. On aurait mieux à faire, on risque trop gros… Glumtol, je connais les faiblesses et les forces de notre peuple, peut-être pas aussi bien que vous deux, certes, mais suffisamment pour comprendre que le danger est réel. Et vous avez raison, en soi : la victoire n’est pas une certitude. »

Peut-être l’admettre lui ouvrirait-il enfin les yeux, que je fixais d’un regard amer.

« Je ne te parle pas de l’emporter sur la Péninsule. Je te parle de leur montrer ce qu’il en coûte de s’attaquer à l’un des nôtres, et ce, peu importe le prix. Mon honneur saigne à l’idée de rester là, patiemment, à ignorer la mort de nos deux frères ! » Mon poing ponctua cette phrase par un coup sec sur la table. « Qu’aurais-tu fait si l’un d’eux avait été ta propre fille, Rubissea ? Ta réaction aurait-elle été différente ? Et si les oreilles pointues avaient été à l’origine de ces meurtres, auriez-vous la même patience ? »

Je laissais mes mots faire leur effet, s’insinuer dans son esprit et ses réflexions. Je le voyais bien, tourmenté qu’il était. Il me demandait de faire confiance à Harald, de lui prouver notre allégeance en attendant de voir le fruit de ses actes. Mais quels étaient-ils, ses actes, au fond ? Il n’avait fait que parler. Plus d’un mois était déjà passé depuis que les vies de nos frères avaient été prises injustement, et il pensait qu’une soi-disant enquête pourrait régler cette affaire d’honneur ?

« Et, encore une fois, si nous ne faisons rien aujourd’hui, qu’est ce qui les empêchera de recommencer demain ? »

J’eu un faible sourire, soulagé d’être enfin entendu, mais il disparut aussi vite qu’il était venu. Celle-là, je ne m’y attendais pas. Pourquoi la Voix de Thanor me demandait-elle mon avis sur la marche à suivre ?

« Je... »

Je ne me sentais pas à ma place. Je ne connaissais rien à la stratégie militaire, ni en jeu d’alliances, même si, pendant ces 48 heures, j’avais déjà retourné la question sur bon nombre d’angles, et j'avais bien ma petite idée. Mais ce n’était pas là le moment.

« Agir derrière le dos du roi serait une erreur, mon ami. Non, je ne pense pas qu’il faille agir ainsi. » Je m’arrêtais quelques secondes et plongeai mon regard dans le fond de ma chope. « Harald… Je pense qu’il a besoin qu’on lui ouvre les yeux, comme je viens de le faire pour toi. J’ai déjà essayé, mais je n’ai pas su trouver les mots justes. J’avais peut-être un peu trop abusé d’une bière merveilleuse qui venait droit de la Basse-Virnée. » J’émis un petit rire nerveux, avant de reprendre, le plus sérieusement du monde. « Je vais aller parler à plusieurs Thanes de Kirgan, dans les prochains jours, pour connaître leur avis, et leur dresser le même discours. Une fois que j’aurais acquis suffisamment de voix, je retournerai voir Harald, avec eux à mes côtés. » Mes yeux le fixèrent de nouveau, et je posais ma main sur son épaule. « Ainsi qu’avec toi, mon ami. Et tous les Thanes de Thanor que tu auras su convaincre. S’il refuse toujours nos arguments, peut-être que notre nombre saura lui faire admettre son erreur de jugement. Et alors, il sera temps de parler stratégie. »

Je tapotai son épaule et lui fit un sourire sincère. Je me sentais soulagé, libéré d’un fardeau dont j’ignorais l’existence, jusque là.

« Notre force est dans l’unité, ne l’oublions pas. Pour l’heure, va rejoindre Gorin, il faut impérativement envoyer les éleveurs au volcan avant l’hiver, sans quoi, notre petit projet va très vite tourner au vinaigre, ou pire, à l’eau. Lorsque suffisamment de Thanes lèveront la voix à Kirgan, je t’enverrai un corbeau, et il faudra que tu montes très rapidement à Kirgan. Qu’en dis-tu ? »