Patrimoine de l'entendement • PV Gorin

19° Année | XIe Cycle
Favrius • Automne
Ière ennéade

C'est une barbe blanche frémissante que l'on vit retenir par devers elle, de bien méchants jurons. Une roue cassée et un galioth mal en point, voilà ce à quoi il faudrait s'attaquer avant d'atteindre Thanor.

« Hmpf ! » rouspeta timidement la vieille branche.

C'est qu'il n'était pas d'humeur, le vieux Barbedrue. Il n'avait plus cette joie de vivre qui le caractérisait, ou du moins n'avait-il plus cette euphorie prouvant que derrière l'âge avancé se trouvait encore dans l'âme, un espiègle Gnutrommi. Que nenni, le Grommtrommi avait visiblement prit de l'âge, en attestaient ses yeux qui n'avaient plus rien de rieurs ; certes il était vieillissant, mais il en restait, des choses à faire, raison pour laquelle physiquement il tenait à se dépasser.

« On campe ici ce soir... Réparons don' c'tte fichue roue avant la nuit... On reprendra demain la route au plus vite... », dit-il en jetant un regard dépité en direction d'un galioth épuisé.

Au Zagazorn et plus précisément à Molgrunn, la vie avait suivi son cours, traînant sur son lit d'acquis, son lot de galets de malheurs. Athbor Barbedrue, Thane du légendaire Clan d'éleveurs, avait tragiquement rejoint les Halles. Et c'est naturellement cela qui avait ôté à celui qui jadis avait été son oncle, Haldin, ce qu'il ne possédait plus vraiment, le sourire, souffrant d'avoir survécu à son jeune parent.

« Il en avait des choses à accomplir, le bougre... » soupira le vieux dawi avant de s'endormir emmitouflé dans une laine bien chaude.

Le défunt avait laissé derrière lui une compagne et leur prometteur bambin. Nonobstant, pour faire leur deuil c'est Mirza qu'ils avaient eu la chance d'avoir, et pour cause, Haldin n'avait pas été de bonne compagnie, laissant à sa compagne naine le loisir s'il en est, de consoler les vivants. Quant à lui, sombrait-il parfois dans la nostalgie et peinant à s'en remettre, il écumait à outrance les quelques tavernes de Molgrunn, tant et si bien que même son ami Yggdar avait décidé de ne plus le soutenir dans cette habitude, afin de lui faire prendre conscience de l'excès auquel il s'adonnait.

« ZzzzZzzzZ... », demain serait un autre jour.

Le défunt avait laissé derrière lui un Clan sans Thane. C'est à Molgrunn que certains jeunes Barbedrue avaient depuis quelques années élu domicile poursuivant ainsi la sagesse de l'aîné. C'est à Thanor que se trouvait la majorité du clan ; Gorin Barbedrue, cousin de feu Athbor, y gérait en tant que Haut-Conseiller – malgré son jeune âge – les affaires de la cité avec un savoir-faire qui faisait la fierté du clan, et si le Maître Éleveur n'assurait pas la direction dudit Clan, il s'occupait clairement des affaires intrinsèques de l'élevage dans la Basse-Virnée.

« Un an sans Thane, n'sommes pas loin d'être la risée de tous ! » dit-il en devinant alors les Falaises d'Arkan, majestueuses entités bordant la région Sud-Ouest du Zagazorn.

Loin d'être désolidarisés, les Barbedrue ne bénéficiant plus d'un chef de Clan ne pourraient fédérer correctement leur énergie, de cela Haldin en était conscient. Thane des Barbedrue bien avant son neveu Athbor il avait alors cédé sa place à plus jeune tandis que les années avaient commencé à peser bon poids pour le vieux dresseur qu'il était, et cette dorée jeunesse avait tenu promesse en assumant les responsabilités leur incombant avec honneur. A défaut de progéniture, Haldin Barbedrue pouvait était fier de ses neveux et nièces. Toutefois, le Clan ayant été tragiquement décimé pendant la Malenuit, ils n'étaient guère nombreux, éparpillés entre Thanor et Molgrunn, ils se reconstruisaient à peine. Aussi, décida-t-il après une année de deuil, de se rendre enfin à Thanor où il aiderait le Clan à se réunir nouvellement autour d'un Chef, car lui ne désirait plus en sa qualité d'Ancien, reprendre les rennes claniques. Bien-sûr avait-il quelques idées quant à la succession, seulement, il les garda pour lui tout le long du voyage qui le séparait de la fière cité naine qui avait abrité son clan depuis bientôt une vingtaine d'années.

« Bordiou de bordiou ! Dans l'temps, j'vous dis moi, les galioths avaient plus de patate ! Attendez que l'on rentre à Molgrunn que j'attrape Thorki, lui d'mander comment qu'ça s'fait qu'une si jeune monture nous lache à quelques jours de Thanor, après seulement quatre petiotes énnéades de voyage ! Il va m'entendre, çui-là ! »

Bien-sûr le vieux réactionnaire ne se rendait pas compte du périlleux trajet qui séparait les Hautes-Terres du Sud, et il était bien plus facile d'omettre que lui-même avait préparé son voyage un mois au préalable, supervisant à outrance ce que le palefrenier faisait ou pas concernant les montures et les animaux de bât ; pour autant, râler lui allait à merveille.

« Si j'avais su qu'un jour un foutu bearög aurait eu raison d'mon Athbor avant de moi-même rejoindre dîner en compagnie de nos ancêtres, j'lui aurait fait montre d'un peu plus d'amour... Qu'il m'attende, car c'est une rouste bien sentie qui l'attend, lui... »

Lorsqu'ils arrivèrent enfin à Thanor, Haldin fut prit de nostalgie. La fière cité qui avait abrité son clan et qu'il avait soutenu à son tour, n'avait pas beaucoup changé. Elle était resplendissante mais surtout très vivante, partout les âmes vaquaient à leurs occupations à l'intérieur comme à l'extérieur, d'aucuns s'affairant dans les mines, certains s'occupant des terres cultivables, et d'autres encore nourrissant les animaux de la région, tout ce petit monde alimentait la forte activité régnante.

« Que l'on me porte une bière siouplait ! »

Puis il attendit impatiemment la fraîcheur du malt d'orge brassé qui lui rafraîchirait le gosier. Gorin Barbedrue que son oncle avait déjà prévenu depuis Kirgan – très brève escale du voyage – par le biais d'un corbeau voyageur de son arrivée prochaine en ville, avait été invité à le rejoindre dans une sympathique taverne sitôt la caravane échue à bon port. Il l'avait vu naître celui-là aussi, et même si Athbor avait été son neveu le plus proche, il aimait aussi celui que le fils de Nomok avait choisit pour lui succéder en tant que Haut-Conseiller de Thanor. Le vieux dawi avala ses premières gorgées avec délectation tout en délaissant contre le mur proche sa précieuse canne forgeruné par son meilleur ami, Yggdar. Ses pensées vinrent et allèrent à mesure que le contenu de sa choppe diminuait, marmonnant dans sa barbe il avait congédié ses compagnons de route, pour la plupart des Barbedrue désirant ardemment revoir leurs proches.

« Eh, Gorin ! »

Ce fut sans grande effusion sentimentale que les deux parents Barbedrue se retrouvèrent, dans cette sympathique taverne que le vieillard avait volontairement choisie. Ils se saluèrent cependant avec chaleur en se serrant la pogne vigoureusement. Haldin était content de revoir son neveu. Mais ils restaient des cognards dont le cœur emmuré dans la roche avait besoin de bien plus pour se mettre à nu.

« Coquin didiou ! Gorin, depuis quand n'as-tu point taillé cette barbe !? Le roux ressemblait fortement à un sanglier du Brissalion que Haldin avait jadis élevé, surnommé "Touffe-Touffe", son neveu l'avait, enfant, probablement même monté ! Remettez-en moi une didiou, j'crois bien que la première choppe était trouée ! »

Le vieux dawi se permit un petite rire, chose qu'il ne s'était point permit de faire outre mesure depuis un certain temps. Or s'il ne s'en rendait pas encore compte, quelque chose en lui se dissipait timidement.

« Je vois que tu te portes bien ! »

Malgré son ventre plat, Gorin avait bonne mine ; Haut-Conseiller de Thanor n'était pas une occupation de tout repos, se souvenait-il en dévisageant son neveu. Lui-même avait siégé au Conseil de la Cité, et il se souvenait fort bien n'avoir eu point trop de temps à l'époque où il exerçait ses fonctions de Maître Éleveur, une période de sa vie somme toute épanouissante.

Lorsque Gorin évoqua l'arrivée escomptée in extremis de son oncle, ce dernier balaya avec nonchalance la question concernant les raisons de cette visite.

« J'ai reçu ta lettre, il y a quelques mois de ça... Bah... Je ne t'ai point répondu, il n'y avait rien à répondre. Il est mort, il est mort. Que veux-tu... Le Grommtrommi avala sa deuxième choppe d'une traite, de quoi rendre jaloux bien des jeunes pisse-lait. Il en recommanda une troisième alors que Gorin n'en était qu'à la moitié de la sienne. Alors... Raconte-moi un peu ce qu'il se passe à Thanor ? Et comment vont les affaires ? »

Il ne rentrerait dans le vif du sujet qu'ultérieurement.