La promesse du mercenaire | Patience

An 19 du Cycle 11 Mois de Favrius, premier mois d'automne, seconde ennéade, Arkuisa :

La pluie tombait drue, telle une volée de flèches frappant le sol boueux de la route qui menait à la ferme des Hadjaoui. Un vent cinglant venait secouer les arbres, tordant les branches comme des roseaux, faisant virevolter les quelques feuilles qui y étaient perchées. La nuit était déjà tombée, mais la lune indolente éclairait suffisamment les environs pour que l'homme aguerri puisse s'orienter dans la tempête, bien qu’elle disparaissait inopinément derrière une masse ombrageuse, au cœur d’où se lovaient des fulgurances lumineuses.

Le cheval du mercenaire poussa un cri plaintif avant de renâcler. L’homme raffermit la prise sur les rênes avant de la diriger vers la bâtisse qui se découpait non loin dans l’obscurité. Les blessures du semi-elfe le faisaient encore souffrir, tel que le témoignait son visage balafré malgré la capuche rabattu sur son visage. Ses membres n’étaient pas non plus épargnés : ses muscles étaient ankylosés et la blessure sur son côté le faisait toujours souffrir. L’homme n’avait pas dormi depuis plusieurs jours, non pas par crainte d’être attaqué sur la route, mais parce que le sommeil ne le gagnait pas. Tourmenté, désabusé, il avait pris la direction de la ferme des Hadjaoui sur un coup de tête, se souvenant de la promesse maladroite et infantile qu’il avait faite à la femme qui vivait ici. Deux mois avaient passé depuis ce moment, mais le mercenaire tenait à honorer sa parole.

Arrivant sur le palier, Nehril mit son poing contre sa bouche avant de tousser. Rassemblant autour de son corps amaigri sa longue cape noire aux extrémités brûlées, le mercenaire leva la main pour toquer avant de s’immobiliser. Le doute le gagna. Que faisait-il ici ? De quel droit venait-il pour rencontrer Patience au beau milieu de la nuit ? Il baissa à nouveau la main avant de reculer de quelques pas. Devait-il faire demi-tour ? Retourner au cœur de la nuit pour revenir demain ? Indécis, le mercenaire resta immobile plusieurs minutes.

— Au diable les convenances, grommela-t-il finalement avant de toquer deux coups secs contre la porte.

Toute la maison est éteinte. Il n'y a pas un signe de vie. Mais quoi de plus normal à cette heure de la nuit. Sur le toit, la pluie tombe dans un vrombissement continue. Entre les volets, le vent s'infiltre et siffle par épisode. Dans son lit, Aimé dort pourtant à poings fermés. Malgré le temps, le travail ne s'arrête pas et le sommeil est réparateur. Cependant, il ouvre un oeil. Il a l'impression d'avoir entendu des coups frappés sur du bois. Quelqu'un est à la porte ? Mais à laquelle ?
Après quelques secondes, alors qu'il croit avoir rêvé, cela recommence. Non seulement les coups sont réels mais il sait à présent d'où ils proviennent. Qu'on vienne en pleine nuit, cela ne peut être qu'important. Il se lève alors d'un bond et se dirige vers la fenêtre qu'il ouvre avant de pousser un volet suffisamment pour voir le perron mais pas trop pour se protéger de la pluie.

-Que se passe-t-il ? Demande-t-il.

Le visage qui se tourne vers lui est brièvement éclairé par la lune qui perce les nuages et il reconnaît sans mal ces traits atypiques.

-Nehril ?! Fait-il, surpris. C'est qu'il ne s'attendait pas à sa visite, et encore moins à cette heure. Après un instant, il se reprend : il ne peut pas le laisser comme ça. Mets ton cheval à l'écurie. Hésite pas à fouiller pour trouver une serviette et une couverture pour le mettre au sec et chaud pour la nuit. Puis entre, je vais te trouver des vêtements secs.

Il referme alors le volet et la fenêtre. Il se passe les mains sur le visage, pour se réveiller mais pas seulement. Il sent que les heures et les jours à venir vont être difficiles... Il enfile ensuite une chemise pour se rendre un minimum présentable puis se rend dans la chambre inoccupée de Sauveur qu'ils avaient déjà prêté au mercenaire lors de sa dernière visite. Les deux hommes ont une carrure assez proche, il devrait trouver de quoi permettre à Nehril de se changer.
Dans une commode, il déniche un pantalon, une chemise et une veste en laine qui ne sera sans doute pas de trop pour réchauffer un homme trempé jusqu'aux os. Puis il sort des draps propres et fait le lit en seulement quelques minutes. Une fois la chambre parée pour accueillir son visiteur impromptu, Aimé descend déverrouiller la porte d'entrée et attendre le demi-elfe. Il est désormais parfaitement réveillé et son esprit tourne à plein régime alors que la nuit sera moins paisible qu'il ne l'avait espéré.

Nehril reconnaît dans la figure qui l’accueille celle d’Aimé, frère de Sauveur et de Patience. Le semi-elfe le salua d’un signe de tête avant de s’avancer dans sa direction, la pluie venant à nouveau le recouvrir.

— Navré pour l’heure tardive, commença-t-il en rejetant en arrière son capuchon. La nuit et les averses m’ont surpris alors que je n’étais qu’à quelques lieues d’ici. Je dois dire que je ne m’attendais pas à ce qu’elles tombent aussi rapidement.

Il opina ensuite aux instructions de l’Hadjaoui, conduisant sa bête récalcitrante dans les écuries tout en grommelant lorsqu’elle lui asséna un coup du museau quand il la força à entrer dans son compartiment. Il regagna ensuite le perron, se déchaussant pour ne pas maculer de boue l’entrée avant de faire quelques pas incertains à l’intérieur.

La demeure des Hadjaoui était toujours aussi bien tenue que dans ses souvenirs : une agréable odeur florale imprégnait la pièce et le mobilier avait été arrangé selon une disposition leur permettant d’optimiser l’espace. Le mercenaire chercha aussitôt un quelconque endroit où suspendre sa cape trempée et la suspendit à l’abri, suffisamment à l’écart pour ne pas tremper le sol. Il saisit les vêtements que lui tendait Aimé avec un air reconnaissant.

— Merci, Aimée, lâcha-t-il en retirant hâtivement ses vêtements trempés pour passer ceux offerts. L’Hadjaoui put découvrir une nouvelle collection de cicatrices sur le corps robuste du semi-elfe, comme si ce dernier avait été suriné par divers hommes au cours d’une de ses missions. Je pose mes affaires ici.

Nehril garda en main Aeris et suivit Aimé qui le conduisait dans la salle à manger.

— Je tiens encore une fois à m’excuser, reprit-il en s’asseyant sur la chaise que lui indiquait son hôte. J’aurais dû annoncer mon arrivée dans une lettre, mais j’éprouve quelques difficultés à tenir une plume récemment.

Sa main gauche serra nerveusement son poignet droit, ne faisant aucun geste pour retirer ses gants trempés.

— J’avais promis à Patience de revenir plus tôt, mais mon affaire a duré plus que prévu. Comme ça se passe ici ? Sauveur et Patience sont ici ?

Aimé est en train de s'occuper de raviver le feu lorsque Nehril entre. Tant qu'à faire, cela permettra de conserver des braises jusqu'au lendemain et il sera quitte de devoir le rallumer, ce n'est pas plus mal. Et ainsi, le mercenaire pourra mettre ses affaires à sécher devant s'il le souhaite. Après avoir remis la grille devant les flammes, il se redresse pour voir l'ami de son frère pénétrer dans le vaste salon de la maison familiale.

-Eh bien, tu es dans un état... Je t'ai mis des vêtements, là.

Que le mercenaire se change devant lui ne le choque pas. Aimé a vécu parmi les gladiateurs où les bains sont communs à tous. Il ne garde néanmoins pas le regard fixé sur lui et va s'occuper du second âtre à l'autre bout de la pièce. A quelques occasions, il regarde où en est le demi-elfe et il a alors la possibilité de remarquer ses cicatrices récentes. Il a été sérieusement blessé il y a peu. Ce qui explique sans doute son silence alors qu'il semblait à l'Hadjaoui que Patience et lui avaient plutôt bien accrochés. Bon, sa sœur étant ce qu'elle est, les choses ne sont pas aussi évidentes pour ceux qui ne la connaissent pas bien mais l'aîné de la famille sait tout ce qu'elle a vécu et la connaît mieux que quiconque.
Lorsque Nehril lui fait savoir qu'il a fini, Aimé se relève et se tourne vers lui. Les vêtements qu'il lui a prêté sont plutôt quelconques donc il ne fait pas le parallèle avec son frère. De plus, Sauveur est plus musclé que le mercenaire. A moins que ce soit ce dernier qui ait perdu en masse ?...

-Viens. Quelque chose me dit qu'une boisson chaude ne te fera pas de mal.

Prenant un chandelier à la main, il le guide alors vers la cuisine qu'il connaît déjà et au milieu de laquelle trône toujours cette longue table toujours prête à accueillir une famille entière. Aussitôt, il pose les bougies sur le meuble et invite d'un geste son invité à s'asseoir avant d'aller raviver le feu de cette pièce-ci et de commencer à remplir une casserole d'eau à l'aide d'un seau posé sur le plan de travail.

-Tu es un ami de mon frère, tu es le bienvenu ici. Même si c'est en plein milieu de la nuit. Répond-il à ses excuses.

Il porte néanmoins un regard intrigué sur ses gants qu'il n'a pas ôté, se demandant ce qu'il cache. Il a dû être également blessé à la main pour ne pas être en mesure d'écrire. Plongeant une dernière fois la louche dans le seau pour l'y laisser, il retourne vers le feu afin de poser la casserole sur le feu qui brûle doucement.

-Ça va. Nous avons terminé nos récoltes et c'est une chance vu comme le temps à vite tourné. Les rendements sont bien meilleurs et on devrait pouvoir rentrer dans nos frais sans l'aide de Geresh, ce qui est une petite victoire pour nous. On commence déjà à préparer les champs pour qu'ils soient encore plus fertiles l'année prochaine. Quant à ma famille... Il écarte les bras pour désigner la maison. Je suis tout seul. Déclare-t-il, souriant. Sauveur vient de temps en temps mais il est plutôt à Geresh. Pareil pour Courtois qui travaille pour Irohivrah. Et après avoir eu besoin de se retrouver tous ensemble, les autres ont eu besoin d'indépendance. Je leur ai portant bien dit que cette maison était trop grande pour moi tout seul et que ce serait à moi de déménager mais je suis le chef de famille... Ils ont dit que qu'elle me revenait. Digne et Aislinn occupent une maison dans un hameau à l'Ouest quand ils viennent dans les parages. Quant à Patience, elle a choisi de retaper une bicoque dans un autre hameau, à une demi-lieue au Nord-Est.

Aimé marque une pause, laissant à Nehril le soit d'ingérer tout cela, et surtout de comprendre qu'il ne verrait pas sa sœur ce soir. Il a fait toute cette route et bravé les éléments pour lui parler, il doit probablement être déçu s'il espérait régler rapidement le différend créé par la durée de son absence.

Estimant l'eau suffisamment chaude mais pas encore brûlante, Aimé retire la casserole du feu et vient la poser sur un dessous de plat en métal. Il apporte ensuite deux épaisses tasses de terre cuite et les remplit. Puis il va chercher un coffret qu'il pose entre eux et l'ouvre afin de laisser le mercenaire choisir son thé et se servir à l'aide d'une des cuillères qu'il leur a distribué en même temps.
Tandis qu'il laisse sa propre boisson infuser, l'Hadjaoui se risque à parler plutôt franchement, bien qu'en faisant preuve d'une certaine délicatesse. Il n'a rien contre le demi-elfe après tout.

-Entre nous, même si elle était là, je te conseillerai d'attendre demain. Il marque une pause, histoire de décider s'il doit l'aider davantage ou non. Et finalement... Et de ne pas y aller de front. Tu es revenu, d'accord, mais elle ne voudra pas entendre les raisons pour lesquelles ça t'a pris autant de temps. Laisse-lui le temps de constater certaines choses par elle-même et de se poser les bonnes questions. Qu'elle soit prête à entendre et à croire ta version lorsqu'elle te la demandera.

Aimé n'est pas idiot, il a compris que Nehril a eu des problèmes et qu'il lui a fallu du temps pour les régler et aussi pour se remettre. Mais ce n'est pas ce qui apaisera Patience de prime abord. Elle peut avoir la rancœur tenace, elle a trop peur de souffrir encore...

Des émotions conflictuelles vinrent assaillir Nehril à ces paroles, tel un tumultueux maelstrom de pensées difficilement exprimable. Il préféra demeurer silencieux, calme et immobile, comme pour prendre la pleine mesure de ce que cela impliquait. S’interrogeant sur ses sentiments les plus houleux, les plus criards, il se rendit compte que le fait de repousser son entrevue avec Patience le rassurait légèrement.
Les quelques jours qu’il avait passés auprès d’elle lui avaient démontré la rudesse de son caractère et malgré les encouragements manifestes de sa fratrie, le mercenaire n’avait jamais vraiment pu passer la barrière inexpugnable qui encerclait son cœur blessé.

Il se souvint des propos maladroits, presque infantiles, qu’il lui avait servis sur le plateau cotonneux de l’espoir, un amour incompris qu’il voulait à tout prix rattaché à cette femme qu’il ne connaissait pourtant qu’à peine. Pouvait-il dire qu’il s’agissait d’un coup de foudre ? Non, ce n’était guère cela. Cette attirance première n’avait été que la conséquence intériorisée d’un mimétisme sociétal répondant au besoin impérieux de contact humain. Ou du moins c’est ainsi qu’il tentait de se le justifier dans son for intérieur. Une phrase complexe valait mieux qu'un mot simple. À tort, probablement, mais l’incertitude d’une vérité était beaucoup plus attrayante que la perspective d’un mensonge véritable. En n’admettant pas les sentiments, il pouvait prendre en compte tout rejet éventuel. Un mécanisme de protection universellement efficace, mais diablement affligeant.

Les penseurs, philosophes et sociologues avaient un terme parfaitement désigné pour ceux qui dédaignaient la vérité en se contentant du mensonge : des salopards. Oui, Nehril avait un fort esprit de synthèse.

Le mercenaire reporta son attention sur Aimé :

— A-t-elle dit quelque chose à mon encontre ? lança-t-il d’une voix légèrement inquiète. Si tu me permets de rester la nuit entre ces murs, j’irais à sa rencontre le lendemain. Je ne compte pas insister si elle ne daigne pas m’écouter, j’attendrais qu’elle soit prête à entendre mes paroles.

Il porta à ses lèvres le breuvage chaud que lui servit son compagnon.

— Le mariage de Sauveur et de sa dame n’a toujours pas été annoncé ? l’interrogea-t-il à nouveau, soucieux de paraitre impoli à n'aborder que des sujets personnels.

Tout en sirotant son thé, Aimé laisse le temps à Nehril d'intégrer tout cela, de réfléchir, de faire un choix... Après la route qu'il vient de faire et la témérité dont il a fait preuve pour la fin de son voyage, l'Hadjaoui ne doute pas de sa détermination. Il ne tournera pas les talons maintenant. Cependant, s'il se doutait qu'il devrait se montrer prudent en débarquant aussi tardivement par rapport à sa promesse, il ne s'attendait peut-être pas à se retrouver dans une situation aussi délicate. Patience est à prendre avec des pincettes sur certains sujets si on ne veut pas se prendre un revers plus puissant encore. Sa petite sœur n'est peut-être pas bien épaisse mais sa langue est acérée. Lui ne craint rien car elle l'aime et le respecte trop mais il n'en est pas de même pour le mercenaire.
L'affranchi étire un sourire sans joie en coin.

-Elle n'a rien dit. Répond-il avant de continuer. Mais c'est quand elle est silencieuse qu'il faut se méfier.

Patience est de ceux qui se taisent lorsque quelque chose leur déplaît. Ceux-là gardent en eux leurs féroces émotions et les accumulent jusqu'à ce que le vase déborde et que le trop plein se déverse sur le dernier à l'avoir contrariée. Et, malheureusement pour Nehril, il est le seul qu'elle ait vraiment dans son collimateur pour l'instant.

-Vu ce qu'il tombe dehors, travailler dans les champs sera impossible demain. Je vais en profiter pour aller chez elle, histoire d'avancer les travaux qui doivent être terminés avant l'hiver. Tu n'auras qu'à m'accompagner.

A la question du mercenaire sur le mariage de Sauveur, Aimé étire un sourire amusé. C'est un sacré changement de sujet, et il est vrai qu'ils ne pourront de toute façon pas faire bouger les choses à eux deux ce soir concernant Patience. Cependant, le lien qu'il entrevoit entre les deux sujets l'amuse.

-Tu aimes les sujets compliqués, dis-moi ! Disons que Sauveur déchante un peu. Ne m'en veux pas mais la journée a été rude. Prenant appui sur la table, il se lève, prend sa tasse qu'il a vidé en plusieurs gorgées au cours de leur conversation et pendant leurs silences et va la déposer sur le plan de travail. Il sera toujours temps de la laver au matin. On parlera demain, tâche de dormir un peu. En passant près de lui, il lui assène une de ses fameuses tapes amicales sur l'épaule. J'ai déjà préparé ta chambre. La même que la dernière fois.

Puis il sort dans le couloir pour monter à l'étage retrouver son lit si brutalement abandonné. Il apprécie ce taciturne de Nehril mais il sera plus à même de discuter après une bonne nuit de sommeil. Après un petit déjeuner copieux, ils pourront prendre la route qui mène jusqu'au petit hameau d'une trentaine d'habitants où vivent Patience et son fils. Leur maison est assez modeste pour le moment, que ce soit en taille ou en apparence. Mais Aimé y travaille petit à petit.
A cette heure matinale, peu sont ceux qui sont déjà sortis. De la fumée s'échappe des cheminées, signe que pourtant tous sont réveillés. Aimé frappe à la porte de la maisonnette qui ne tarde pas à s'entrouvrir. La masse de l'ancien gladiateur masque totalement ce qu'il se trouver derrière lui.

-Oh, mais qui vois-je ? Fit une voix féminine faussement étonnée.
-Salut sœurette. Je viens vérifier l'étanchéité de ton nouveau toit, après la pluie de cette nuit. Et puis je vais en profiter pour terminer la chambre de Sincère ?
-A la bonne heure. Il m'a encore donné un coup de pied cette nuit...

Le géant ricane, amusé par l'agitation nocturne de son neveu qui est actuellement en train de manger, un bol à la main, regardant son oncle avec un sourire espiègle.

-J'ai amené un assistant. Conclut Aimé tout en entrant pour aller saluer l'enfant.

Patience apparaît alors dans l'ouverture de la porte, dévisageant son frère qui pénètre chez elle, sans comprendre ce qu'il a voulu dire. Surprise et intriguée, elle se tourne vers la silhouette qui se tient un peu en retrait de l'entrée. Découvrant le visage de Nehril, elle se fige dans une expression de stupeur et d'aigreur mêlées. Elle ne s'attendait plus à le voir et n'en est manifestement pas ravie.

Les propos d’Aimé à l’égard de Sauveur inquiétèrent légèrement le mercenaire à la chevelure d’albâtre. Il lui avait semblé comprendre que le mariage entre la princesse-marchande et lui n’était plus qu’une formalité. De surcroît, son dernier passage à Geresh l’avait montré comme le maître des céans et il ne comprenait pas les complexités liées à cette affaire. Pour avoir travaillé des années auprès de Maralina Irohivrah, il savait que les princesses-marchandes étaient des êtres capricieux, mais cela lui paraissait bien trop soudain. Il ne poussa pas le vice à assouvir sa curiosité auprès du frère de l’intéressé et préféra opiner lorsque son hôte l’invita à passer la nuit entre ces murs. Allongé sur ses couvertures, Nehril peina à gagner le sommeil, se sentant oppresser par un sentiment étrange, probablement en lien avec la journée du lendemain.

Aux premières lueurs du jour, Nehril était déjà levé et s’habillait avec les vêtements qu’Aimé lui avait lavés. Les deux hommes déjeunèrent rapidement, car un dur labeur attendait l’Hadjaoui qui devait conduire le mercenaire jusqu’à sa sœur. Sur le chemin, le semi-elfe demeurait taciturne, cherchant les futurs mots qu’il devrait adresser à la jeune femme. Il préféra abandonner rapidement l’idée de préparer un discours long et construit, le préférant un récit plus concis qui éviterait ainsi de faire figure d’excuse pour son absence prolongée.

Les deux hommes arrivèrent finalement à la demeure de Patience. Nehril plissa les yeux, détaillant la maisonnette et notant la propreté des lieux. Il observa néanmoins que le bois pour le feu n’avait pas encore été coupé et que les barricades d’un enclos étaient partiellement brisées. Le mercenaire fit quelques pas dans le logis, huma l’odeur des restes du repas de la veille avant de s’immobiliser devant Patience.

— Bonjour Patience, la salua-t-il avec un sourire qui ressemblait davantage à une grimace. Pouvons-nous discuter un moment ?

Patience est si surprise par cette apparition qu'elle ne réagit pas dans un premier temps. Ce qui laisse au mercenaire l'occasion d'approcher sans opposition de sa part. Sa présence est aussi inattendue que l'état dans lequel il lui revient. Mais, pour l'heure, sa santé et ses cicatrices ne sont pas sa préoccupation majeure. C'est à peine si elle les remarque d'ailleurs... Tout ce qu'elle voit, c'est un homme qui rentre bien tard au point qu'elle ne l'attendait plus, si tant est qu'elle parvienne à admettre qu'elle l'ait attendu un jour.
Une fois devant elle, Nehril balaie la pièce d'un regard avant d'enfin la saluer. Il lui réclame un entretien en privé et elle montre enfin une réaction. Ses lèvres s'entrouvrent. Elle prend une bouffée et s'apprête à lancer une de ses répliques acerbes... Mais elle est coupée dans son élan. La voix du mercenaire a attiré le regard de quelqu'un d'autre. Quelqu'un qui l'a parfaitement reconnu.

-Nehril !!

Sincère délaisse son oncle de toute son attention et descend de sa chaise pour courir vers le demi-elfe. Ses petits bras enserrent ses hanches et il l'étreint aussi fort qu'il le peut, l'oreille collée à son nombril. Il est grand pour enfant de cinq ans mais quoi de plus normal pour un sang mêlé ? Après un rapide moment, le petit garçon lève les yeux vers son congénère sans pour autant le lâcher et s'adresse à lui avec enthousiasme.

-Tu viens aider oncle Aimé ?! Je suis content que tu sois là ! Je veux te montrer ma chambre !!
-Vas finir ton petit déjeuner.
-Mais maman, j...
-Tu auras le temps de lui montrer plus tard. Le coupe-t-elle.

Sincère ne répond plus à sa mère et lâche enfin le mercenaire... pour lui prendre la main et l'emmener en sautillant vers la table pour l'inviter à s'asseoir avec eux. Patience ne lutte pas contre les désirs de son fils mais c'est avec amertume qu'elle les regarde s'éloigner avant de refermer la porte. Le tissu de sa robe bruisse tandis qu'elle rejoint le petit groupe pour débarrasser son propre petit déjeuner. Etrangement, elle n'a plus faim...

-Je vais me changer. Dit-elle avant de disparaître dans l'escalier.
-Maman va vous aider. Enchaîne Sincère sans réaliser que sa mère essaie surtout de fuir la pièce. Moi je vais jouer chez Mehdi à côté ! Je crois que Salima sera là.
-Ou du moins tu l'espères. Le taquine Aimé qui sait qu'il aime plus que bien cette petite fille aux cheveux clairs et au teint halé.

L'enfant baisse la tête vers son bol pour cacher les rougeurs sur ses joues mais il ne peut s'empêcher de sourire de toutes ses dents. Ultime solution : boire un peu de son lait !
Les adultes auront bien assez à faire en son absence et Aimé liste leurs travaux du jour au mercenaire. Il faut vérifier que les réparations du toit faites cet été ont tenu bon avec la tempête de la nuit et qu'il n'y a pas d'infiltration d'eau. Une fenêtre est encore à restaurer et la chambre de Sincère n'est pas tout à fait finie. Patience a commencé à peindre son lit mais quelques lattes grincent encore et les plaintes sont à changer. L'Hadjaoui laisse Nehril libre de choisir le chantier sur lequel il se sent le plus à son aise.

Nehril observa longuement Patience, notant la lassitude de son visage ainsi que sa surprise quant à son arrivée chez elle. Il ouvrit la bouche afin de poursuivre, mais son souffle fut coupé par Sincère qui vint se jeter contre lui. Légèrement décontenancé par ce geste d’affection soudain, le mercenaire resta un moment immobile avant de caresser lentement la tignasse blanche de l’enfant.

— Bonjour Sincère, fit-il d’une voix grave en ne sachant pas très bien ce qu’il pouvait ajouter.

Alors qu’il se creusait la cervelle, il fut traîné par le demi-sang à leur table et embarqué dans un vaste plan de rénovation de la demeure. Lui qui n’avait à cœur que de s’expliquer envers Patience des derniers événements ayant mené à son absence prolongée fut à nouveau pris de court. Il expliqua vaguement qu’il avait eu l’occasion de réparer quelques toits des années auparavant pour qu’il soit aussitôt désigné pour vérifier que les diverses réparations effectuées l’été dernier n’aient point été fragilisées par les récentes tempêtes.

Traîné dehors après un petit déjeuner expéditif, le semi-elfe se retrouva quelques minutes plus tard, courbé sur le toit à contrôler l’état des tuiles et des poutres. Se demandant encore comment il en était arrivé là, il balaya ses hésitations afin de se concentrer sur sa tâche toute la matinée durant, effectuant ainsi quelques menues réparations.

Lorsque vint la pause du déjeuner, Nehril redescendit du toit en grommelant : il s’était coincé le pied dans l’une des aspérités qui recouvraient la toiture. Il distingua au loin Sincère qui s’amusait avec une fillette de son âge et eut un sourire. Profitant de cet instant de quiétude, le mercenaire partit à la recherche de Patience…

Patience a repris son travail de peinture sur le lit de son fils et, malgré son silence, Aimé sait qu'elle rumine. La tension est palpable dans l'air. Ses traits sont rigides, son attitude fermée, son regard sévère. Elle ne dit rien mais il sait ce qu'elle pense. Il l'a sent tendue comme rarement. Elle évite son regard, faisant mine d'être concentrée sur son ouvrage, même lorsqu'elle prend un instant de pause pour faire des moulinets avec son poignet.
De son côté, Aimé la laisse faire à sa guise. Elle a besoin de ce moment seule avec elle-même. Alors il se contente de travailler sur les lattes qui grincent, presque surpris que Nehril n'aient pas choisi d'être dans la même pièce qu'elle. Aurait-il décidé de suivre ses conseils ? Lui qui avait l'air parti pour tout déballer d'entrée de jeu, malgré ses conseils ?
Peut-être...

Après deux bonnes heures passées dans cette ambiance lourde, un bruit attire l'attention des Hadjaoui. Sur le toit, on entend des pas tandis que Nehril vérifie la portion située au-dessus de la chambre du garçonnet. Ils lèvent tous deux la têtes. Seulement un bref instant pour Aimé. Un peu plus pour Patience.

-Pourquoi l'as-tu amené ici ?
-Il voulait te voir.
-Grand bien lui fasse mais pourquoi l'avoir fait ?

Aimé s'interrompt dans sa tâche et se tourne vers elle.

-Parce qu'il veut pouvoir s'expliquer.
-Je n'ai pas envie d'entendre ses excuses.
-Tu as tort.
-J'en ai rien à faire de ses raisons, bonnes ou mauvaises.
-À qui tu mens, là ? À moi ou à toi-même ? Tu ne voudrais pas connaître la réponse pour le père de Sincère ? Nehril est revenu pour te donner la sienne tout en sachant qu'il allait se heurter à un mur. Je trouve ça courageux et louable de sa part.

Patience se lève brusquement. Son pot de peinture et son pinceau à la main, elle fait mine d'avoir fini pour quitter la pièce d'un pas rapide et agacé. Son frère a choisi son camp visiblement.
Quelques minutes plus tard, elle s'affaire dans la cuisine. Il sera bientôt l'heure de manger alors elle prépare le déjeuner pour les deux travailleurs et son fils. Elle coupe les légumes bruyamment et avec agitation. Elle manque de se brûler en jetant presque la viande dans la poêle. Elle met la table sans délicatesse... Et puis, la porte s'ouvre et le demi-elfe rentre. Il a fallu qu'il termine le premier... À moins qu'Aimé fasse exprès de traîner ? Elle le regarde de son air contrarié et, malgré ses remous intérieurs, remarque qu'il boîte un peu.

-Comment tu t'es fait ça ? Demande-t-elle en désignant sa cheville. Et puis... Assis-toi. Commande-t-elle sans lui laisser le choix.

Elle s'essuie les mains dans un torchon puis s'avance vers un placard. Elle en sort une petite boîte en bois pleine de matériel pour les soins. Avec un fils et plusieurs frères guerriers et bricoleurs, elle a toujours ce qu'il faut. Bandages, crèmes, onguents et même fil et aiguille. S'il ne l'a pas fait, elle lui dira d'enlever sa botte. Sinon, elle lui fera directement poser le pied sur le banc sur lequel elle prend place. Prélevant un pot de sa trousse de secours, elle en ôte le couvercle et, après avoir rapidement étudié la blessure, commence à enduire sa peau d'une crème blanchâtre. Peut-être remarquera-t-il qu'elle n'a gardé aucune séquelle de la chute qui lui avait luxé plusieurs doigts de la main droite deux mois plus tôt.

Poussant la porte de sa main gantée, le mercenaire fit quelques pas à l’intérieur de la demeure, humant l’odeur pugnace d’une nourriture en phase de préparation. Son regard argenté croisa celui de Patience, mais n’a guère le temps de trouver ses mots qu’elle lui ordonna de s’asseoir. Ne comprenant pas ce qu’elle entendait par ses premiers mots, Nehril mit un certain temps avant de faire le lien avec sa cheville douloureuse.

— Ce n’est rien, assura-t-il avec réticence, mais obtempérant sous le regard acéré de la jeune femme. Je me suis probablement tordu la cheville, la douleur devrait disparaître sous plusieurs jours.

Patience poursuivit en lui demandant de retirer sa botte et ce dernier mit ses hésitations de côté en constatant son air déterminé. La peau du mercenaire était légèrement boursouflée, mais guère plus qu’un enfant de bas âge qui aurait joué plus que de raison dans les orties. L’onguent froid qu’elle déposa sur sa chair le frissonner, mais il ne retira pas sa jambe. Il remarqua plutôt que la blessure qu’elle arborait à ses doigts lors de leur dernière rencontre avait disparu.

— Je suis heureux de voir que tu n’as pas gardé de séquelles, fit-il en désignant les doigts qui passaient sur sa cheville. Comment cela se présente-t-il ici ? Tout se passe bien avec Sincère ?

Il se souvint que l’enfant avait eu maille à partir avec la couleur de ses cheveux. Être différent des autres était un fardeau des plus lourds à porter lorsque l’on est qu’un simple enfant. Ne sachant point si Patience était désormais prête à écouter ce qu’il avait à dire, il préféra l’interroger sur d’autres sujets afin de voir si elle était réceptive à ses paroles ou bien s’il devrait les reporter à plus tard.

— Aimé m’a également signifié que la situation de Sauveur était des plus compliquées. Rien de grave, j’espère ?

Patience ne l'écoute pas -ou fait semblant de ne pas l'écouter- alors qu'il lui dit que ce n'est rien. Prends ce que je t'offre et tais-toi, penses-t-elle, s'estimant déjà bien gentille de lui accorder cette attention malgré sa rancune. La moindre blessure doit être soignée correctement pour se résorber vite et bien. Cependant, elle ne montre pas plus de réaction lorsqu'il lui parle de ses doigts rétablis et ne semble pas vraiment écouter sa question sur Sincère. Pourtant, après un petit silence, elle daigne sortir enfin de son mutisme pour lui répondre.

-J'ai choisi d'emménager ici parce que Sincère a bien accroché avec les enfants qui habitent-là à la soirée où...

Patience ne finit pas sa phrase. Elle repense à leur danse mais n'a pas envie d'en parler ni de l'évoquer d'ailleurs. Elle trouve donc rapidement une autre manière de terminer ce qu'elle disait.

-... où tu lui as parlé.

Après avoir enduit la cheville, elle repose son pot et le ferme avant de s'essuyer les doigts dans son torchon. De son côté, Nehril cherche à prendre des nouvelles de Sauveur. C'est vrai qu'ils sont amis... Des amis qui ne se fréquentent pas beaucoup d'ailleurs, ce qui rend leur relation un peu étrange à ses yeux. Ils se font une confiance aveugle alors qu'ils se connaissent à peine...

-Sauveur est parti de Geresh il y a plusieurs ennéades. Dit-elle en rangeant le pot dans la boîte avant d'en sortir un bandage. Apparemment, il en assez des femmes à l'humeur changeante. Il faut dire qu'il n'y a qu'elles qu'il attire...

Entre Sanaa qui lui a fait des enfants dans le dos et Aerianna qui joue les girouettes pour le mariage. Elle peut comprendre qu'il en ait assez, mais qu'il choisisse des femmes différentes dans ce cas, lui qui n'aspire qu'à se poser un peu. Nehril n'y songeait-il pas aussi d'ailleurs ? Et pourtant, il est parti durant des mois pour revenir dans un sale état... Tu parles d'un changement de vie !
Patience commence à faire un pansement serré autour de la cheville du mercenaire afin de la maintenir fermement, tout en continuant de lui donner des nouvelles de son frère.

-Il s'est installé provisoirement loin d'ici. Il nous écrit de temps en temps. Il dit qu'il a besoin de réfléchir. Je pense qu'il songe à quitter Aerianna. Elle n'arrête pas de lui proposer quelque chose pour le mariage et le lendemain elle fait en sorte que ce soit impossible. Elle a même brûlé une partie de son palais, là où elle lui a proposé de célébrer leurs noces. Après tout ce temps, je comprends qu'il en ait eu assez de ses sautes d'humeur.

Nehril eut un sourire des plus tristes. Il compatissait au sort de son ami, comme s’il s’était agi du sien.

— Les princesses-marchandes sont des femmes exigeantes et instables, opina-t-il d’une voix rauque. J’ai eu l’occasion de le constater moi-même lorsque je travaillais auprès de Maralina. À grand pouvoir, implique également la possibilité qu’il aveugle, faisant perdre toute notion du réel. Il m’a semblé vivre cette vie auprès d’elle comme dans un rêve.

Le mercenaire examina sa cheville avec attention, notant le soin apporté dans l’application du cataplasme.

— La vraie vie est pourtant ici-bas et je sais que Sauveur s’en souviendra. Côtoyer les puissants n’apporte rien de bon, si ce n’est des problèmes tout aussi puissants. J’espère néanmoins qu’il parviendra à la paix auquel il aspire.

Nehril se leva, faisant jouer sa cheville avec une grimace. L’onguent faisait effet, mais la douleur était encore palpable. Il balaya la pièce du regard et nota le repas qui mijotait.

— Je vais t’aider à le préparer, fit-il en s’avançant pour s’emparer d’un couteau. J’ai vérifié l’intégralité du toit et remplacé les quelques planches fissurées. Il faudra faire une nouvelle vérification l’an prochain, mais je pense que mes réparations suffiront.

D’un geste sec, précis, le semi-elfe commença à couper les légumes adroitement et retira la viande qui continuait à cuire. Il tâcha de faire abstraction au fait qu’elle était légèrement carbonisée et entreprit de l’assaisonner pour en masquer le goût qui serait probablement des plus marquées.

— Et toi…, commença le mercenaire soudainement plus hésitant, comment vas-tu ?

Patience écoute l'avis de Nehril tout en rangeant son matériel, mais elle constate une fois de plus qu'en réalité il ne connaît pas vraiment son frère. Même s'il n'a pas tort à propos des Princes et Princesses aussi puissants que capricieux, ce n'est pas le seul problème. Sauveur a eu une vie avant Aerianna. Plusieurs même. Mais cette femme est la seconde qui le malmène de la sorte et elle croit bon d'en informer le mercenaire. Puisque Sauveur et lui sont censés être amis...

-Il a toujours su dans quoi il s'embarquait avec elle. Je me demande à quoi il pensait en laissant les choses se poursuivre... Ce qu'il espérait... Mais ce que je voulais dire, c'est que sa première compagne n'était pas mieux : elle a décidé de lui faire des enfants sans lui demander son avis. Elle savait qu'il dirait non, il venait à peine de retrouver sa liberté et je pense qu'il n'était pas prêt non plus. Mais elle a préféré l'ignorer et n'en faire qu'à sa tête...

Oui, son petit frère n'a pas eu une vie facile. Mais quel Hadjaoui a eu une vie douce en fin de compte ? Même Modeste -qui a pourtant été la plus chanceuse du lot- a été brutalement séparée de sa mère puis a vécu dans la rue alors qu'elle n'était qu'une enfant avant d'être blessée dans un affrontement entre mercenaires et que l'un d'eux ne l'adopte. Elle ne semble plus aujourd'hui porter les stigmates de son passé mais il est pourtant bien là. Et puis, la famille semble abonnée aux déboires amoureux... Aimé demeure solitaire pour des raisons qu'elle-même ignore. Digne a rencontré des difficultés avec Aislinn, bien que leur relation n'ait jamais été réellement mise à mal pour autant. Courtois comble le décès de son amante avec n'importe quelle fille qui le regarde avec envie. Clémence a connu des hauts et des bas avec son époux, jusqu'à peiner à lui donner un enfant. Modeste s'est perdue dans une histoire avec une puysarde qui a altéré sa nature profonde. Et puis il y a Sauveur... Sans parler d'elle...
Puisque Nehril entreprend de poursuivre la préparation du déjeuner, elle achève de mettre la table après avoir rangé sa boîte. Le demi-elfe lui fait son compte-rendu sur ses travaux du matin et elle n'arrive pas vraiment à déterminer si elle a alors l'impression de parler à un ouvrier, un ami ou...

Patience interrompt là ses pensées, rejetant d'emblée l'idée qui lui venait en tête. Elle regarde le couvert afin de voir ce qu'il manque. Elle va finalement vers le sac de pain pour en sortir une miche entamée tandis que le mercenaire prend de ses nouvelles.

-Je vais bien. Se contente-t-elle de répondre sur un ton presque aussi sec que le son de la croûte qui cède sous le couteau, comme une invitation à cesser là cette conversation.

Elle ne veut pas lui parler d'elle. Elle ne veut pas parler de lui. Elle ne veut pas s'ouvrir à lui, ni écouter ce qu'il a à lui dire et qu'il meure d'envie d'aborder. Elle ne veut pas savoir. Elle lui en veut toujours. Et en même temps... Comment lui pardonner si elle ne l'entend pas ? Elle a parfaitement conscience de sa duplicité sur le sujet mais, pour l'heure, elle refuse de suivre sa raison. D'ailleurs, elle ne laisse pas à Nehril le temps d'aller plus loin. Elle n'a coupé que deux tranches que, déjà, elle se dirige vers la fenêtre toute proche pour demander à son fils de venir à table. Que le repas soit prêt ou non lui est bien égal. Elle se sent soudain mal à l'aise à l'idée d'avoir la discussion que le mercenaire espère... Et puis Sincère sera content de passer du temps avec quelqu'un qui lui ressemble. Non ?

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La terre ne semble pas vouloir se désengorger si bien qu'il est toujours impossible de travailler dans les champs. Les deux jours suivants se sont déroulés de manière assez similaire au premier. Aimé est retourné avancer les travaux chez Patience en compagnie de Nehril, histoire de rendre son foyer un peu plus chaleureux avant l'hiver. Sincère en a été ravi mais sa mère a continué à se montrer distante avec le mercenaire, préférant s'effacer au profit de son fils ou s'éloigner à la moindre occasion. Elle ne rejette pas sa présence mais elle ne l'accepte pas non plus. Elle fait en sorte de ne pas se retrouver seule avec lui bien longtemps afin qu'il n'ait pas l'opportunité d'aborder la question qui fâche. Un peu parce qu'elle est en colère contre lui... Mais aussi parce qu'elle a le sentiment que ce qu'il dira la fera flancher... Et elle ne veut pas flancher. Elle ne veut pas se faire avoir encore une fois. Elle ne veut pas souffrir. Elle ne veut plus...

Aujourd'hui, c'est le quatrième matin où Nehril se réveille dans la chambre du domaine Hadjaoui et Aimé lui a proposé de changer un peu de décor et d'ambiance. Il a convié Digne et Patience à venir pour s'entraîner, ce qui n'a rien d'exceptionnel en soit. Il veut juste varier un peu les "plaisirs" et permettre à sa sœur et lui de se côtoyer dans un autre contexte. Un contexte qui les a déjà rapproché par le passé semble-t-il puisqu'il est arrivé ici la première fois après une mission avec la belle rousse et il en semblait déjà épris. Peut-être que cela produira quelques effets, qui sait ?... Mais tout cela, il n'en parle pas à Nehril, évoquant seulement le programme de la matinée sans préciser ce qu'il a derrière la tête.
Rapidement, son petit frère arrive, les rejoignant alors qu'ils finissent de prendre le petit déjeuner. Aislinn s'enquiert de savoir ce qu'elle peut préparer pour le repas pendant qu'ils transpireront de leur côté. Aimé lui fait quelques suggestions puis les trois hommes quittent la maison, se dirigeant vers la grange qui se trouve sur leur gauche. Là, une partie de l'ancienne étable a été modifiée pour accueillir armes et autres matériels pour leurs entraînements réguliers. Habitué à jouer les entraîneurs pour sa famille, l'aîné prend aussitôt les choses en main.

-Patience se battra avec nous, pour une fois qu'on est un nombre paire. Mais le contact est pas sa partie favorite donc on va prendre les bâtons. Si tôt dit, si tôt fait : Aimé prend ce qu'il faut dans un râtelier et lance une paire de bâtons d'entraînement à ses deux acolytes. Échauffe-toi, Digne. Elle devrait pas tarder. Pour une fois que j'ai quelqu'un de plus expérimenté que toi à affronter, je vais en profiter. Dit-il en ne plaisantant qu'à moitié.

Le jeune homme est loin d'être mauvais mais le colosse a été champion d'arène et il le domine bien trop aisément. Il a quelques passes d'armes habiles mais ce n'est pas suffisant... Et Aimé est contraint de retenir un peu ses coups. Nehril est un mercenaire chevronné. Il va pouvoir se faire aussi plaisir qu'avec Sauveur ou Courtois.

Tandis que les deux hommes commencent, la tant attendue Patience ne tarde pas à se montrer. Elle toise à peine le duo, juste histoire de les saluer, puis elle fait mine de les ignorer. Elle s'équipe à son tour, se parant d'un minimum de protection, avant de se placer un peu plus loin dans la grange, face à Digne. Si ce dernier n'est pas le meilleur des bretteurs, il a de très solides bases et s'en sort plus que bien. Sa sœur en revanche n'est pas à son aise. Elle manie l'arc et l'arbalète mieux que personne mais les armes de contacts lui siéent nettement moins. Elle se prend des coups -que son frère retient pourtant- et ne parvient jamais à le mettre en danger...
De son côté, Aimé constate assez rapidement qu'il ne pourra pas s'en donner autant à cœur joie qu'il l'aurait espéré. Nehril est plus mal en point qu'il ne l'avait cru. Il joue donc davantage sur la technique que sur la force, ce qui le défoule un peu moins qu'il ne l'aurait voulu. Sans compter que son adversaire se fatigue nettement plus vite que lui. Si bien qu'après une heure d'entraînement, il propose un échange pendant une pause autour du point d'eau.

-Allez, assez joué. Je te confisque Digne, il a à peine transpiré ! Fait-il en plaisantant, justifiant ainsi de la laisser avec le mercenaire encore en rémission de ses précédentes mésaventures.

Patience n'accueille pas vraiment la suggestion avec enthousiasme. Elle qui évite soigneusement le regard du demi-elfe depuis son arrivée va devoir lui faire face désormais. Qu'à cela ne tienne, elle prend sur elle pour tenter de le masquer tant bien que mal et se dirige vers l'espace d'entraînement laissé libre avant de se mettre en position pour affronter son nouvel adversaire.

Le quatrième jour au sein de la demeure des Hadjaoui, le mercenaire se leva encore une nouvelle fois à l’aube. Les habitudes, acquises au prix du sang et de la méfiance, ne peuvent être balayées aussi aisément. Ainsi il surgit de son sommeil au moindre bruit, au simple craquement de la demeure fouetté par les vents. Assis sur le rebord de son lit, Nehril attend patiemment que les premières lueurs du soleil viennent réchauffer son visage blafard. Ses yeux d’ordinaire brillants comme l’argent sont à présent délavés, comme si là toute étincelle de vie l’avait déserté. Il n’avait guère pu s’ouvrir à Patience, il avait lu dans son regard qu’elle s’opposerait à écouter ses arguments. Qu’elle n’y était pas encore prête.

Le semi-elfe se leva lentement, observant les cicatrices qui ornaient son torse pâle, récompense d’une vie de combat, seules compagnes qui demeuraient auprès de lui à son réveil. Le mercenaire s’habilla rapidement, enfilant la chemise immaculée que lui avait prêtée Aimé ainsi que le pantalon de cuir adapté pour les travaux de la maisonnée. Il se passa ensuite de l’eau sur le visage avant de descendre à la cuisine. Il prit aussitôt connaissance des plans de la journée et masqua une grimace lorsqu’on lui proposa un petit duel d’entraînement. Il n’avait guère le cœur à agiter l’épée, surtout dans son état. Ses jambes étaient toujours douloureuses et sa blessure au flanc demeurait assez vive par moment malgré son ancienneté. Il suivit néanmoins ses compagnons, attrapant adroitement le morceau de bois que lui jeta Digne. Il fit quelques mouvements dans le vide afin de prendre conscience du poids de l’objet avant de rejoindre Aimé.

— J’ai bien peur de n’être pas au meilleurs de ma forme, Aimé, le prévint-il en se mettant en position. Commençons doucement.

Ils échangèrent quelques passes pour s’échauffer, mais Nehril sentait que son adversaire s’impatientait et avait grande hâte de passer aux choses sérieuses. Le mercenaire le lui concéda d’un geste un peu plus vif et tous deux dansèrent dans un déluge d’assaut et de parades. Il était évident que dans son état, il ne ferait qu’un piètre adversaire face à un ancien champion d’arène en pleine possession de ses moyens. Il songea un moment à le surprendre avec un tour de magie, comme il l’avait fait naguère face à Neassa, mais il abandonna rapidement. Ce n’était qu’un entraînement. Il fit du mieux qu’il put, mais ses jambes ne bougèrent pas aussi vite qu’il le souhaitait. Il nota néanmoins qu’Aimé prenait conscience de son handicape et tâchait d’adapter son rythme sur le sien.

Après une heure d’entraînement, Aimé abaissa son épée pour signaler le changement de groupe. Nehril remercia tout d’abord son adversaire pour le combat avant d’observer Patience qui venait à sa rencontre.

— Il semblerait que ce soit ton tour de me mettre la patté ce matin, plaisanta le mercenaire en essuyant d’un geste la sueur qui perlait le long de son front. Allons-y doucement, ce n’est qu’un entrainement.

Patience engagea l’assaut, attaquant de côté, comme toute personne non initiée aux armes. Nehril para calmement avant de faire un pas en arrière pour l’encourager à poursuivre son assaut. Cette dernière ne se fit pas prier et poursuivit le mercenaire en essayant tant bien que mal de donner à sa chorégraphie d’attaque un ensemble cohérent. Néanmoins ses feintes étaient trop prévisibles et ses attaques exposaient son dos. Le mercenaire profita d’une ouverture pour lui taper gentiment sur le dos.

— Surveille ton dos, lui lança-t-il en pivotant de côté. Tourne ton corps vers moi, pas vers le sol. Il para une nouvelle frappe de Patience, beaucoup plus vigoureuse que prévu. L’avait-il vexé ? Essaye de bouger davantage tes pieds, les ancrer dans le sol sied pour un archer, mais elles enracinent ceux de l’épéiste.

Le mercenaire baissa la tête pour éviter le coup circulaire de Patience.

— Observe ma position, poursuit-il d’une voix calme comme s’il s’adressait à une amie plutôt qu’à une élève. Tu devrais voir que mes blessures ont laissé quelques failles dans ma garde. Profites-en.

La jeune femme fit une nouvelle tentative, mais le mercenaire esquiva en riant. Il la sermonna d’un nouveau coup sur les fesses. Nehril fit tournoyer son arme de fortune en se repositionnant.

— Tu as suffisamment de force pour encocher une flèche, lui dit-il en repoussant une nouvelle attaque. Tu devrais pouvoir mettre davantage dans tes coups.  

Ils poursuivirent ainsi leur entraînement, ponctué des conseils de Nehril, jusqu’à ce que Patience tente un assaut plus audacieux, en misant sur toute sa force pour déstabiliser le mercenaire fatiguant. Celui-ci fit une simple pirouette, évitant le morceau de bois, mais remarqua rapidement que la puissance du coup de la jeune femme l’entraînait vers le sol. Il attrapa rapidement son bras pour ne pas qu’elle tombe, mais trébucha à son tour sur ses pieds qui glissaient sur le sol. Nehril tomba en arrière et Patience s’écroula sur lui, son visage dans son torse.

Patience ne réagit pas le moins du monde à l'humour de Nehril et se contente de se mettre en place comme on le lui a appris lors de multiples entraînements passés. Une fois n'est pas coutume, elle attaque la première. Rapidement, le mercenaire trouve une faille et lui colle un avertissement sous la forme d'une petite tape dans le dos à l'aide de son épée. Elle se reprend aussitôt et lui répond sous la forme d'un coup violent pour repousser l'objet d'elle et essaie encore de l'atteindre, en vain. Une nouvelle remarque vient bien vite... Elle fend l'air, comme pour le trancher en deux, mais il parvient encore à l'esquiver.

La belle rousse est comme une cocotte minute qui monte lentement en pression. A chaque réflexion, elle perd un peu plus de ses moyens, ce qui engendre de nouvelles remarques. C'est un cercle vicieux, et le voir s'amuser de la situation ne l'aide absolument pas à se maîtriser. Pas plus que de l'entendre parler de ses récentes blessures et de son état général. Elle gonfle de colère, ce qui lui donne davantage de force mais l'aveugle aussi. Jusqu'à cet instant où elle se voit tomber, le sol s'approchant dangereusement d'elle... Et puis, quelque chose la retient.
La chute vient malgré tout... Et lorsqu'elle rouvre les yeux, elle tombe sur ceux de Nehril. Elle est allongée sur lui et elle sent aussitôt toute sa colère s'évanouir. L'espace d'un bref instant, elle se sent totalement déboussolée... Elle ne sait plus quoi faire, quoi dire, quoi ressentir. Et puis, elle se lève d'un bond et envoie voler son épée d'un geste rageur.

De leur côté, les deux frères se sont interrompus en entendant les deux corps tomber sur le sol. En temps normal, ils ne se seraient pas alarmés plus que cela mais l'état du mercenaire est tel qu'ils s'inquiètent de savoir s'il n'a pas trop souffert de la chute. Lorsqu'ils arrivent près de lui pour l'aider à se mettre debout, Patience est déjà en train de s'éloigner.

-Ça va ? Lui demande Aimé juste avant de le relever. Devant la réponse de Nehril, il n'a besoin que d'une main pour tirer le demi-elfe et le mettre sur ses deux pieds. Puis il montre la direction dans laquelle sa sœur a disparu d'un mouvement du menton. Vas-y.

Elle a compris à présent. Elle a eu l'occasion de voir ses cicatrices. Elle a vu qu'il n'était pas très en état face à l'ancien gladiateur. Il a évoqué ouvertement ses blessures. Elle sait qu'il s'est passé quelque chose mais elle lutte... Elle lutte entre son attirance et son affection pour lui et la déception dont elle a peur d'être victime alors qu'il n'a même pas pu tenir une simple promesse. Aimé sait tout cela. Ce n'est peut-être pas aussi clair pour le mercenaire mais il est là pour ça. C'est le moment où jamais de crever l'abcès pour que le calme revienne.

Après un moment d’hésitation, Nehril agrippa la poigne solide de l’Hadjaoui qui le remit sur ses pieds sans effort. Le mercenaire opina en guise de remerciement et balaya les environs de ses yeux argentés. Patience avait déjà quitté les lieux, soulevant de la poussière dans sa hâte à rejoindre l’arrière de la demeure. L’un des frères l’intima de la suivre et le semi-elfe haussa les sourcils avec un air intrigué. Pourquoi serait-elle plus encline à l’écouter à présent alors qu’elle n’avait eu de cesse d’éviter qu’il aborde le passé ? Légèrement penaud, Nehril s’exécuta et partit dans la direction présumée de la fuyarde.

Le soleil était haut dans le ciel, mais d’imposants nuages sombres venaient en masquer désormais l’éclat. La pluie ne saurait tarder. Rejetant en arrière sa chevelure d’argent, le mercenaire foula le vert duveteux de la prairie à la recherche de Patience. Il la trouva finalement à l’ombre d’un arbre imposant, à l’écorce sombre et dure, immobile comme si elle enviait la froide impassibilité des végétaux qui l’entourait. Nehril ralentit progressivement sa démarche, restant quelques pas en arrière de Patience.

— Tout va bien, Patience ? s’enquit-il d’une voix enrouée. Je te prie de m’excuser si mes paroles étaient déplacées. Je n’ai pas vraiment eu l’occasion de donner des cours d’escrime à quelqu’un d’autre que ma… protégée. Et j’ai dû garder la même fermeté que j'ai à son égard avec toi par habitude.

Patience était coincée... Elle ne pouvait pas rentrer à l'intérieur sans croiser Aislinn et son fils. Elle ne pouvait pas retourner chez elle sans Sincère. Il fallait qu'elle reste sur le domaine mais elle avait besoin de s'éloigner, de prendre de l'air et du recul. Beaucoup de choses se bousculent, tant dans sa tête que dans son cœur. Elle en aurait presque le vertige et, alors qu'elle s'est arrêtée de fuir depuis un petit moment, elle se rend compte que sa respiration ne s'est pas calmée. Qu'est-ce qu'il lui arrive ?
Les mains sur les genoux, elle laisse son bassin se poser contre le tronc de l'arbre auprès duquel elle a trouvé refuge, cherchant à se calmer. Mais son repos sera de courte durée. La voix de Nehril la surprend et elle se retourne soudainement pour lui faire face. Ce qu'il lui dit ne l'aide pas à s'apaiser mais ça explique bien des choses... La façon dont il l'a traitée. Les tapes à droite et à gauche. Elle réalise ce qui l'a fait sortir de ses gonds.

-Ça n'a absolument rien à voir avec ça ! Je veux dire... Oui, évidemment, ça m'a énervée ! Que tu me fasses la leçon. Que tu me traites comme une gamine. C'était même humiliant !

Sans s'en rendre compte, sa voix monte de plus en plus. Elle en vient même à crier. Elle a eu l'impression d'être une enfant pour lui. De la part d'un homme qui a déjà poser sur elle des yeux romantiques et qui lui a promis sa tendresse, c'est d'autant plus vexant !

-Mais ce que ça a révélé surtout... C'est que je m'efforce de t'ignorer depuis que tu es là... De ne rien ressentir... Parce que j'ai voulu me convaincre que tu ne reviendrais pas depuis la seconde où tu me l'as promis ! Je le savais et j'ai voulu m'empêcher d'y croire. Mais je n'y suis même pas arrivée !! Je suis en colère, autant à cause de tes mensonges que de ma naïveté ! On m'a dupée une fois et je refuse que ça se reproduise.

Tous les muscles de Patience sont tendus à l'extrême si bien que ses bras tremblent et que sa mâchoire est involontairement serrée. Son cœur est vulnérable à ses yeux mais sa volonté est très forte. Les drows ne sont pas parvenus à la rendre parfaitement docile, elle tiendra bon face à un regard larmoyant. En cet instant, elle croit mettre les choses au clair entre eux mais encore faudrait-il que Nehril l'ait volontairement mise de côté pendant les derniers mois... Idée à laquelle son esprit se refuse.

La mine basse, le mercenaire avait du mal à saisir les inquiétudes de Patience. Il connaissait son passé et les frères de la femme lui avaient raconté son histoire, mais la voir aussi fuyante le laissait toujours hésitant. Devait-il lui prendre la main ? Pouvait-il poser une main sur son épaule ? Par peur de blesser ou de commettre un impair, Nehril se figeait et ne tentait rien. Il resta donc là, immobile avant de passer nerveusement une main dans ses cheveux clairsemés d’argent, qui battaient sous le vent clément de l’après-midi.

— Je n’ai pas tenu ma promesse, Patience, commença-t-il en levant le regard dans sa direction. Non pas parce que je l'ai voulu, mais parce que j’en ai été empêché. Je…

Il resta un moment silencieux, comme s’il cherchait les mots qui décrivaient ce qu’il ressentait au fond de lui, avant de reprendre d’une voix lente.

— J’ai une fille Patience, révéla-t-il en poussant un soupir. Elle a atteint sa dix-neuvième année il y a quelques mois. L’histoire est longue, mais… Mon père a toujours eu du mépris à mon égard et il a tenté de m’atteindre à travers elle. J’ai été capturé, laissé à pourrir dans un cachot obscur sans voir la lumière du jour avant plusieurs ennéades. J’ai ensuite bataillé pour m’en sortir, et j’ai fini par… tuer mon géniteur. Puis finalement, j’ai été incapable de révéler à ma fille que je l’aimais et elle est partie.

Le mercenaire haussa les épaules. Ses yeux légèrement embués se détournèrent de ceux de Patience.

— Ma famille n’est plus. Les liens que je possédais avec autrui se sont étiolés avant de disparaître. J’ai hésité avant de revenir te voir. Parce que je ne me sentais pas digne, parce que j’étais ravagé, parce que je ne savais que faire. Je suis revenu parce que je me suis souvenu de ces quelques jours passés avec toi et qu’ils ont été comme une accalmie dans la tempête de mes émotions, qu’ils ont éclairé ma vie comme un soleil chaud qui vient caresser lentement les pics enneigés des neiges éternelles.

Il joint ses mains devant celles de la femme qui lui faisait face avant de lancer :

— Mes bras, ma force, mes épaules, mon dos, mon épée, mes remarques sarcastiques, c’est tout ce que je peux t’offrir, Patience. Je n’ai rien d’autre. Est-ce suffisant pour toi ?

Patience ne saisit pas bien pourquoi mais elle écoute Nehril et son histoire. Elle l'écoute parler de sa protégée comme de sa fille. Elle l'écoute parler de son père. Elle l'écoute parler de ce qu'il a traversé pendant qu'elle l'attendait sans le vouloir. D'accord, il avait de bonnes raisons de ne pas être revenu après quelques jours, comme il le lui avait dit... Est-ce qu'elle était prête à l'entendre ? Pas vraiment. Est-ce qu'elle reste contrariée ? Oui. Et non... Elle voudrait et n'y arrive pas en même temps. Deux parts d'elle-même luttent à la fin de ce discours et l'une d'elles manque de flancher lorsqu'il relève sur elle un regard brillant de larmes. D'ailleurs, elle perd l'équilibre, l'espace d'un très court instant, avant de se rattraper presque aussitôt.
Le mercenaire continue, lui parlant de sa solitude et de sa souffrance, et de ce qu'elle a représenté pour lui au lieu de tout cela. Alors elle reste là, confuse, incapable de lui répondre alors qu'il lui demande d'une certaine manière de lui laisser une chance. Sa tête, luttant contre lui, voudrait lui répondre non. Elle voudrait lui faire remarquer qu'il n'a pensé à elle que lorsqu'il s'est retrouvé seul, et pas avant. Elle voudrait lui dire qu'elle n'est pas un bouche-trou. Mais son cœur la trouve cruelle de réfléchir ainsi. Que la façon dont il décrit ses souvenirs d'elle sont sans rapport avec sa première pensée. Que ses mots témoignent d'une affection sincère... née pourtant d'un temps qui fut si bref... et si intense en même temps.

Au bord des larmes, elle aussi, elle est de nouveau coupée en deux. Elle ne sait pas quoi lui dire. Elle ne sait pas quoi faire. Elle pense à elle, à ce qu'elle craint et à ce qu'elle ressent. Elle pense à son fils, à l'affection qu'il a déjà pour cet homme en qui il voit le père qu'il n'a jamais connu. Elle pense à Ryth, à l'affection qu'elle lui a porté, à la trahison qu'il a commis envers elle et envers Sincère dont il ne peut ignorer l'existence. Elle pense à Aimé et à toutes les paroles qu'il a eu en faveur de Nehril.
Elle sonde ce regard qui la surplombe. Et là, quelque chose se brise. Patience baisse la tête en même temps que les larmes se mettent à couler sur ses joues. Elle a tellement d'émotions à évacuer... De l'incertitude, de la colère, de la peur aussi... Elle laisse son front venir se poser sur son torse tandis qu'elle est secouée de quelques sanglots. Elle lâche prise... S'il essaie de la prendre dans ses bras, elle ne le repoussera pas. A cet instant, elle n'en a ni le courage, ni la volonté.

Après seulement quelques instants passés ainsi, la voix d'un enfant appelant sa mère résonne dans la campagne alentour. D'une main sur le buste du demi-elfe, Patience se redresse puis pivote pour s'éloigner sans même le regarder. Elle essuie ses larmes en chemin et presse le pas pour faire le tour de la maison et rejoindre son fils qui l'appelle de nouveau.

-Je suis là.
-Reg... T'as pleuré maman ?
-Non, ça va. Qu'est-ce qu'il y a ? Lui demande-t-elle avec douceur. Le petit garçon ne perçoit pas son mensonge et revient au sujet de son excitation.
-Regarde mon dessin ! Dit-il en levant le papier qu'il tient dans ses mains pendant que sa mère pose un genou à terre pour se mettre à la hauteur de l'enfant.
-Il est très beau, mon chéri.
-Et on a fait des cornes de gazelle avec Tata !!
-J'ai hâte d'y goûter. Dit-elle, l'air faussement enjoué afin de lui faire plaisir.
-Tu sais où est Nehril ? Il manque pu que lui pour passer à table !

Là, Patience ne sait pas trop quoi répondre. Elle l'a laissé près de l'arbre à l'arrière de la maison et elle ne sait pas s'il l'a suivie... Elle n'ose même pas se retourner pour regarder. Sa façon de partir était un peu... précipitée, voire sauvage. Elle ne lui a pas dit non. Elle a même eu un premier geste envers lui en se montrant vulnérable face à lui et en se laisser aller ainsi. Ce n'est pas dans ses habitudes et elle ne sait pas comment il l'aura interprété, ni comment il a prit son départ. Dans tous les cas, après ce qu'elle vient de faire, elle ne va pas être très à l'aise en sa présence pendant un moment. Tout en lui étant moins hostile...

La réaction de Patience en écoutant son histoire ne fut guère celle à laquelle s’attendait Nehril. Lui qui s’apprêtait à subir à nouveau le déni et le reproche de la jeune femme, ce fut ses larmes qui l’arrêtèrent dans ses tentatives d’explication. Le mercenaire laissa reposer la tête d’une Patience éplorée sur son torse et passa une main tout d’abord hésitante dans ses cheveux, avant d’envelopper de ses bras son corps frêle.

Ils restèrent ainsi un moment avant qu’elle se libère de son étreinte lorsque les premiers appels de son fils retentirent. Le semi-elfe la regarda s’éloigner du regard, ne sachant guère s’il fallait qu’il la laisse seule ou si sa présence était désirée. Il se laissa glisser le long de l’arbre sur lequel il était adossé et poussa un long soupir. Il pouvait comprendre les motivations de nobles avides de richesses, des chevaliers insatiables dans leur quête de gloire, mais les simples émotions d’une femme le laissaient confus. Il demeura immobile à contempler l’horizon un long moment, s’interrogeant sur ses sentiments depuis son arrivée ici, puis finit par regagner la demeure de la nombreuse famille.

En passant par la cour, il nota que la séance d’entraînement s’était achevée. Les traces de pas des précédents affrontements étaient encore visibles sur le sol là où la terre semblait creusée. Il repéra l’arme dont il s’était servi durant les combats qui gisaient encore au sol et se pencha pour la ramasser. Il l’observa un instant, remarquant les éclats de bois qui parcourait la surface de la lame, et passa une main sur son fil comme pour en éprouver le tranchant. Une écharde se planta dans son gant et il eut un petit sourire en l’extrayant, puis emporta l’arme improvisée au cœur de la bâtisse.

— Nehril ! fit soudainement une voix derrière lui.

Le mercenaire s’immobilisa en reconnaissant celle de Sincère. Il pivota dans sa direction avant de s’abaisser lentement pour parvenir à sa hauteur.

— C’est l’heure de passer à table ! Tout le monde t’attend, je suis venu te chercher !

Le visage du semi-elfe se fendit en un sourire bienveillant. Il ébouriffa la chevelure de l’enfant.

— Je suis là, répondit-il en l’accompagnant de son autre main dans le salon. Il remarqua que tous étaient attablés et il s’installa naturellement sur la chaise vide qui était inoccupée aux côtés de Patience. Merci à nouveau pour ce repas.

Malgré le fait d’être un invité et de ne connaître que très brièvement les membres de cette famille, Nehril se sentait déjà plus à l’aise en présence des Hadjaoui. Les conversations légères et chaleureuses lui faisaient oublier son passé, ses priorités, Ceralyn, la mort de son père, l’Œil et tout ce qui était susceptible de le rendre morose. Il plaisanta quelques fois avec Aimé, resservit Digne qui se plaignait de son verre vide avant de lentement s’emparer de la main de Patience sous la table. Il ne dit aucun mot, mais demeura ainsi aussi longtemps qu’elle le désira.

Lorsque vint la fin du repas, les hommes retournèrent à leur activité. Nehril accompagna Aimé qui lui expliqua comment nourrir les bêtes et panser leurs blessures. Le mercenaire avait déjà une expérience pratique de la chose, dans la mesure où il lui arrivait de soigner régulièrement sa propre monture, mais la voix grave et relaxante de l’Hadjaoui l’incita à demeurer silencieux. Les deux hommes dévièrent rapidement du sujet principal pour s’ouvrir à d’autres horizons : leur histoire de famille, la façon de combattre un ennemi et surtout leur potentiel futur qui les attendait. Sans trop en connaître la raison, le mercenaire lui révéla qu’il supposait avoir de la famille en Anaëh et Aimé l’incita à poursuivre dans cette direction.

Digne ne tarda pas à les rejoindre et les trois hommes se mirent aussitôt au travail durant le reste de la journée. Le soir venu, ils dînèrent tous ensemble et Nehril guetta tout le long une certaine réaction de la part de Patience. Il souhaitait une confirmation de ce qu’il s’était passé dans la matinée. Le repas fut bien prompt et chaque membre de la famille retourna dans sa chambre. Le mercenaire ne tenta pas d’interroger la jeune femme alors qu’elle quittait la table, jugeant plus probable qu’elle viendrait s’en ouvrir à lui lorsqu’elle serait prête. Il resta donc un moment sur le perron de la porte, profitant de l’air rafraîchissant du soir.

Dès qu'il était arrivé dans la pièce, Patience fuyait le regard de Nehril. Elle l'avait à peine aperçu dans l'encadrement de la porte qu'elle s'en était détournée pour aller déposer le plat qu'elle avait dans les mains sur la table. Comme par hasard, les deux seules places laissées libres pour eux étaient côté à côte. Alors que le repas se déroulait, elle ne parvenait toujours pas à lever les yeux vers lui. Elle lui proposait de le servir, mais en faisant mine de préparer ce qu'elle allait mettre dans son assiette. Elle répondait aux questions, l'air occupé. Elle était là et pourtant... C'était comme si elle n'avait pas voulu y être. Les derniers instants passés avec le mercenaire l'avaient passablement chamboulée. Elle ne savait plus comment se comporter avec lui. Une part d'elle lui en voulait toujours, il était dur d'effacer totalement la rancune qu'elle lui avait tenu des mois durant. Mais l'autre comptait lui donner une chance. Et c'est tiraillée de la sorte que, d'un coup, elle se figea.

La main de Nehril dans la sienne, tous ses muscles s'étaient tendus et sa respiration s'était arrêtée. Durant un instant, elle n'entendit plus un son et ne perçu plus aucun mouvement autour d'elle. Cette main qui était venue chercher la sienne était... quelque part indésirée car elle pénétrait dans son espace personnel. Mais elle enveloppait ses doigts de douceur et de chaleur. Une sensation des plus agréables... et des plus surprenantes. Après de longues secondes, elle tourna enfin son regard vers lui. Silencieuse mais exprimant tout son désarrois dans son regard alors que ses défenses la retenaient encore, mais plus assez pour le repousser...
Et puis, une exclamation d'étonnement la tira de ce cocon. Croyant qu'ils étaient découverts et se trouvant gênée par la situation, elle reprit finalement sa main et se tourna vers son frère. Elle constata aussitôt qu'il n'avait rien remarqué, comme personne d'ailleurs... Il constatait l'averse qui tombait en trombe au-dehors et qui allait l'empêcher de rentrer à son nouveau domicile conjugal. Patience et Sincère aussi, par le fait...

Le repas s'acheva, puis la soirée. Et alors que tout le monde regagnait son ancienne chambre, Patience avait remarqué que Nehril s'était isolé dans l'entrée. Son fils ayant réclamé d'être couché par ses oncles, elle resta là à le regarder un petit moment, hésitante. Elle finit par s'approcher, lentement. Lui laissant un côté du perron, elle prit l'autre, s'appuyant de l'épaule sur l'encadrement de pierre. Silencieuse, elle regardait la pluie tombant de manière ininterrompue. Jusqu'à ce que...

-Tu repars quand ?

Dans sa voix, il n'y avait aucune hâte de le voir s'en aller. Simplement une forme de curiosité... Et lorsqu'il lui répondit qu'elle ne prévoyait pas de partir, elle sembla... satisfaite, d'une certaine manière. Elle le toisa un instant avant revenir sur la spectacle automnale qui se produisait devant eux. Ils restèrent là un moment, sans rien dire, l'un incapable de se montrer plus démonstratif, et l'autre encore en proie à toute sorte d'émotions. Leur relation n'était pas encore faite... mais semblait déjà un peu moins vouée à l'échec.