[Libre] La première Lune de l'An

Kÿrianos de la 1ère ennéade de Karfias
20e année du Onzième Cycle
Quelques heures avant l’aube
Appartements Royaux

Tu cherches le sol sans le trouver. Tes bras et tes jambes s’élancent en de désespérée gesticulations, comme espérant que cela suffise à arrêter ta chute. Tu te rebelles face à l’inéluctable, refusant d’accepter une fin pour laquelle tu n’es pas encore prêt. Tu tombes, mais tant que tu luttes, ton dos reste loin du sol. Tu tombes, mais lutter, c’est rester en vie. Puisse cette chute durer le reste de ton éternité. Une éternité d’obscurité plutôt que la mort. Tu n’es pas prêt à mourir. Tu n’es pas prêt à les abandonn…

- Elnoruì !

Tu te réveilles, le souffle court et le corps en sueur, ton regard trouvant celui – tout aussi las – de ton épouse. Le ciel nocturne se reflète timidement dans le blanc de sa chevelure, et tu prends un instant pour la contempler, bien incapable de faire quoi que ce soit d’autre.

- Tigilidënya tu lui réponds d’une voix rauque Qu’est-ce que tu fais là, tu devrais être dans ton lit à cette heure-ci.

- J’ai fait un cauchemar. elle pose sa main contre ta joue Et toi aussi on dirait.

- Oui… tu inspires lentement et déglutis avec peine Je t’avoue que je ne me sens pas très bien.

- Moi non plus. elle souffle, de quoi reprendre contenance J’ai l’impression de nager dans la purée de pois.

Avec une lenteur à t’en brûler les abdominaux, ton buste se soulève, et tu t’assieds. Tu tires ton épouse contre toi, mettant un instant de côté les sueurs froides vous ayant tous les deux empoissés pour mieux essayer de réfléchir à la suite. Mais ton crâne s’y refuse, balayées que sont tes pensées par le rythme effréné et tonitruant du gong de l’existence. Alors tu t’accroches à ton épouse, et ton épouse s’accroche à toi, car à l’un comme à l’autre, tout en ce moment précis paraît trop.

- Les enfants !

En sursaut encore une fois, te te lèves, te saisissant d’une Kaëlistravaë dont les bras enlacent tes épaules. La chimère que vous êtes devenus traverse votre chambre à grandes enjambées, rendues maladroites par un vertige passager, pour arriver dans celle de vos enfants.

- Ils dorment toujours.

Tu reposes ton épouse au sol, et c’est elle la première à s’approcher des ensommeillés. L’un après l’autre, contre leur front puis contre leur cou elle pose une main attentive. Ils sont agités. Ils sont perturbés. Mais leur sommeil est encore profond. La fièvre leur a été épargnée. Heureusement, ils ne sont pas autant liés que vous à…

- ...La Trame. les sourcils anxieusement plissés, tu constate enfin Il y a quelque chose qui cloche dans La Trame.

- Ça fait bien vingt ans que je n’ai rien connu de pareil. le crâne de Kaëlistravaë se heurte à ton sternum dans un soudain mouvement de recul Vingt ans… le doigt de ton épouse se pointe en direction de l’une de vos fenêtres Elnoruì regarde! Silène, elle… oh non…

Tes bras se lovent autour de son buste, et tu la plaques contre toi. Toi aussi, ce que tu vois t’inquiète. Toi aussi, tu crains que le réveil de Silène ne soit l’annonce d’une nouvelle Longuenuit. Toi aussi, tu crains que votre peuple ne se retrouve à devoir à nouveau lutter contre une Anaëh avec laquelle il est censé exister en symbiose. Toi aussi, pour peu qu’il ne s’agisse là encore d’un nouveau caprice des dieux, tu crains les potentiels changements à venir. Le changement est toujours effrayant. Seulement… seulement c’étaient là des sphères sur lesquelles vous n’aviez aucun pouvoir. Tout ce que vous pouviez espérer, c’était que demain voie de nouveau se lever le soleil, et que la Prime Forêt s’en retrouve grandie plutôt qu’affolée. Tout ce que vous pouviez faire c’était…

- Retournons dormir. ton pousse caresse la joue de ton épouse Il n’y a rien qu’on puisse faire de toute façon Tigilidënya. Faisons au moins en sorte d’être en forme pour demain. tu clignes lentement des yeux Que les jeunes adultes de la Cité puissent faire leur Choix.

- D’accord. une voix fébrile te répond Essayons de dormir.

Tu te glisses à nouveau sous les draps, emportant ton épouse avec toi. Tu fermes les yeux. Elle ferme les yeux. Vous vous laissez péniblement voguer au rythme de la Trame déchaînée, les aurores dessinant ta silhouette à ses yeux devenues son ancre, et le fracas des battements de son cœur devenu ton port. Vos respirations ralentissent, s’harmonisent. Ta main creuse sa chevelure à la recherche de son cou. Sa tempe trouve le confort de ton pectoral, l’oreille contre ton cœur. Ton pouce trace machinalement le contour de ses lèvres. Ses jambes se lovent autour de la tienne. L’un contre l’autre, vous faites front à la recherche de paix au sein de l’entropie...

- Elnoruì, un murmure mat s'écrase contre ta poitrine Je n’arrive pas à dormir.

- Moi non plus, Tigilidënya

...pour mieux être emportés par le chaos de la nuit.

Milieu de matinée
L'Harmalaica

Alëandir marche à tâtons. Si ce sont les mages les plus inquiets, leurs murmures n’ont pas manqué d’inquiéter leurs pairs, le halo – aussi discret soit-il mis face aux rayons du Soleil – entourant Silène ayant scellé leurs craintes. La Cité ne sait quoi penser. Tous, ton épouse et toi y compris, essayez de continuer à vivre comme si de rien n’était. Tous autant que vous êtes, vous vous forcez à suivre votre routine en espérant que des autorités plus compétentes que vous viennent vous informer de la marche à suivre, si tant est qu’il y en ait une. Vous avez collectivement enfilé vos œillères, et la tension s’en ressent.

- Frères, Sœurs, tu finis par clamer, ayant pris place devant l’Estel je sais que vous êtes inquiets. Je le suis aussi. Mon épouse et moi étant nous-mêmes mages, nous ressentons directement les perturbations actuelles dans la Trame. Mais n’ayez crainte, tu retires ton masque pour afficher un visage affable il ne s’agit pour l’instant de rien qui ne soit ingérable. Probablement vaut-il mieux que les jeunes Arcanistes encore incertains évitent de pratiquer sans supervisions, mais les troubles ne sont heureusement pas assez grands pour empêcher aux plus expérimentés de continuer d’exercer leur Art. tu hoches lentement la tête Pour peu qu’ils fassent preuve de prudence bien sûr.

Tu équipes ton masque à nouveau, malgré l’effort supplémentaire que le porter représente pour ton oraison. À tes yeux le symbole en vaut la chandelle. Certains mots sonnent plus juste prononcés par Enda’Otha que par Artiön.

- Pour le reste, nous ne savons que trop peu quels présages nous apporte l’éveil de Silène. Comme beaucoup d’entre vous j’imagine, je pense qu’il s’agit là d’un message des dieux. Qu’aujourd’hui ils donnent suite à ce qu’ils ont commencé durant le dernier Voile. Seulement tant que nous n’en sauront pas plus, je vous simplement de ne pas vous laisser vaincre par l’inquiétude. Alëandir a besoin de vous tous pour continuer à vivre. Tu diriges figurativement ta main vers la caserne Que de nouveaux dangers surgissent au sein de la forêt, et les patrouilles de nos armées sauront nous prévenir. puis vers les tours de l’Académie Que la Trame continue de se faire capricieuse, et nos Clercs sauront nous aider à la tisser à nouveau. puis vers l’Estel lui-même Et que des Chants nouveaux retentissent au sein de la Prime-Œuvre et les Druides, aussi énigmatiques soient-ils, sauront les amener à nos oreilles. tu laisses planer le silence durant quelques instants Quoi qu’il arrive, nous avons La Mère pour gardienne et L’Amant pour conseiller. Nous avons les ressources pour nous épanouir au travers des épreuves… tu enlèves ton masque à nouveau ...alors souriez un peu tu tends le bras vers les elfes venus choisir leur nom en ce premier jour de l’an et accueillez dignement vos Frères et vos Sœurs dans leur service à notre peuple.

Et ainsi tu te retires, laissant la place aux Guides pour ne plus devenir que spectateur du lent renouveau de la Cité.

Début d’après-midi
L’Harmalaica

Les odeurs du Méroca, du miel et du bouillon avaient pris possession du Sanctuaire. Autour d’un repas bien mérité, les discussions entre les jeunes – et moins jeunes – adultes allaient bon train. Peut-être étais-ce le miracle de la satiété, ou peut-être étais-ce la liesse entourant toujours cette cérémonie, mais l’inquiétude qui planait durant la matinée semblait s’être étiolée. Aussi perturbée que soit la Trame, les nouveaux nommés repus étaient trop occupés à chercher leurs prochains tuteurs et mentors pour s’en préoccuper. Ils te donnaient raison d’avoir eu confiance en eux. La Cité tiendrait debout.

- Comme quoi il en faut parfois bien peu. tu lances à ton épouse en terminant d’éponger ton reste de bouillon J’espère que les choses continueront dans ce sens.

- J’espère aussi. Kaëlistravaë répond avec une pointe de doute Mais ça seul le temps nous le dira.

- Je suis étonné que le Doyen n’ait toujours pas fait parler de lui.

- Tu le sais au moins aussi bien que moi, heru Lómion est toujours très occupé. Et vu ce qu’il manipule, il y a des chances qu’il doive s’atteler à tout stabiliser avant de pouvoir prendre le temps de faire une quelconque apparence publique.

- C’est vrai que sue le coup j’avais pensé aux étudiants de l’Académie, mais je n’avais pas vraiment réfléchi à comment la situation pourrait affecter le relicarium.

- Les mages peuvent toujours choisir de faire une pause. Les objets du relicarium par contre… qui sait quel genre de réaction en chaîne pourrait se lancer à cause de ce genre de perturbation ?

- En y réfléchissant un peu, le travail des Voilés aussi risque de devenir beaucoup plus difficile le temps que les choses se calment. Il faudra certainement prendre le temps de leur rendre visite.

- Une fois la Cérémonie terminée je m’occupe du temple de Tari. Toi par contre, tu devrais rendre visite au Chapitre Blanc pour voir s’ils ont besoin d’aide.

- Bonne idée, faisons ça.

Mais plus tard. Pour l’instant, vous aviez quelques heures encore à profiter des festivités.

Fin d’après-midi
Harmalaica

La Cérémonie touchait à sa fin. L’Harmalaica se vidait du monde l’ayant occupé durant la journée pour accueillir ceux qui se feraient gardiens du soir. Les Guides, prêts à tendre l’oreille aux témoignages des uns et à accompagner les autres dans leurs prières s’installent autour de l’Estel, tandis que les astronomes, voyant le soir poindre à l’horizon, s’accumulent autour du Cercle.. Le Sanctuaire retrouve son relatif calme habituel, et enfin les Chants reprennent le dessus sur les voix des elfes.

- Heru Aran!

Un frisson traverse la Sylve en même temps que la voix tranche à travers la paix renouvelée des lieux. Habillée d’une robe de soie blanche, la Demoiselle ne se distingue pas le moins du monde du reste de la population, seulement, toi tu le sais, il s’agit là de l’une de tes paires d’yeux au sein de la Cité.

- Eleth ? tu retires ton masque et lèves un sourcil interloqué Un problème ?

- Malheureusement oui. d’un geste de la main, elle vous invite ton épouse et toi à vous poster à part Rîn Berith. elle mêle une rapide révérence au geste et une fois écarté du reste de la foule, se lance dans ses explications Au vu de ce que rapportent les patrouilles d’aujourd’hui, il semblerait que la Trame ne soit pas la seule chose impactée par l’éveil de Silène.

- Que s’est-il passé ?

- Beaucoup des plantes autour de la Cité, et l’on imagine dans le reste du Protectorat, sont entrés ou en train d’entrer en frutaison. son visage se plisse Et ç’aurait pu être une bonne chose, mais…

- ...les sols ne sont pas assez riches pour le permettre en plein milieu de l’hiver. Kaëlistravaë intervient, inquiète Si le phénomène s’allonge dans le temps, la végétation pourrait dépérir.

- C’est ça. elle acquiesce de la tête Nous avons déjà envoyé du monde contacter l’Académie, et comptons monitorer la situation autant que nous le pouvons mais prendre le temps de ratisser le Protectorat entier pour constater l’étendue des dégâts risque de lui donner le temps d’empirer.

- Les Ornedhels sont déjà intervenus ?

- Non. Pas aux dernières nouvelles.

- Dans ce cas, j’en parlerai à Heri Kielendar, qu’elle s’entretienne avec eux et essaie d’obtenir un maximum d’informations de leur part. Et avec un peu de chances, ne pas attendre qu’eux viennent nous chercher nous évitera de devoir justifier tout ça ne pas être de notre fait. tu t’empêches de rouler des yeux Tenez-moi au courant de l’avancée de la situation autant que possible. Demain j’irai m’entretenir personnellement avec le Chapitre Blanc pour essayer d’obtenir de leur aide et voir sous quelles modalités nous pourrons établir une ligne de communication.

- Quant à moi, je comptais aller m’entretenir avec les Voilés, mais puisque la Sylve est touchée, j’irai demander l’aide des Guides. Avec un peu de chance, leurs végétalistes sauront endiguer un peu le problème.

- Pour l’instant, occupez-vous de faire parvenir l’information à la Cité sans les froisser, et veillez à ce que personne ne consomme les fruits tant que l’on ne sera pas certains qu’il n’y a pas de danger.

- Soit ! Comptez sur nous.

Ton épouse et toi échangez un regard entendu. C’était la situation du Puits d’Ombres une nouvelle fois. Seulement cette fois, plutôt que d’être gardée dans une paisible ignorance, car cette fois vous ne pourriez rien dissimuler, la Cité saurait. À travers l’Art de la Rumeur comme le maîtrisent parfaitement les Eperviers la Cité saurait.

-Oreleth, est-ce que tu va bien ?

Une voix au moins aussi douce que celle de l'intéressée l'eveilla de ses pensées. Doucement, ses doigts s'ouvrirent sur l'arc d'if qu'elle façonnait délicatement.

-Je vais bien Mère. Un moment d'égarement.

Autrefois membre de l'armée royale, voilà deux ans que la calme archère, éprouvée physiquement et mentalement par les affres des rixes entre noss et cités avait déposé les armes pour prendre quelques temps de repos aux côtés des guides de la mère. Pourtant, en ce jour de fête, il y avait une petite voix qui n'avait pas cessé de la remuer.

Il y avait certes la lune, mais ce n'était pas ça. C'était plus intime...Tandis que les jeunes de la cité trouvaient la leur, Oreleth ne se sentait pas à sa place. Comme si une partie d'elle enviait ces jeunes plein d'entrain tandis que son souffle a elle ne guérissait pas de ses meurtrissures.

Reprenant son ouvrage, son oreille elfique s'agita soudain. Le sanctuaire bruissait de rumeurs à propos des arbres au dehors...

Le lendemain , tôt le matin

Elle aurait dû rejoindre le sanctuaire, comme à son habitude.

Comme une somnambule, l'archère se vit soudain se lever et partir plutôt en direction des jardins de la cité. Elle portait pour la première fois depuis un long moment le peu d'équipements qu'elle avait encore, son arc dans son dos. Percevant étonnement bien la symphonie, Oreleth voulait aider. Peut être qu'à l'instar des jeunes, elle aussi retrouverait sa place dans le petit monde Taledhel. Il était temps.

Le vieil elfe regardait suspicieusement les fruits pendant devant lui. L’odeur acidulée était la même que celle qui étreignait normalement l’atmosphère estivale. Rien ne semblait différencier ce qui se présentait devant lui de ce qui se serait présenté quelques mois plus tard. Rien sinon l’époque de l’année, et le fait qu’habituellement, ces fruits, il avait le temps de les voir fleurir puis grossir. Résultat des courses, Fìneo mourrait d’envie de cueillir quelque chose, de le porter à sa bouche, et de croquer dedans à pleines dents… mais un mauvais pressentiment… probablement nourri par ce qui se racontait en ville, l’en empêchait.

- Tu penses vraiment que c’est pas comestible ? il lance à l’unique personne dans les environs Encore que j’imagine que ça fait partie des trucs que vous comptiez vérifier pendant l’expédition d’aujourd’hui… d’ailleurs c’est normal qu’il y ait que vous ? Ils sont où les autres ?

Le vieux jardinier peut-être un peu trop bavard pour son propre bien n’avait pas l’habitude de s’interdire de poser des questions. Il faut dire que dans son quartier, faire circuler l’information était un peu devenu son travail officieux. Être de ceux qui nourrissent les bouches de tout un pan de la Cité avait après tout comme avantage de vous exposer à beaucoup d’oreilles.