Loins des yeux et près du coeur [Sirthaliel]

-Vous êtes sûr Commandant? Sans vouloir vous vexer, un jour de repos de plus ne vous ferait pas de mal...

Le soldat Ardamiri grimaçait devant son supérieur. Il n'avait vraiment pas tord, le mainyth Royal semblait épuisé depuis son retour dans la Cité sans murs. Ses traits étaient tirés, ses joues creusées et sa peau d'habitude déjà pâle semblait avoir perdu le peu de son teint. Pourtant, malgré les remarques et les conseils bien avisés, il avait systématiquement refusé toute proposition de rester un peu le temps de récupérer prétextant sans cesse qu'il devait d'abord en terminer avant de penser à lui. C'était à peine s'il n'avait pas fallu l'emmener de force consulter les guérisseurs des temples afin d'être certain de son état de santé.

Et à nouveau, lorsqu'à peine une journée après son arrivée il avait fait mine de vouloir repartir, on s’interrogeait et il s’entêtait

-Ma femme et mon fils m'attendent depuis trop longtemps. Eux aussi méritent le repos.

Mais alors qu'il s'apprêtait à grimper sur le dos de sa monture l'autre le retint, franchement surpris.

-Votre Femme Heru? Je la croyais ici. En tout cas, Heri Adilys vous cherchait il y a quelques temps.

-Sinieth est ici...?

Son expression un peu buttée avait laissé place à une profonde stupeur. Et Elben? Était il avec elle ? Le soldat n'en avait pas fait mention.

-Hum... Non ce n'était pas son prénom. Je ne crois pas m'en souvenir exactement. C'était une femme brune, les yeux clairs, un air un peu mystérieux...

- Où est elle ? Aegden coupa court à la description de la jeune femme qui ne pouvait être personne d'autre que sa future épouse vu les circonstances.

***

Quelques minutes plus tard, Aegden n'avait aucunement pris la peine de poser ses armes ou changer son armure. A toutes vitesse il passait sur les jardins et les rues en hauteur de la vertigineuse cité, une seule chose en tête. La retrouver. Sans même connaître son prénom. Sans même savoir si elle voudrait encore de lui alors que, père de son enfant, il l'avait abandonné devant l'autel. Sans même avoir de précision quant à sa position sous les immenses arbres. Évidemment on s'étonnait sur son passage de son attitude aussi précipitée et inquiète, mais cela comme toujours le lancier s'en fichait. Il avait un désagréable goût de déjà vu.

Sirthaliel achève de nouer ses cheveux. La coquetterie n'est pas vraiment son principal soucis ces derniers temps. Sa présentation reste soignée mais elle a pris fort peu d'affaires en quittant Alëandir donc elle se contente de ce qu'elle a.
Depuis qu'elle est partie, elle a fait route jusqu'à Ardamir. Puis elle l'a cherché en ville quelques temps avant de partir pour Wyslena d'où Aegden lui a écrit en dernier. Quelle ne fut pas la surprise des soldats sur place de la voir débarquer et de demander son fiancé. Mais personne ne savait où il se trouvait. Tout ce que l'on pouvait lui donner, c'était la date de son départ. S'ils connaissaient la direction qu'il a emprunté, on a refusé de le lui dire car sa destination était inconnue. Elle a eu beau insisté, pas moyen d'obtenir l'information... Alors elle s'est résignée à suivre leur conseil et à retourner à Ardamir qui serait un passage obligé pour Aegden lorsqu'il se déciderait à réapparaître pour rentrer chez eux.
Depuis, elle passe chaque jour à la caserne et à différents postes de garde de la cité afin de savoir si quelqu'un a vu son compagnon ou s'il y a des nouvelles. Elle a écrit à l'armée basée à Alëandir afin de les prier de la tenir informée s'ils avaient la moindre nouvelle en précisant où elle se trouvait. Elle explore toutes les pistes qu'elle peut, s'aventure parfois dans les alentours de la cité, traquant la moindre empreinte magique laissée par ceux qui sont passés par là, cherchant à identifier celle de l'arme d'Aegden... Mais toutes ses tentatives échouent à chaque fois. Elle persévère... mais il faudra bien qu'elle finisse par rentrer. Elben aussi a besoin d'elle. Surtout s'il ne doit plus lui rester qu'elle...

Ce matin encore, Sirthaliel quitte la chambre qu'on lui a prêtée et arpente les rues de la cité. Les gardes qu'elle croise la salue avant de leur faire non de la tête. Ils n'ont pas plus d'informations que la veille. Ils compatissent. Certains ont de la peine pour elle. Particulièrement ceux qui sont mariés et ont des enfants aussi. Ils n'ont guère de mal à imaginer la réaction de leurs conjoints s'ils ne donnaient plus signes de vie... Ou s'ils avaient dû disparaître au moment de leur mariage...

Au détour d'une rue, la jeune femme s'arrête et se fige. Cette silhouette... Ce regard... Est-ce qu'elle rêve ? Mais non, c'est bien lui. Elle pourrait l'appeler, courir vers lui, mais elle reste plantée là à le regarder d'un air médusé. Son cœur est partagé entre une foule d'émotions opposées si bien qu'aucune ne prédomine et qu'elle se retrouve incapable de faire quoi que ce soit alors qu'après des ennéades d'attente et de recherche, elle le retrouve enfin...

-Kÿria… Avait-il soufflé en apercevant la mage au même moment qu'elle ne croisait son regard.

Sans pouvoir empêcher un bref hoquet nerveux et amer, il franchit les derniers mètres qui les séparaient encore tandis qu’elle ne bougeait pas, figée par la stupeur. Etait-elle réelle ou ses désirs avaient-il finit prendre le dessus sur ce qu’il restait de sa raison ? Allait-elle devenir cendre sous ses doigts et allait-il se rendre compte que tout cela n’était qu’un rêve ? Peut être n’était-il en fait jamais parti de l'Aduram maudite et ceci n’était qu’un bref espoir que le matin éteindrait aussitôt. En tout cas, il se surprit presque à le croire et le craindre durant ces dernières quelques interminables secondes. Quelle probabilités y avait-il eut pour la revoir ici après tout alors qu’Elben n’avait vraisemblablement plus ni père ni mère à son chevet encore trop jeune?  Quelle probabilité que ce bref espoir fou se réalise ?

-Meleth ! Prit pourtant d’une impulsion qui ne lui ressemblait que bien peu, il finit par venir la serrer dans ses bras, fermant brièvement les yeux pour en vain chercher à retenir quelques larmes de rouler sur ses joues abîmées. Meleth…Répétât-il alors qu’il la sentait bel et bien vive, brûlante de vie contre lui… Réelle. Je suis rentré. Sembla-t-il vouloir se convaincre lui-même. Je t’ai retrouvée…

Sirthaliel se laisse étreindre sans réagir. Elle passe ses bras autour de lui, presque machinalement. Ses doigts se crispent dans son dos tandis quelle réalise peu à peu que tout ceci n'est pas un rêve. Son odeur, sa chaleur, ses bras... C'est bien lui mais ce n'était pas ainsi qu'elle s'attendait à le retrouver et il y a toujours toutes ces émotions qui tourbillonnent en elle...

-Tu m'as retrouvée ?... Répète-t-elle.

Elle se retire lentement de l'étreinte et... sa main s'abat violemment sur la joue d'Aegden. Dans ses yeux, il peut lire tellement de choses... La peur qui a été la sienne. Le soulagement de voir qu'il est en vie mais aussi la colère et l'incompréhension.

-Je te cherche depuis des ennéades mais c'est toi qui m'a retrouvée ? As-tu la moindre idée de ce qu'a été ce dernier mois pour moi ? On m'a empêchée de suivre tes pas. Je passe mes journées à harceler les soldats de la ville, de Wyslena et d'Alëandir en espérant avoir de tes nouvelles. Je commençais à me demander si je n'allais pas être obligée de rentrer sans toi pour m'occuper d'Elben en redoutant qu'un officier finisse par venir frapper à notre porte !

Les larmes brouillent son regard et une larme finit par lui échapper. Elle la chasse d'un rapide geste de la main, elle ne veut pas pleurer maintenant. Elle ne veut pas se relâcher devant lui alors qu'elle a traversé des jours d'une tension croissante.

-Tu as des obligations et je les comprends. Je ne t'ai jamais reproché le chemin que tu as choisi et je t'ai accepté comme tel lorsque je l'ai découvert. Mais est-ce que pour une fois dans ta vie, tu ne pouvais pas dire non ?!

- Dire non à quoi ?

La gifle l’avait fait reculer d’un pas. Il s’était attendu à de la colère. Elle en avait le droit. Mais ça ne l’avait pas rendu moins douloureuse, et pas seulement physiquement.

-Je ne suis pas partit de mon plein grès. Sa voix ne pouvait pas être douce vu le flot d’émotion qui déferlaient sur eux, mais il s’efforçait de la maintenir au moins neutre et aussi calme que possible. Le même éclat blessé et épuisé brillait dans ses prunelles claires. Pas même quand je pensais être de retour quelques énnéades plus tard. Non je n’étais pas heureux de te quitter et chaque jours de plus je savais que tout empirerait. Le jour de notre mariage a été le pire qui soit. Chaque minute de répit que le Linoïn pouvait nous offrir, c’était une minute ou je pensais à toi et Elben. Et je n’avais qu’une prière, c’était d’au moins vous revoir un jour. Parce que je n'avais aucune idée de si j'allais sortir de cette tourmente un jour ! Mais je ne pouvais pas faire autrement Sinieth. Je suis partit et je suis resté la mort dans le souffle parce qu’il est hors de question d’abandonner mes frères à leur sort alors qu’ils se battent et meurent pour la Prime œuvre. Si c’était le cas autant ouvrir grand Celimë et laisser passer qui veux nous décimer parce qu’on aura plus rien d’anedhels ! Je ne suis pas capable de me lever en sachant que d’autres souffrent alors que je suis égoïste et que je me terre loin, bien au chaud.

Ses poings se serrèrent et ses yeux s’embuèrent tandis qu’il gardait un contact visuel douloureux avec la femme de sa vie. Ils s’aimaient tant et ils en souffraient terriblement tous les deux.

-Je ne te ferais pas l’insulte de te dire que je sais avec exactitude ce que toi tu ressens mais oui j’en ai tout de même une idée. J’ai eu... pas mal de temps pour y réfléchir ces derniers jours…

Il avait regardé sa mère mourir à petit feu lorsque son père avait disparu et blessé à son tour bien des années plus tard, il n’avait même pas pu lui dire au revoir lorsque s’en fut trop pour elle. Oui, Aegden savait parfaitement ce que ce genre de situation créait : la souffrance, la tristesse et la mort.

-Je te demande pardon malgré tout. Conclut-il, oreilles basses et voix éteinte. J’aurais vraiment voulu être le fiancé et le mari que tu attendais.

Il comprendrait si elle décidait de ne pas le lui accorder. Son cœur se brisait en deux à l’idée, mais quoi de plus naturel d’attendre autre chose que cette souffrance qu’il avouait ne pas être capable d’éviter ?

-Il y aura toujours une menace, Aegden. Anaëh sera toujours en danger. Combien d'hommes as-tu sous tes ordres ? Combien d'officier ? N'y avait-il que toi pour remplir cette mission ou fais-tu si peu confiance à tes subordonnés ? C'aurait dû être notre mariage. Est-ce que même cela n'est pas une raison suffisante pour que, rien qu'une fois, tu laisses un autre se charger d'une mission à ta place ?

Elle a passé des jours à se poser toutes ces questions, sans savoir ce qui a retenu son compagnon. Et elle ne le saura jamais. Mais ce n'est pas toute l'armée qui est partie en mission. Il n'y a pas une invasion de masse en cours sans quoi elle l'aurait su. Elle comprendrait qu'il ait été retenu si la guerre avait été déclarée mais ce n'est pas le cas.
Sirthaliel aussi a baissé de ton, même si l'émotion se lit encore dans ses yeux. Elle n'est pas prête à lui pardonner. Pas encore. Quoi qu'il dise... Alors elle soupire.

-Je vais avertir Andrea que tu vas bien, qu'il rassure Elben.

Parce que même si ce n'est qu'un bébé, il absorbe toutes les émotions qui l'entoure. Et personne n'en éprouvait moins que sa mère jusqu'à son départ. Il a de quoi être perturbé malgré tout.

-Je partirai dans deux jours, au petit matin. Libre à toi de m'accompagner, si tant est que tu le puisses. En attendant, tâche de te reposer.

Si les mots sont bienveillants, le ton est plutôt froid et distant. Elle est rassurée qu'il soit en vie mais elle n'est pas prête à jouer la compagne aimante pour le moment. Elle préfère en rester là pour l'instant et fait mine de se retourner pour revenir sur ses pas.

Aegden n’avait rien répondu. Il s’était contenté de secouer la tête, constatant que la jeune femme ne comprenait pas ce qu’il avait tenté de lui dire. Son mariage était une raison suffisante de beaucoup de choses, mais il n’avait pas eu le choix. Peut être y aurait il songé s'il avait su que son absence durerait autant, surement, mais ça n'avait as été le cas. Et puis...quel mainyth, quel elfe, aurait-il été en non seulement se défilant une fois sur place mais  surtout en choisissant délibérément quelqu’un à sacrifier à sa place ? Sans parler du fait que son expérience précédente d’Aduram avait fait de lui un élément indispensable de l’expédition qu'il le veuille ou non. Et il l'avait fort peu désiré... Il ne s’agissait aucunement de question de confiance envers ses hommes.

-Inutile de lui envoyer une lettre. Lâche-t-il plus sèchement qu’il ne l’aurait souhaité. J’ai prévu de partir dans la journée et c’est ce que je ferais.

Elle ne voulait visiblement pas de lui et il ne tenait pas à insister, pas plus qu’attendre et torturer l’un et l’autre. Surtout, il lui fallait s’occuper l’esprit. A la limite de rompre, il ne pouvait pas se laisser aller là en pleine ville au milieux des elfes et de certains de ses hommes qui ne comprendraient pas. Peut être que chevaucher à toute vitesse permettrait de retrouver un peu de clartés dans tout ce chaos.

La gorge nouée il fit volteface à son tour et n’attendit pas pour disparaître.

A peine se trouva-t-il avec pour seul compagnie son mathandil inquiet que le commandant craqua pour de bon. Posant une main sur son front, il laissa échapper un long sanglot et toutes les émotions qu’il gardait constamment pour lui. Quelques-uns de ses pires cauchemars semblaient prendre vie sous ses yeux et il en était l’auteur impuissant.

Sirthaliel s'est retournée de nouveau à sa réponse et le regarde désormais à la fois choquée et blessée. Il ne veut même pas rentrer avec elle ? Elle ne sait pas quoi dire ni faire pour l'arrêter alors qu'il s'en va à toute vitesse. Elle reste là à le regarder s'éloigner, serrant les dents afin de ne pas craquer. Pas maintenant. Puis elle fera de nouveau demi-tour et se dirigera d'un pas rapide jusqu'à sa chambre où, à peine la porte fermée, elle s'écroulera à son tour, en larmes.

Durant de longues minutes, la jeune femme reste là, assise au pied de sa porte, à même le sol, son corps secoué de sanglot. Ce n'était pas ainsi qu'elle imaginait leurs retrouvailles. Mais tout était sorti d'un coup... A peine rassurée, elle était déjà hors d'elle.
Peu à peu, le silence se fait dans la petite pièce. Sirthaliel finit par relever la tête des bras dans lesquels elle s'était cachée. Son regard perdu devant elle, elle se repasse leur conversation en boucle. Ils ont un point de vue très différent sur la situation. Il est si difficile d'attendre, de ne pas savoir... Elle comprend ce que vivait la mère d'Aegden au quotidien. Elle ne voulait pas faire comme elle mais elle en est arrivée là. Le fait de s'être retrouvée seule le jour de son mariage, sans doute...

Tandis qu'elle entend encore son compagnon lui dire qu'il partait le jour-même, elle ressent à nouveau la douleur de son rejet mais plus seulement cela... Si elle lui proposait de partir dans deux jours, c'était parce qu'elle avait vu la fatigue sur son visage. Elle voulait seulement qu'il se repose avant de se remettre en route. Entre l'épuisement physique et moral, il ne peut pas partir ainsi...
Sirthaliel se redresse, essuie ses joues puis se relève. Dans son coin toilette, elle se passe un coup d'eau sur la figure afin d'effacer toute trace de ses tourments puis se sèche avec une serviette. Et la voilà qui ressort.
Il n'y a pas tellement d'endroits où un militaire peut loger aisément lorsqu'il est de passage. Aegden est forcément à la caserne. Et Vailimo doit être dans les environs... Elle ne met pas longtemps à retrouver le chemin de cet ensemble de bâtiment où elle s'est si souvent rendue depuis son arrivée. Prenant soin de ne pas se faire trop voir, elle le contourne, restant à bonne distance, guettant les chevaux qui mangent et se reposent aux alentours. Elle trouve sans mal le Mathandil qui l'intéresse et s'en approche.

-Bonjour Vailimo.

La monture se redresse et découvre une personne bien connue. Il s'en approche volontiers, n'ayant aucune raison de se méfier de la compagne de son ami. Plus à l'aise avec les chevaux depuis l'incident sur sa route, elle l'accueille avec un sourire, lui caressant le chanfrein puis la joue.

-Tu dois être aussi fatigué qu'Aegden... Lui souffle-t-elle. Vous ne pouvez pas déjà reprendre la route.

Elle sort de sa poche une pomme prise sur son chemin et la lui offre. Il la mange sans la moindre hésitation, gourmand comme il est.

-S'il te plaît, refuse de partir pour le moment. Je reviendrai bientôt et nous pourrons rentrer. Mais vous devez vous reposer... Elle lui donne une pomme de plus qui croque comme un rien entre ses dents. Et je t'en donnerai une autre pour te remercier pour ton aide.

Une nouvelle caresse, un petit coup de tête de la part de l'animal, et Sirthaliel se dépêche de disparaître avant qu'Aegden ne la voit.