Découvrir un Nouveau-Monde | Azralith

Fin de la Troisième Ennéade de Favriüs, An XX du Onzième Cycle,
Dans les rues de Thaar, Itri'Vaan.

« Kielen, Vhaeraun. »

Dans un grognement étouffé, l'imposante créature vert foncée obéit à sa maîtresse qui voyait Thaar culminer depuis l'horizon. La capitale de l'Itri'Vaan était si grande et imposante que seul un aveugle pouvait passer à côté sans la voir. Et encore, il pourrait très bien être capable de la sentir ou de l'entendre s'il dressait ses sens. L'odeur pestilentielle que dégageait ces cités, ou même les bruits issus de son activité économique florissante pouvait guider le plus infirme et impotent des hommes les plus perdus de Miradelphia.

Sur le dos de son morgal, Eiriztraena contemplait cette cité dans laquelle se côtoyaient vipères, vautours, rats d'égouts, et chiens galeux, qu'ils soient des animaux ou des personnes. Bien entendu, les uns évitaient les autres, s'ils n'étaient pas triés de force ou asservis par l'argent des plus riches. Mais, toute vicieuse qu'elle était, Eiriz' s'était bien abstenue de le dire à Azralith, qui aura tout le luxe de le découvrir par elle même, de visu. Cette dernière, plus grande, assise derrière elle sur Vhaeraun, pouvait déjà profiter de ce que Thaar acceptait de montrer lorsque l'on était pas à l'intérieur.

« Bienvenue à Thaar, très chère : la merveille qui réalisera tous tes rêves. »

Autant pousser le vice jusqu'au bout, se disait Eiriztraena, qui ne se retenait ni de sourire, ni de pouffer, alors que Vhaeraun s'engouffrait dans l'ombre des premiers bâtiments de la ville. Les portes une fois franchies, Eiriz' retrouva le Drow à qui elle confiait sa monture depuis qu'elle s'était installée à Thaar, lui qui possédait les enclos adéquats. Il n'était pas nécessaire de se déplacer à dos de morgal en ville, d'autant plus que cela ne ferait qu'attirer des regards suspicieux. Dans le pire des cas, il valait mieux louer un cheval ou un chameau.

Eiriztraena ressortit de l'enclos, non sans quelques affaires qu'il n'était pas nécessaire de laisser à Vhaeraun, et retrouva Azralith qui l'attendait patiemment dehors.

« Alors ! Dis-moi ! Quel partie de Thaar rêves-tu de visiter ? Les Égouts ? Les Soieries ? Les Lanternes ? » demanda-t-elle, les deux mains jointes sous son menton. Elle lui poussa légèrement l'épaule d'une seule main. « Je te préviens, il est hors de question que tu me fasses le coup de “Oh gneugneu, je suis fatiguée, je veux aller me reposer” ! » fit-elle aussitôt, d'un air aussi capricieux qu'amical. « Autrement dit, je ne te laisse pas le choix, et si tu ne te décides pas, je te traînerai moi-même quelque part. »

La traversée de la Côte Brûlée se fit bien plus rapidement qu'Azralith ne l'aurait pensé. Elles parcoururent les vastes étendues arides sur le dos d'un morgal, un reptile bipède suffisamment robuste et imposant pour accueillir les deux femmes drows sur son dos. Le voyage ne connut ainsi que bien peu d'escales, virevoltant au gré de la curiosité de la dame noire et des quelques incidents qu'elle provoquait parfois, rapidement désamorcés par Ssussun.

Il demeurait toujours une part de non-dit entre les deux femmes, quelque chose qu'elles ne mentionnaient jamais, comme si une quelconque révélation menaçait de mettre à mal ce lien qu'elles s'étaient forgées, de le briser sans espoir de pouvoir le renouer un jour. Alors elles se plaisaient à s'immerger dans le jeu, comprenant généralement avec une facilité étonnante les envies et les désirs de l'autre, presque comme si un lien invisible liait leur deux braises.

L'état d'Azralith s'était également grandement amélioré. Les repas réguliers lui avaient permis de reprendre du poil de la bête et les soins du guérisseur vaani avaient fait des merveilles, la plupart de ses blessures se refermant déjà, à l'exception de sa main gauche qui demeurait parfois encore douloureuse. La fièvre avait disparu, sa fatigue musculaire envolée au grand dam de sa compagne. Jamais depuis le début de son exil ses chances de survie ne s'étaient élevées à ce point.

Et voilà que le duo arrivait finalement à destination. Thaar, la citée dorée et luxueuse, la ville aux milles richesses, le terreau fertile pour atteindre la grandeur. Son éclat ambré brillait déjà à l'horizon, sa superficie gigantesque faisant passer Méthylène pour un simple hameau campagnard. D'énormes bâtiments trônaient en son centre, pourvus de cette architecture verticale et ovale si propre aux vaanis, étouffant dans leurs ombres nombre de palmiers qui tentaient désespérément de se manifester.  

Ssussun les fit s'arrêter à une écurie, y déposant son morgal afin qu'elles puissent s'enfoncer plus profondément à l'intérieur de la capitale.

« Oh, je ne m'inquiéterai pas pour ça si j'étais toi. » Rétorqua-t-elle avant d'attraper Ssussun et de lui frotter vigoureusement le crâne. « Je vais t'en faire voir de toutes les couleurs. » Elle lâcha un petit rire lorsque sa compagne se défit de son étreinte et reporta son attention sur son environnement, considérant sérieusement la question. « J'aimerai beaucoup voir les soieries, c'est généralement de ça que j'ai entendu parler. Même si l'idée de me laisser traîner ne me paraît pas désagréable... » Elle fit alors claquer sa main sur le derrière de Ssussun. « Je te suis, princesse. »

***

L'air était saturé d'un brouhaha incompréhensible, recouvrant presque complètement la mélodie lointaine d'un groupe de bardes aux instruments étranges mais dont l'émanation sonore collait si bien avec l'ambiance que dégageait la ville. Certains marchands hurlaient pour alpaguer la foule, cette dernière s'avérant particulièrement dense, parcourant les rues tel un flot qui jamais ne semblait se tarir.

Azralith se trouvait au milieu d'un large bazar, se frayant un passage avec difficulté au milieu de la faune locale. Une si grande densité de vaanis ne représentait pas un spectacle qu'elle appréciait particulièrement d'ordinaire, mais en cet instant, son esprit se trouvait ailleurs.

Elle parcourait du regard les larges nappes de tissus qui recouvraient les étalages et les ruelles elles même, leurs couleurs vives provoquant des ombres et des reflets qui semblaient danser devant ses yeux. De nombreux dispositifs étranges y étaient également suspendus, libérant diverses vapeurs à l'odeur entêtante, venant se mêler au fumet des viandes et des épices.

La dame noire avait presque l'impression d'être dans un autre monde, tous ses sens étaient surchargés, sa tête lui en tournait presque. Elle sentit cette légère ivresse monter en elle et quelque part dans son esprit se mit à retentir un son d'alerte. Cet endroit était un piège pour les étrangers, sa vigilance s'amenuisait, elle ne paraissait même plus consciente de sa proximité immédiate.

Elle cligna plusieurs fois des yeux, reprenant pied dans la réalité, la bête sauvage constatant avec un grognement que cette densité de vaanis ne lui plaisait absolument pas. Elle se sentait observée, restreinte, cette foule limitant grandement ses mouvements et ses déplacements, sa grande taille lui faisant dépasser le tapis de crânes et la rendant si facilement visible et identifiable.

Pire encore, elle constata rapidement qu'elle avait perdu Ssussun de vue, parcourant la marée du regard dans l'espoir de retrouver sa silhouette. La dame noire commença alors à se frayer un chemin avec plus d’impatience, poussant à droite à gauche avec ses larges épaules, se concentrant pour ignorer les diverses injures et ne pas céder à la violence.

Observant au loin pour retrouver sa compagne, elle ne vit pas la petite assemblée qui s'était formée, pénétrant dans l'enceinte et marchant sur un panier en osier qu'elle brisa sous son pied. Elle se stoppa alors soudainement avisant les deux vaanis qui étaient assis à même le sol, un étrange instrument porté à leurs lèvres. Mais la dame noire remarqua surtout ce serpent émettant un feulement menaçant à ses pieds, bondissant soudainement dans les airs, la gueule grande ouverte.

Par réflexe, Azralith l'attrapa au vol avant qu'il ne puisse plonger ses crocs dans sa chair. Elle se sentit insultée que cette créature sans membres ait eu le cran de vouloir se mesurer à elle, d'en faire sa proie. Elle le mordit alors soudainement, sentant son crâne se briser sous ses canines, arrachant la tête du serpent du reste de son corps avant de lâcher le cadavre et de recracher sa tête brisée.

Un acte qui déplut fortement aux vaanis alentours. Azralith serra les dents et tenta de regagner la foule sans faire davantage de vague, priant pour retrouver rapidement sa compagne.

Rallier les Soieries n'était ni aisé, ni rapide. Il fallait se frayer un chemin parmi des rues bondées de commerçants, d'artisans, et même d'artistes essayant sans cesse de grapiller un client à son voisin. Bien entendu, ces ruelles étaient les plus prisées par les voleurs à la tire et des bandits en cavale, qui savaient profiter de la foule pour dérober les bourses des passants sans se faire repérer. C'est bien pour cela qu'Eiriz', lorsqu'elle s'engageait dans de tels endroits, répartissait ses richesses dans ses différentes poches et saccoches. Une pièce par-ci, une pièce par-là, de quoi repousser celui qui désirait une bourse bien remplie du premier coup.

Eiriztraena détestait les marchés et les bazars. Cette foule nauséabonde de types à l'hygiène douteuse et qui ne prenait même pas la peine de faire attention où ils posaient le pied la rendait folle. Si elle avait besoin de quelque chose, elle faisait jouer son réseau, comme tout agent secret qui se respecte. Elle obtenait dès lors un produit de bonne facture, tout en gardant un certain anonymat. C'était une autre facette de Thaar qu'Azralith ne connaissait pas, et qu'elle ne connaîtra probablement jamais. Privilège du Renseignement Drow et de l'élite vaanie… de ceux qui avaient les moyens, en somme.

Comme tous ceux qui n'étaient plus habitués à fréquenter des lieux aussi bondés, c'est Azralith qui s'égara dans la foule. Et pourtant, elle était plus grande que tous ces vaanis d'une bonne tête, sinon plus. Cela ne suffit pas à Eiriz' pour retrouver la trace de sa hyène, qu'elle allait finir par harnacher si elle continuait ainsi. Lasse d'être bousculée et de ne pouvoir localiser sa compagne depuis la foule, la Garde Silencieuse rejoignit un trottoir, passant derrière les étals en espérant qu'Azralith ait simplement été attirée par un met appétissant ou par une arme qu'elle avait tant désiré. Mais, au lieu de cela, fidèle à elle-même, Azralith s'était encore attiré des ennuis. Plus loin, une foule s'était formée autour de gens du spectacle, des bardes à la petite semelle qui combinaient des prestations de jongles, de musique, et d'animalerie. La colosse aux cheveux noirs s'était retrouvée en plein milieu de l'espace que leur laissait la foule en délire. Après avoir écrasé le panier d'osier rempli de quelques pièces, Azralith se retrouva face à leur serpent, qui, bien évidemment, défendait ses maîtres de la menace.

« Elle mange vraiment tout, cette courge ! » s'exclama Eiriz', bien que personne ne l'entendit à cause des huées de la foule envers l'intruse. La Drow resta immobile, elle savait qu'elle n'avait pas la moindre de chance face à une foule en colère, et il valait mieux pour Azralith qu'elle déguerpisse également… ce qu'elle fit sans attendre, non sans bousculer les gens sur son passage. « “Je ne suis pas vraiment une bête sauvage, tu en as bien conscience.” Gneugneugneuh… » bougonna-t-elle, imitant également la grimace puérile. « J't'en ficherai, moi… »

Sur ces mots, Eiriztraena pista Azralith qui bousculait tout le monde sur son passage, ignorant les invectives et les éventuelles insultes que les passants lui adressaient. Au bout de quelques mètres, elle bifurqua vers une ruelle étroitee et vide, bientôt rejoint par celle qu'elle avait perdu de vue quelques instants plus tôt. Cette dernière croisa les bras, comme si elle attendait qu'Azralith explique les raisons de tout ce capharnaüm.

« Ah toi, hein ! Une minute d'inattention, et tu nous crées des émeutes. » fit Eiriz', qui ne savait même pas si elle devait la réprimander ou s'en amuser. « Je t'ai tant manqué que ça ? Suis-je devenue une sorte de drogue ? » la provoqua-t-elle, non sans son sourire et sa légèreté habituels. Elle soupira longuement. « Bon, il vaut mieux ressortir de l'autre côté, ça nous fait faire un petit détour mais bon, derrière, c'est trop risqué. » fit-elle, alors que la foule était toujours excité derrière elle, dans la grande rue. « Pas de bêtises, cette fois, hm ? »

Rapidement, la dame noire avisa une ruelle adjacente qui semblait déserte et s'y engouffra sans la moindre hésitation, cherchant à tout prix à fuir cette foule qui commençait à lui taper sérieusement sur les nerfs. Il ne fallut pas longtemps pour qu'elle entende des pas derrière elle, remarquant la silhouette de Ssussun qui avait dû la pister.  Cette dernière avait les bras croisées, tapant du pied, elle n'avait visiblement rien raté de la scène.

Azralith retint à grande peine un petit rire en écoutant les « réprimandes » de cette dernière.

« Tu m'a pourtant retrouvé bien vite. C'est à se demander laquelle des deux manque le plus à l'autre. » Lui répondit-elle avec un sourire en coin. Elle secoua ensuite sa main d'un air dédaigneux. « Ce serait plus simple si les vaanis savaient se comporter correctement. »

Les deux femmes reprirent alors leur progression, la dame noire prenant bien soin cette fois ci de ne pas perdre de vue sa compagne. Car au delà de sa présence, se retrouver dans certains quartiers de la cité dorée sans aucun contact ni aucune explication à fournir pouvait s'avérer bien dangereux. Si elle ne connaissait rien de la culture et des mœurs locaux, elle savait cependant qu'il valait mieux ne pas approcher certaines hautes personnalités, surtout lorsque l'on était une étrangère exilée du Puy.

Azralith constata rapidement que les rues s'élargissaient et que la foule s'amenuisait grandement. Les bâtiments devenaient plus imposants, décorés bien souvent de parures et de végétation comme pour offrir une fenêtre sur la richesse de leur propriétaires. Des hommes armés enroulés dans des turbans patrouillaient dans ces quartiers bien mieux entretenus, n'accordant pas plus qu'un regard aux deux voyageuses.

Cette luxure dégoulinante qui entourait l'imposante drow la répugnait. Les grands de Thaar n'étaient rien de plus que les plus riches, un système si terriblement éloigné de la méritocratie du Puy qu'elle en avait la nausée. Il n'y avait aucun mérite à hériter d'une bourse et à régner sans talent, la plupart n'aurait même pas pu survivre à une simple enfance au sein du Puy. La dame noire savait depuis longtemps comment l'itrhi vaan fonctionnait, mais se retrouver ici, dans la représentation physique la plus flagrante de cette société décadente rendait la chose indigeste. La simple idée de participer à ce système en tentant de gagner son propre argent lui paraissait soudainement aberrante.

Elle posa soudainement ses mains sur les épaules de sa compagne.

« C'est donc cette luxure qui a réussi à t’apprivoiser, à rendre l'eldéenne venimeuse bien plus docile... » Lui susurra-t-elle à l'oreille. « Comment as-tu pu laisser une telle chose se produire ? » Elle s'éloigna alors légèrement, se plantant face à sa compagne. « J'aimerai voir les endroits qui ont réussi à te charmer et je te préviens, j'en attends beaucoup. »

Non sans amusement, Eiriztraena guida Azralith à travers une nouvelle avenue, toute aussi bondée que la précédente. Néanmoins, la première fit plus attention à ce que la seconde ne se perde pas trop vite, sans quoi sa prochaine victime sera le chien de garde ou le chameau d'un marchand. Seule la patience permettait à Eiriz' de supporter tous ces aspects bien maussades de Thaar. Si Azralith attendait des thaaris, ou même des vaanis en général, un semblant d'éducation, elle était malheureusement bien mal tombée. Ceci dit, ce n'est pas comme si la colosse se montrait des plus courtoises et des plus subtiles.

À mesure que les deux Drows s'approchaient des Soieries, les rues se faisaient plus larges, plus propres, plus sophistiquées, moins bondées et, surtout, elles étaient gardées. Les gens y étaient bien mieux vêtus, les bâtisses y étaient bien plus imposantes et espacées les unes des autres, chacun de ses habitants profitant de belles cours protégées par des murs. Plus le propriétaire était riche, plus l'architecture était élégante et riche, plus haute, et plus grande. Rien n'était assez pour prouver qui était le plus riche à son voisin. Et l'intérieur de chaque pièce suivait ce même combat. Tous ces gens s'offraient toujours les services d'artistes de grand talent, achetaient leur mobilier chez les meilleurs, et, bien entendu, ornaient leurs pièces de toute sorte de tentures, bibelots et décorations à des prix déments.

De quoi surprendre la majorité des eldéens, quoi que les Prima Sanguis n'étaient pas les derniers à tout faire pour se singulariser du commun des Ilythirii, sinon même les tenir pour inférieurs. Après tout, le Prime Quartier n'était pas si différent que les Soieries de Thaar : seule une élite y avait accès, bien qu'elle n'était pas désignée de la même manière d'un pays à l'autre. Le mérite chez les Drows, le sang chez les Péninsulaires, la richesse chez les vaanis.

« Qui te fait croire que je vis dans le luxe ? Ou même que je n'y vivais pas déjà avant d'arriver là ? Hm ? » rétorqua Eiriztraena, lui tapotant les côtes d'un petit coup de coude. « Ne t'inquiètes pas tant, on finit tous par se faire prendre au jeu de l'argent… et même aux jeux d'argents, d'ailleurs. Enfin… ça… c'est si on est doué. »

Les jeux d'argents, ou les jeux de dupes comme les spécialistes les appelaient. Si Azralith avait de l'argent à perdre, nul doute qu'Eiriz' l'aurait traîné jusqu'à un casino pour qu'elle s'y fasse plumer, même si cela aurait été dangereux pour ledit établissement. De même, la Garde Silencieuse ne voulait pas lui donner les adresses les plus précieuses, qu'ils s'agissent de ceux qui lui fournissaient ces armes ou ceux qui lui dégotaient deux-trois herbes ou plantes intéressantes. Pourtant, il était fort probable que ces types plaisent à Azralith.

« Je savais bien que, sous cette poitrine de géante que tu es, se cachait un cœur si tendre. » se moqua Eiriztraena d'un ton mielleux, qu'elle a volontairement surjoué. « Si madame veut découvrir les merveilles du luxe, qu'il en soit ainsi ! » renchérit-elle en exécutant une révérence digne du valet d'un artiste de spectacle. « Peut-être que cela te fera même oublier le Puy. »

Un espoir bien vain, puisqu'Eiriz' elle-même ne savait l'oublier. Pour peu qu'elle se permettait certains achats exorbitants et futiles, elle appréciait toujours retrouver Elda, et même les quartiers sinistres de la Doth'ka, c'était dire. Cet endroit qu'elle avait tant voulu fuir lui était bien plus précieux que cette ville démente. Ce n'est pas cela qui allait freiner la Drow à la blanche chevelure qui prit les devants dans les grands boulevards des Soieries. Elle ne savait pas trop où emmener Azralith. Elle ne semblait pas amatrice de vêtements de soirées, ni de bijoux, et encore moins de nourriture locale. Tout ce qui attrayait à la navigation et à la prostitution paraissaient d'autant plus incongrus pour une Eldéenne. Les possibilités fondaient comme neige au soleil.

« On peut commencer par la Grande Bibliothèque, si jamais tu es une savante refoulée. D'un autre côté, c'est bien l'une des seules choses qui méritent un quelconque détour, à plusieurs échelles. »

Les Soieries étaient le lieu d'une course sans fin à l'extravagance. La Grande Bibliothèque de Thaar était l'une des plus abouties de ce point de vue, donc celle qui, esthétiquement du moins, valait le plus la peine d'être vue. Non pas qu'Eiriztraena y passait le plus clair de son temps, pour ne pas dire qu'elle n'y mettait jamais les pieds, elle avait pris la peine de la visiter quelques fois. Si sa curiosité avait su être piquée au vif, peut-être qu'Azralith ressentira la même chose. Mais, honnête avec elle-même, Eiriz' n'y croyait pas vraiment.

Ce n'est pas cela qui l'empêcha d'y amener sa compagne. Sur leur chemin, de nombreux établissements, tout aussi luxueux les uns que les autres, se dressaient. La plus petite des échoppes de vêtements était déjà très grande. Les auberges, hôtels et tavernes étaient tous plus huppés les uns que les autres. Leur clientèle y était richement parée, possédants chevaux ou calèches tous autant parés que leurs propriétaires. Plus elles s'enfonçaient dans les Soieries, moins les drows n'accordaient de l'attention aux passants. Au bout de plusieurs grandes rues marbrées, Eiriztraena et Azralith arrivèrent devant un immense bâtiment, probablement parmi les plus grands de Thaar. Bâtie sur les meilleurs minérais, les meilleurs verres, et probablement par les meilleurs architectes vaanis en leur temps, la Bibliothèque de Thaar était, avec le Joyau, parmi les bâtiments les plus aboutis de la cité. Parée des plus beaux ornements et d'or, c'est comme si toutes les richesses de la région avaient été réquisitionnée pour construire cette bibliothèque.

« Je t'imagine maintenant dans l'une de ses nombreuses salles, à feuilleter un bouquin pour passer le temps. » pouffa Eiriztraena, qui tapota l'épaule d'Azralith avec sa tête. « Admets que ça te changerait de manger tout ce qui te passe sous la main. » Elle fit mine de mastiquer quelque chose avant de faire quelques pas sur le côté, croisant les bras et levant le menton pour faire mine de réfléchir. « Sinon, je connais un endroit comme ça, mais je ne sais pas si tu parviendras à supporter tant de violence… »

La Grande Bibliothèque de Thaar. Un édifice qui, il fallait le reconnaître, était particulièrement impressionnant. Sans doute l'une des meilleures représentations physiques de la luxure dégoulinante de la citée dorée, le symbole de ce que ce peuple était capable d'accomplir quand les richesses employées étaient suffisantes. L'architecture vaani était en générale chaotique et terriblement soporifique, mais cette structure fut la première qui attisa réellement l'intérêt de la dame noire.

Elle se trouvait à ses pieds, levant la tête et observant sa cime à l'éclat doré qui ridiculisait toutes les demeures alentours. Se pouvait-il qu'il y ait entre ces murs des connaissances que même le Puy ne possédait pas ? Elle en doutait fortement. Malgré les apparences, l'imposante drow était familière avec une multitude d'ouvrages, l'éducation Prima était stricte à ce sujet, sans compter spécifiquement celle des Zaurahel, devant enseigner à leur jeune les conflits historiques, la stratégie militaire et globalement tout ce qui pouvait toucher de près ou de loin à l'armée. Azralith était également friande d’œuvre théoriquement moins pédagogique, mais dont la fiction permettait de tirer leçons et enseignements, en plus de nourrir un imaginaire et une créativité débordante.

Son regard glissa le long des ornements dorés jusqu'à se poser sur sa compagne. Ssussun semblait prête à partir vers une autre destination, prenant sa pose de réflexion habituelle qui paraissait presque hautaine. Si le voyage au sein de Thaar s'avérait au final bien moins onirique que ce à quoi elle avait pu s'attendre, la dame noire se félicitait tout de même d'avoir pour guide cette petite boule d'énergie malicieuse. Elle pouvait voir la ville à travers ses yeux à elle, et Azralith suspectait qu'il n'y avait au final bien peu d'endroits qui intéressaient réellement sa compagne.

Elle l'imaginait apprécier bien plus un foyer modeste et confortable que n'importe quel édifice grandiloquent. Cette réflexion en apporta une autre, car elle se rendit compte qu'elle n'avait jamais demandé à Ssussun si elle possédait la moindre demeure dans cette ville. Une question qu'elle prit soin de noter dans un coin de son esprit pour plus tard, car elle avait un désir bien plus pressant à assouvir en premier lieu.

« Il nous est interdit de pénétrer à l'intérieur ? » Demanda-t-elle avec un signe de tête vers la Bibliothèque. Oh, de l'argent ? Si ce n'était que ça. Alors que sa compagne prévoyait déjà la chose en enchaînant les négations, un large sourire se dessina sur le visage de la géante. « Oh Ssussun... Si je me laissais arrêter pour si peu... »

D'un geste brusque, Azralith passa son bras autour de la taille de sa compagne, la soulevant dans le même élan et la posant sur ses épaules tel un sac de victuailles. Et avant que cette dernière ne réalise la situation et ne cherche réellement à s'échapper, la dame noire asséna un violent coup de pied dans la double porte qui leur faisait face, représentant l'une des entrées de la bibliothèque.

Un bureau se trouvait à une dizaine de mètres de l'entrée, une vieille vaani aux traits sévères y été assise et ne sembla guère apprécier l'intrusion soudaine de l'imposante drow.

« Je souhaiterai visiter les locaux avec ma collègue ! » Annonça-t-elle bruyamment avant de tapoter les cuisses de Ssussun. « Elle est timide, elle osait pas demander. »

« Il faut de l'argent pour rentrer, et aussi pour consulter des livres et plus encore pour les acquérir. Ce n'est pas un lieu fait pour la populace. »

Populace qui, pour la majeure partie d'entre eux, ne savaient même pas lire ou écrire. Alors, elle se fichait bien de cette bibliothèque qui leur paraissait, au mieux bien superflue, au pire un énième artifice des plus riches pour leur montrer qu'ils avaient de l'argent. Et comme pour s'assurer qu'ils se s'osent pas à la visiter, ne serait-ce que par curiosité, ces derniers exigeaient évidemment de l'argent pour y accéder, afin de dissuader le tout venant. Empêcher la populace d'accéder au savoir était le plus efficace des moyens pour conserver le pouvoir. Un agent secret tel qu'Eiriztraena était fort bien placé pour le savoir.

Alors qu'elle s'apprêtait néanmoins à tourner les talons, elle fut attrapée par Azralith qui parvint à la soulever jusqu'à ses épaules, tel un otage ligoté que l'on enfermait dans une cave. Elle ne luttait pas jusqu'à ce qu'elle comprenne ce que la colosse avait prévu… mais il était déjà trop tard. Eiriz' avait beau lui ordonner de ne pas aller plus loin, elle n'en fit rien. Elle commença également à se débattre, voulant d'abord éviter de la blesser. Alors qu'Azralith s'entêtait beaucoup trop, sa captive finit par se libérer de la prise, d'un coup de genou sur son épaule qui lui permit de dégager et retomber sur ses jambes tel un chat. Rapidement néanmoins, plusieurs gardes raffutèrent à l'entrée, en plus de ceux qui étaient déjà là. Plusieurs guerriers armés de cimeterres ou de lances, protégés de la tête au pied par des cottes de mailles ou d'écailles, et voilé par une cheiche surmontée d'un casque encerclaient les deux Drows.

« T'es fière de toi maintenant ? » la sermonna Eiriztraena, on ne peut plus sérieuse, même énervée. « Si c'est les prisons de Thaar que tu voulais visiter, ce n'était pas la peine de commettre un délit. » fit-elle dédaigneusement, la mâchoire contractée alors qu'elle observait l'attitude des gardes. « Boucle-là et laisse-moi gérer ça. »

Il fallait bien qu'elle regrette cette décision un jour ou l'autre. Depuis son arrivée en Itri'Vaan, Azralith ne faisait que s'attirer des ennuis, elle qui se comportait comme une véritable sauvage dans un pays qui, pourtant, n'est pas peuplé des plus maniérés. Le comble pour quelqu'un qui semblait réprouver les personnes peu civilisées, et plus encore pour une Zaurahel. Néanmoins, la plupart du temps, elle n'impliquait pas Eiriz' dans ses bêtises, ou du moins celle-ci parvenait à s'éclipser pour ne pas l'être. Jusqu'à ce moment, au plus mauvais des endroits, et devant ceux dont elle essayait constamment de ne pas se faire connaître. Sans attendre que le Guet ne s'empare d'elles, Eiriz' s'approcha de la secrétaire vaanie, et déposa sur son bureau quelques bourses de pièces, pour évidemment couvrir les réparations et le dédommagement, sans omettre d'en donner aux gardes. Les Drows purent alors quitter la Bibliothèque de Thaar sans plus de grabuge. C'est une fois dehors qu'Eiriztraena ne se retint plus, et asséna un violent coup de pied au derrière d'Azralith.

« Je ne t'avais pas déjà dit que j'avais mes affaires, ici ?! Que je ne voulais pas d'ennuis, et encore moins me faire remarquer ?! Il fallait vraiment que tu crées tu grabuge dans l'établissement le mieux gardé de Thaar ? » fustigea l'agent de la Doth'ka, qui répéta le même coup de pied, après avoir vérifié qu'aucun autre garde ne faisait sa ronde. « Ce ne sont pas les bandits et les voyous qui manquent dans le coin, si tu es tant intéressée par en devenir une. »

Eiriz' grogna et soupira avant de tourner les talons. Elle n'avait plus rien à faire ici, et il valait mieux déguerpir avant que les pots-de-vin ne soient plus d'aucune utilité.

Il fallait croire que les vaanis ne plaisantaient guère avec la sécurité au sein de ce bâtiment. L'intrusion certes brutale des deux drows se vit en effet soudainement réprimandée par les armes, et Azralith observa avec un regard circonspect sa collègue lâcher son or comme si sa vie en dépendait. Ses paroles sèches et ses coups puissants, bien qu'assénés de sorte à ne pas la blesser, lui firent comprendre que l'énervement était cette fois ci bien réel.

Et alors que fulminant toujours, Ssussun se mit à s'éloigner, la dame noire demeura immobile, posant son regard sur l'imposant bâtiment. Si elle demeurait curieuse, elle n'avait aucune réelle considération ni aucun respect pour cette culture et cette civilisation décadente si éloignée de la lumière des dieux. Le jour où l'ombre du Puy s'agrandirait jusqu'à Thaar, les connaissances enfermées dans ces murs appartiendraient à nouveau aux eldéens, et tous ceux qui se seraient battus pour l'en empêcher connaîtraient les pires tourments avant de rejoindre les P'leiks.

C'était pour cela qu'elle avait du mal à pleinement saisir la réaction de sa compagne. Elle ne savait pas tout d'elle ni de sa relation avec ce lieu et avec ces gens, mais elle semblait y être solidement attachée, chose particulièrement étrange pour une eldéenne. Mais en quoi cela la concernait-elle au final ? Car après tout, la seule réelle raison de son énervement était dû à son inclusion dans l'affaire, d'ordinaire elle feignait l'agacement camouflant à peine sa malice.

Regardant une dernière fois de haut en bas la Bibliothèque, Azralith eut une pensée envers une certaine phrase, « l'établissement le mieux gardé de Thaar ». Ah ! Qu'on lui donne une dizaine de drows du Premier Ost et elle pourrait la prendre cette catin.

Quittant alors les lieux et se dirigeant dans la direction approximative vers laquelle avait disparue Ssussun, il ne lui fallut étonnement que peu de temps avant de la retrouver. La dame noire accéléra légèrement le pas pour la rattraper avant de poser une main sur ses épaules.

« Alors, c'est quoi la prochaine étape ? » déclara-t-elle soudainement. Mais aucune réponse ne lui vint, la drow continua sa marche en silence, le visage tourné vers une destination inconnu. Azralith lui lâcha alors l'épaule et échoua à retenir un soupir.

Cela ne lui plaisait guère.

Mais pourquoi ? Pourquoi souhaitait-elle tant ne pas voir leur relation se dégrader ? Il y avait une part de gratitude, certes, un sentiment bien qu'étrange qui prenait pourtant tout son sens lorsqu'elle réfléchissait un tant soit peu aux alternatives qu'elle aurait pu rencontrer à sa sortie du désert. Mais il n'y avait pas que ça. Ce n'était pas suffisant, pas assez fort, pas assez envahissant pour provoquer un quelconque désagrément.

Se pouvait-il qu'elle se soit attachée sans réellement y faire attention à ce sourire malicieux ? Car Ssussun n'était pas qu'une guide ou une compagne de voyage agréable, elle était la seule eldéenne qu'il lui était encore possible de côtoyer sans risquer de subir à nouveau tortures ou humiliations. Et dans ce monde rempli d'humains et de drows apprivoisés, dans ces villes au fonctionnement étrange et exotique, le Puy lui manquait terriblement, ce foyer si cher à ses yeux qu'elle n'avait malheureusement pas quitté par envie.

Il lui restait une chance de pouvoir l'arpenter à nouveau un jour si elle parvenait à se racheter aux yeux de son peuple, à prouver son innocence aux dieux. Mais en attendant, chaque eldéen était un ennemi potentiel, un regard qui verrait en elle une hérétique méritant châtiment, tous sauf Ssussun. Elle connaissait sa réelle identité, elle pouvait avoir toutes les raisons du monde pour la balancer, la revendre ou faire tout ce que l'on pouvait bien imaginer à ce que l'on considérait être une hérétique.

Mais elle n'en faisait rien.

Alors, Azralith s'était accrochée à elle, trouvant un soulagement tout particulier à affronter son exil aux côtés d'une représentante de son peuple. Elle avait fermé les yeux sur sa situation pour la rendre plus tolérable, vivant à ses côtés avec envie, avec passion, sans jamais chercher à se refréner. Et voilà désormais que pour la première fois depuis leur rencontre, même en comptant l'incident dans la ruelle de Methylène, elle avait l'impression d'avoir endommagé quelque chose.

Et cela ne lui plaisait guère.

« Tu sais, si t'avais pas été là, je sais pas dans quel état je serais actuellement. Je ne sais même pas si je serai toujours en vie. » déclara-t-elle soudainement, brisant le silence. « Je te dois pas mal de gratitude pour ça, même si j'en ai jamais réellement fait mention. » Qu'il était étrange de parler ainsi à Ssussun. Leur lien s'était construit presque exclusivement sur le jeu, parler sérieusement n'avait jamais vraiment fait parti de leur relation. Mais Azralith en ressentait comme une obligation en cet instant, presque comme s'il s'agissait d'une forme de pardon.

« Mais si je dois être honnête, c'est pas vraiment la raison pour laquelle je suis restée à tes côtés jusqu'ici. » ajouta-t-elle avant de soudainement passer sa main dans la chevelure ivoire de sa compagne. « J'apprécie beaucoup ce sourire malicieux, j'aimerais éviter de le voir se cacher trop longtemps. » Elle retira alors sa main et porta son regard sur les grandes rues qui les entouraient.

« Je ne t'embarquerai plus dans mes affaires. Je ne chercherai pas non plus à en savoir plus sur le lien qui te lie à cette cité. » Cet exil bien que non mérité, n'en restait pas moins une épreuve parmi tant d'autres. Elle ne pouvait se permettre d'insulter le Créateur en allégeant son effort dès que l'occasion se présentait. « Ceci étant dit... Je maintiens mon désir originel. J'aimerais beaucoup voir l'endroit que tu apprécies le plus dans cette ville... » Un léger sourire étira ses lèvres. « Ta demeure. »

Eiriztraena s'éloignait de la Grande Bibliothèque sans vraiment réfléchir à un point de chute. Elle souhaitait simplement esquiver les éventuelles relèves du Guet, sinon même tous les potentiels témoins de cet épisode fâcheux. Plus vite elle se faisait oublier, plus vite elle sera sereine. C'est bien pour cela qu'elle ne s'était pas plus préoccupée du sort d'Azralith que du sien. Elle ne savait même pas qu'elle l'avait distancée avant que celle-ci ne la rattrape. La guide d'une journée ne daigna même pas lui répondre, d'autant plus qu'elle ne pensait même pas qu'elle la suivrait après s'être fâchée contre elle.

Glaciale, Eiriztraena n'accordait plus d'attention à sa compagne. Cette dernière la tâlonnait silencieusement sans piper mot pendant quelques instants. Elle savait sa guide en colère, suffisamment pour ne pas prendre le risque de la troubler un peu plus. Les Eldéens n'étaient pas fameux pour être les plus calmes, même s'il était plutôt rare qu'Eiriz' ne s'emporte autant, elle qui, d'ordinaire, était toujours patiente et flegmatique. Si cela faisait également partie de la formation d'un agent secret, Eiriz' l'était déjà avant même d'intégrer les rangs de la Doth'ka. Or, chaque agent était attaché à protéger ce secret, et mettait tout en œuvre pour ce faire. Un agent démasqué n'était plus très utile. Et seul Tesso savait ce qu'il advenait de ces agents.

Alors que les deux Drows s'éloignaient de plus en plus des Soieries, Azralith finit par rompre le silence. Eiriztraena ne lui accorda même pas ce luxe de se retourner pour la regarder dans les yeux, continuant sa marche comme si de rien était. Elle s'interrompit néanmoins lorsque la colosse termina sa déclaration. Fronçant un sourcil et arquant l'autre, elle ne put s'empêcher de songer à ce terme et à ce qu'il pouvait signifier pour quelqu'un comme elle qui, en plus de vivre dans l'ombre, le faisait loin de son pays. Le seul endroit qu'elle pourrait considérer comme sa “demeure” n'est autre que le manoir des Deäl'Honn, et elle n'y mettait pourtant pas souvent les pieds, même lorsqu'elle revenait au Puy.

« Tu risques d'être déçue… je n'ai pas de “demeure” à Thaar. » répondit sèchement Eiriz', sans se retourner. Non pas une faute de moyens, mais… « Je ne suis pas si sédentaire. » Et encore moins imprudente, elle qui ne dormait jamais deux fois d'affilée au même endroit pour s'assurer de ne jamais être pistée. Un agent devait toujours bannir toute chose qui pourrait, un jour, être relié à lui. « Ni une patriote vaanie qui tient tant à protéger ses joyaux, si c'est ce que tu crains. »

Eiriztraena n'était liée à Thaar que par le travail, la tâche confiée à la Doth'ka, celle d'affaiblir l'Itri'Vaan au profit du Puy. C'est bien pour cela qu'il fallait éviter de donner au Guet la quelconque opportunité d'en coffrer un, ou même de les apercevoir de près. C'est ce qui poussait la Deäl'Honn à vivre comme une vagabonde : sans attache, il était plus difficile de vous pister. Quelques points de chute discrets lui avaient toujours suffit, mais elle comptait les garder secrets. Décidément, ces deux Drows ne s'étaient pas très bien trouvées, l'une étant pleine de secrets, et l'autre n'étant pas tant à même de garder les siens.

« Mais veille à ce que tes “affaires” ne t'attirent pas trop d'ennuis. Rien ici ne se règle sous le regard des Dieux. » l'avertit Eiriz', baissant la tête d'un air dépité. L'Itri'Vaan était abandonné à la damnation. « Seul l'argent règne en maître, et quand on en a pas, les choses se compliquent. » Azralith aurait pu en faire l'expérience sa compagne n'était pas intervenue. « Ce n'est pas simplement pour t'emmerder que j'ai essayé de t'empêcher de faire ce que tu as fait. »

D'aucun aurait fait preuve de pédagogie ou de psychologie, pour peu que ça aurait changé quelque chose, tant auprès des gardes qu'auprès d'un Eldéen. Ce n'était pas dans les prérogatives de la Doth'ka, et Eiriztraena ne l'était pas devenue après sa formation.

« Enfin bref… » soupira-t-elle en détournant le regard d'un air las. Elle tourna les talons pour reprendre sa marche. « Tu devras réfléchir à autre chose que ma demeure quoi qu'il en soit. Désolée si tu pensais pouvoir te la couler douce dans une riche maison. »

Quelle était donc cette vie ? Quelle était donc cet objectif, cette mission ? Quelle pouvait être la raison pour laquelle une eldéenne se retrouvait à vivre en cette ville, au milieu de ce royaume et de cette nation pervertie, sans foyer, à arpenter ses ruelles et à ne jamais dormir au même endroit ? Au vu de sa manière de se comporter à Methylène, il devenait évident que Ssussun cherchait à se cacher ou à fuir quelqu'un ou quelque chose. Sa réaction dans la Grande Bibliothèque n'en devenait que plus logique.

Elle pouvait tout aussi bien lui mentir, cherchant à éviter qu'Azralith ne connaisse l'emplacement de sa demeure, après tout, pour une personne qui refusait toujours de révéler son nom, cela ne paraissait pas si improbable.

Elles étaient si différentes l'une de l'autre. Ssussun faisait toujours profil bas, se faufilant, se cachant, cherchant à se faire remarquer le moins possible en toutes circonstances. La dame noire, elle qui était pourtant sans aucun doute recherchée par le Puy, conservait une franchise fière et assurée, refusant de mentir, de cacher son identité et son origine, ne montrant aucun signe de respect pour la culture locale quitte à rencontrer une opposition.  

A bien y réfléchir, était-il possible que sa compagne soit elle aussi une exilée du Puy cherchant à fuir son courroux ? Cela aurait pu expliquer bien plus facilement pourquoi elle avait décidé de lui venir en aide.

Alors que Ssussun reprenait sa progression, toujours sans un regard, Azralith s'arrêta un instant dans son dos. Une grimace s'afficha sur son visage alors qu'elle passa une main dans sa chevelure de jais. Qu'était-elle en train de faire exactement ? Réduite à essayer de renouer maladroitement avec une drow qui refusait même de lui donner ne serait ce que son nom, simplement parce qu'elle n'appréciait pas le changement de comportement de cette dernière.

Les tortures et l'exil avaient esquinté sa fierté et son sens moral. Elle était une Zaurahel, dans ses veines coulait le sang provenant des plus grands stratèges et des plus puissants guerriers que le Puy ait jamais connu. Elle insultait ce sang en faisant preuve de faiblesse, en se complaisant dans l'ignorance et l'ivresse, en refusant d'affronter l'adversité.

Elle ne pouvait continuer à se cacher derrière sa compagne comme si de rien n'était. Elle avait reçu une aide providentielle sur le chemin certes, mais elle demeurait une guerrière d'elda. Elle devait tracer sa propre voie, elle devait s'emparer de son destin de ses propres mains.

Alors, détournant le regard, la dame noire s'engagea dans une des ruelles adjacentes, forçant le pas vers une direction qui lui été inconnue. Aucun adieu n'était nécessaire, si les dieux le voulaient, leur chemins se croiseraient à nouveau. Pour l'heure, il était grand temps qu'elle affronte cette ville d'elle même, qu'elle goûte à ses joyaux comme à ses supplices.

Il lui fallait une arme, une réputation et un ennemi à occire. Il lui suffisait de broyer le crâne de tous ceux qui l'en empêcherait, de nager à travers la vermine putride pour se hisser vers les hauteurs. Alors seulement, aurait-elle l'occasion d'entamer son absolution, de prouver au Créateur que même dans l'injustice, sa braise continuait de briller d'un tel éclat que même celui de Thaar en paraissait terne.