Aussi imprévisible que la mer | Solange & Aurel

Voyage vers la rencontre des Rois
Printemps, Favrius 20:XI

Aurel descend du pont où il vient de s'entretenir avec le Capitaine. Le ciel s'est assombri et le vent commence à se lever. Tous les signes de cette mer capricieuse qui, jusque-là calme, s'agitera bientôt. Il ne veut alarmer personne mais il doit néanmoins s'assurer que l'on se tienne prêt. Il croise un officier et lui passe quelques consignes avant de se diriger tout droit vers le secteur des cabines. Tandis qu'il se tient derrière la porte qui sera sa destination finale, il ne peut s'empêcher de penser que son sens des priorités a bien changé ces derniers temps... Et c'est un sentiment assez étrange...

Alors qu'il reste planté derrière ce pan de bois, tout à ses réflexions, il entend des jappements suivis de couinements. Sortant alors de ses pensées, il frappe quelques coups et on ne tarde pas à lui ouvrir. A peine Coline a-t-elle ouvert que Noiraud se précipite vers lui. Aurel l'avait laissé en compagnie de sa compagne afin de la rassurer. Les voyages en bateau ne sont pas sa tasse de thé... Le militaire s'accroupit pour le saluer de quelques caresses et grattouilles derrière les oreilles. Même s'il n'a jamais demandé à avoir de chien, il s'y ait bien habitué tout compte fait. C'est un compagnon fidèle et sincère, des qualités chères au Conseiller.
Finalement, il se relève et toise les visages qui se présentent à lui. Il s'arrête bien évidemment sur celui de Solange à qui il adresse un signe de tête.

-Je venais simplement m'assurer que tout allait bien ici.

Conviée à Diantra par le Duc de Serramire afin de faire partie de sa délégation, Solange avait dpu se résignée à suivre son suzerain dans ce qui semblait s'annoncer comme le début d'une grande - et longue ! - aventure. Ce contretemps, loin de l'enthousiasmer, suscitait autant d'angoisse que de tension chez cette femme fragilisée par la vie ; néanmoins, elle avait bien dû se résigner, car elle avait conscience qu'elle n'avait guère le loisir de refuser un tel honneur.

Et ce fut ainsi, après avoir envoyé une missive à Odélian, à l'intention de son père, pour lui expliquer la situation, qu'elle se retrouva bientôt sur un bateau affrété par le Roy, en compagnie de la quasi-totalité de la haute noblesse péninsulaire.

***

Une ennéade plus tard, Solange d'Escault trouvait le temps long. Les marins et leur parler l'emplissait d'une terreur secrète ; et bien que toute son escorte s'employait à calmer son humeur maussade, elle n'arrivait pas à contenir un pessimisme qui ne lui ressemblait guère. Elle s'ingéniait bien à sourire pour faire plaisir à Aurel et à Coline - mais elle soupçonnait qu'aucun d'eux n'était dupe. ce jour-là était définitivement au diapason de ses sentiments mélancoliques, et seul l'animal de son fiancé, dans la cabine, arrivait à lui arracher un sourire. Ses dames de compagnie commençaient à se trouver malades sous la houle qui forcissait de minutes en minutes, et s'empressèrent, d'ailleurs, de sortir pour se poster sur le pont, tandis que le seigneur de Lantenes entrait à son tour.

La régente d'Odélian se redressa à son arrivée, lui offrit un sourire pâle et timide, tandis qu'il lui adressait un signe de tête.

- "Tout va bien, mais je serai très heureuse d'en finir enfin pour rentrer à la maison, cher ami. Avez-vous été interroger un marin ? Va t-il y avoir une tempête ? En tout cas, l'estomac de ces dames n'apprécie guère le roulis des eaux. Je... je me demande ce qui va se passer, en cas de tempête..."

Elle garda le silence un instant, se rapprocha de lui, penchant sa tête pour mieux l'observer, tandis que le chiot faisait la fête à son maitre en essayant de lui grimper joyeusement dessus.

- "Allez-vous bien...? Je suis désolée de vous avoir entrainé dans cet aventure, Aurel. Je sais qu'il est difficile de se trouver loin des vôtres."

Aurel observe d'un œil curieux les demoiselles qui quittent la pièce. Leur teint livide ne trompe pas et il se doute qu'elles vont prendre un peu d'air mais il n'en demeure pas moins étrange et presque amusant de les voir ainsi déserter les lieux à son arrivée. Il se tourne alors vers sa promise qui le questionne sur la houle qui fait doucement tanguer le bateau.

-J'ai vu le Capitaine, oui. La mer sera agitée mais cela n'ira pas jusqu'à la tempête, rassurez-vous.

Tandis que la jeune femme se rapproche de lui, le latenois froncé brièvement les sourcils et, d'instinct, il ferme la porte de la cabine derrière lui. Les voilà désormais seuls tous les deux et, pour la première fois, à l'abri tant des regards que des oreilles indiscrètes. Elle s'excuse de le voir mené si loin de chez lui et Aurel fronce les sourcils d'incompréhension l'espace d'un instant. Puis il soupire, non pas de lassitude ou d'agacement mais plutôt avec une certaine tendresse. Son inquiétude est inutile, cependant elle témoigne de l'attention qu'elle lui porte alors il ne saurait le lui reprocher.

-Il n'y a rien à excuser. J'ai passé douze ans loin d'Olyssea lorsque je me suis engagé dans l'armée de Sainte Berthilde. Et en acceptant de vous épouser, j'avais parfaitement conscience que je quittais à nouveau ma terre. Et ce de manière bien plus définitive. Cela ne me rend pas triste.

Il est franc et direct mais aussi parfaitement sincère et calme. Il lui prononce ces mots comme si cela lui était égal ou qu'il avait fait son deuil depuis longtemps.

-Qu'est-ce qui vous a fait penser le contraire ? Demande-t-il, curieux de sa réponse. Car si elle pose la question, c'est qu'il a fait ou dit quelque chose qui le lui a laissé entendre.

Son fiancé fronça brièvement les sourcils. Il émit un soupir qui faillit la faire reculer d'un pas ; puis sa physionomie changea, se mua en quelque chose de plus doux, de plus paisible.

Solange s'en trouva rassurée, ce que les propos de son interlocuteur ne fit que confirmer. Sans vraiment s'apercevoir qu'ils étaient seuls - ce qui était d'une extrême rareté - elle s'agenouilla sans façon auprès du chiot qui avait commencé à grandir, et lui gratta la tête, avec affection. Elle se sentait paisible et en sécurité, loin des tracas du monde. Aussi se permit-elle même de ne pas répondre tout de suite, prenant le temps de la réflexion avant de reprendre la parole.

- "Je sais que vous avez eu l'occasion d'obtenir une grande charge, et que vous l'avez refusé. Je sais que vous êtes un grand chevalier, avec de grandes compétences, qui aurait pu s'illustrer à la Cour, et même auprès du Roy, mais vous ne l'avez pas fait. Vous restiez proches de vos serviteurs et de votre population, de qui vous vous souciiez comme d'un père, avec ses enfants."

Elle se redressa lentement dans un bruit d'étoffe, gardant une main tendre sur le chien qui leur bavait joyeusement dessus, en remuant fièrement sa queue.

- "Voilà pourquoi je sais que vous êtes un homme qui préfère son foyer aux honneurs. Votre attitude envers moi également peut me servir d'exemple... Vous ne cherchez pas à prendre ma place, bien que je sois moi-même peu apte à faire mon devoir. Cependant, je suis soulagée que cela ne vous rende pas triste, car jamais je ne voudrais votre malheur."

Non, Solange d'Escault n'était pas comme cela. Elle-même n'avait jamais vraiment voulu le décès de feu son époux, ni même des malandrins qu'elle avait croisé ; elle n'était pas de ces personnalités inclines à la violence, ni vraiment à la rancune. Plus maintenant, dans tous les cas, car son voyage et les épreuves traversées avaient bouleversé sa manière de voir les choses.

- "Lorsque nous rentrerons... nous pourrons commencer les préparatifs du mariage. Mais je dois avouer avoir des scrupules à vous condamner à une vie sans sentiments amoureux. Je sais que cela importe pour vous, et que vous êtes trop honorable pour avoir des maitresses."

Aurel écoute Solange et elle évoque tant de choses à la fois qu’il ne sait pas par où commencer pour lui répondre. Il n’a pas refusé le titre auquel il pouvait prétendre. Il porte effectivement une grande attention à ses gens mais ce n’est pas pour cela qu’il est resté chez lui pendant près de dix ans. Quant à l’amour dans le mariage… Il craint qu’il n’y ait méprise.

-Solange… Vous vous trompez sur moi. Commence-t-il.

Autant remettre certaines choses en perspective. Il ne lui a jamais menti mais il ne lui a pas tout dit. Et si le moment n’est pas parfaitement choisi pour lui raconter son histoire alors qu’ils parlent de leur avenir ensemble, il ne souhaite pas pour autant lui cacher quoi que ce soit. A défaut de partir dans un grand récit, il peut au moins lui apporter quelques éléments afin de la remettre dans le droit chemin.

-Je devais être proposé pour être Baron d’Olyssea. Une charge que je n’ai pas demandée mais que j’aurais assumé si je n’avais pas été évincé avant même qu’elle ne soit soumise à la Régence du Royaume. Je me suis isolé sur mes terres, non pas pour rester proches des miens, mais pour fuir le monde qui m’entourait et que je ne tolérais plus pour un trop grand nombre de raisons. Son hypocrisie, sa lâcheté, son manque d’honneur… Tout ce qui a fait naître en moi un sentiment de trahison à l’encontre de celui dont j’avais servi la famille durant tant d’années.

Trahison… Oui, c’est bien le mot. A son sens, la loyauté d’un sujet se récompense par l’honnêteté. Personne n’a forcé la main de Louis à l’époque et il s’est joué de l’un de ses plus fidèles soldats comme s’il n’était rien de plus qu’un vulgaire jouet. Cela ne peut naturellement pas inspirer de bons sentiments et Olyssea s’est également senti bafouée dans l’affaire. On lui avait promis un olysséen à leur tête… Ils avaient un sudiste.

-En ce qui nous concerne, j’avais cru comprendre que vous nourrissiez des sentiments à mon égard et c’est une des principales raisons qui m’ont fait accepter votre demande. Emettriez-vous des réserves, désormais ? Demande-t-il, calme et soucieux à la fois.

Il est vrai qu’elle se montre assez peu démonstrative à ce sujet. Il note des regards, de petites attentions, des gestes fugaces… Autant de témoignages de son intérêt qui, peu nombreux et brefs, le font néanmoins douter de la réelle affection que Solange est censée lui porter. Sa mère peut s’être trompée mais il en avait pourtant discuté avec sa promise avant d’accéder à sa proposition mais il craint s’être fourvoyé ou que les choses aient changé du côté de la Dame. Lui-même ne se montre pas des plus affectueux avec elle mais il a eu besoin de temps pour se faire à l’idée de leur mariage. Il fait des efforts mais peut-être ne sont-ils pas assez flagrants… Toujours est-il qu’il veut comprendre ce que Solange éprouve afin de pouvoir lui apporter la réponse la plus juste possible.

La jeune femme baissa brièvement les yeux.

Elle regrettait de s'être fourvoyé à ce point, de lui avoir démontré son ignorance, la méconnaissance qu'elle avait de lui, et elle rougit vivement, en se mordant la lèvre. Son pauvre fiancé s'était trouvé lésé par le Régent, bafoué dans ses droits ; et s'il s'était réfugié sur ses terres, c'était parce qu'il n'était pas un rebelle. Qu'il était un homme droit et bon.

Solange soupira à nouveau, se détourna, pour faire quelques pas dans la cabine exiguë.

- "Je suis désolée que vous vous soyez trouvé spolié, Aurel. Je ne connais pas encore le Roy Bohémond, mais il a été ressuscité par Néera elle-même. Alors, je suis certaine qu'il réparera le tort que l'on vous a fait. Nous pourrions lui demander audience, et lui demander compensation pour Olyssea. Vous êtes un homme méritant, un héros de guerre... Alors il vous écoutera, au moins. J'en suis certaine."

La jeune noble doutait fort que son promis se rende à ses arguments, et accepte sa proposition, car elle le savait fier et un peu borné, parfois ; cependant, elle était son alliée. N'étais-ce pas cela, le mariage ? Les unions étaient faites pour se montrer plus fort, pour allier deux familles, deux pouvoirs, pour forger quelque chose de plus puissant ensemble : ainsi une épouse devait-elle soutenir son époux, ou en tout cas son futur, tout comme ce dernier devait prendre soin de la dame qui dépendait de lui.

Elle savait surtout qu'elle ne pouvait rien y faire. Aurel prendrait sa décision seul, et elle se concentra sur le dernier point qu'il avait abordé.
C'était le plus compliqué à ses yeux, et elle sembla, durant quelques secondes, se concentrer sur les murs de bois vermoulu, recouverts de deux tentures de velours passées et défraichies.

- "Mon cher, vous savez que j'éprouve de l'inclinaison pour vous, et que je n'émets aucune réserve. Je ne vous pose pas la question à propos de mes propres sentiments, mais des vôtres. Je sais bien ce que vous vouliez... Une épouse qui avive la flamme de votre cœur. Même si je suis heureuse d'être en votre compagnie, êtes-vous sûr de vouloir faire ce sacrifice ? Car c'en un est pour vous..."

Une boule se forma dans sa gorge. Etait-elle folle ? Pourquoi lui laisser une porte de sortie, alors qu'elle ne le désirait pas ? Pourquoi tenter de lui faire dire qu'il l'aimait peut-être, alors que ce n'était pas vrai, que cela ne se produirait jamais ? Que cela n'était même souhaitable ?

- "Ne croyez pas que je veux annuler le mariage. Ce n'est pas mon intention, ni mon désir. Mais je veux être sûre que vous le désirez également. Je... Je veux votre bonheur avant tout."

Solange semble désormais comprendre un peu mieux la situation que son fiancé a traversé. Même si elle est encore loin de tout savoir, elle peut au moins imaginer son ressentiment à l'égard de Louis et des nobles qui se trouvaient à ses côtés. Il lisait la moquerie dans leurs regards... mais il ne pouvait malheureusement rien faire pour changer cela. Il a patiemment attendu que tout se déroule pour découvrir le couard vénal que le Marquis était en réalité. Il a perdu un vassal loyal ce jour-là... Et un peu du respect des olyséen.

La Dame se détourne de lui alors qu'elle se confie à lui sur ses sentiments et sur ceux de son futur époux. Même s'il ne peut voir son visage, il sait qu'elle cherche à cacher ce qu'elle ressent en cet instant. Il faudra qu'elle apprenne à lui parler plus ouvertement et à se laisser aller avec lui... Le lantenois exprime souvent ses émotions négatives par la colère et, même s'il tentera de la préserver, il arrivera qu'elle se trouve dans la pièce dans un moment d'excès... Alors elle peut bien se permettre de verser une larme devant lui. Elle n'a pas à se montrer forte lorsqu'il n'y a qu'eux.

Tandis que le silence s'installe, Aurel avance d'un pas et seul le froissement de ses vêtements le trahit. Puis sa voix grave fait vibrer l'air dans le dos de la jeune femme.

-Pourquoi semblez-vous si convaincue que je n'aurais jamais le moindre sentiments pour vous ?

Aurel remarque seulement que Solange a les cheveux presque entièrement détachés. Ce n'est pas souvent qu'elle se coiffe ainsi et il doit bien admettre qu'il la préfère lorsqu'elle se défait un peu du carcan imposé par son éducation et sa position.

-Si je vous ai demandé si vous aviez des réserves, c'est parce que je m'attendais à constater davantage vos sentiments après nos fiançailles que vous ne le faites. J'ai fini par croire qu'ils s'étaient tus à cause de la distance que nous impose notre situation commune et ma froideur militaire.

Lentement, les mains du lantenois se lèvent pour se poser délicatement un peu au-dessus des coudes de sa fiancée. Tandis qu'il poursuit, ses pouces se mettent d'eux-mêmes à caresser le tissu avec la légèreté d'une brise...

-Vous le savez, je n'ai fréquenté que bien peu de femmes durant toute mon existence. Il y en a eu deux, pour être exact... Et, il est vrai, je n'ai jamais été amoureux. A présent, j'ignore si je pourrais tout simplement l'être un jour alors cela n'est pas entré en ligne de compte dans ma décision. Néanmoins, toutes les femmes avec lesquelles j'ai choisi de me laisser aller m'ont apporté quelque chose. L'une a éclairé mon chemin tandis que je sombrais dans la tristesse. La seconde a ouvert mon esprit que j'ignorais aussi curieux. Vous... Ses mains glissent lentement le long des bras de Solange dans un geste doux. Vous m'apaisez. Souffle-t-il. En votre présence, je me sens plus paisible que jamais. Vous avez chassé d'un revers tout le ressentiment que j'éprouvais pour le monde entier et vous avez pensé des blessures avec lesquelles je pensais finir mes jours.

Finalement, les doigts d'Aurel frôlent le dos des mains de sa promise et continuent à descendre jusqu'à se mêler aux siens. Il prend garde à ne pas approcher son corps de celui de la belle : seules leurs mains et une partie de leurs bras sont en contact. Finalement, son front vient se poser sur l'arrière de la chevelure de la régente.

-Je ne renonce à rien, Solange... Je trouve moi aussi mon compte dans cette union. Vous ne devez pas craindre de m'aimer et de me montrer vos sentiments. Parce que le pire que vous puissiez obtenir de moi en retour... C'est la tendresse que cela m'inspirera.

Solange d'Escault ne pouvait nier qu'elle se montrait froide à l'encontre de son fiancé.

Bien avant son incident, dans son adolescence, elle avait appris soigneusement les limites auquel les femmes devaient se confronter en matière d'hommes. Aussi avait-elle pris soin de ne jamais se trouver parfaitement seule avec ses deux fiancés successifs, de ne jamais encourager le contact et de se tenir à la plus stricte bienséance.
Et aujourd'hui, elle se retrouvait dans cette cabine, tournant le dos à son promis, à la fois par pudeur, mais aussi, un peu effrayée des réactions de son interlocuteur. Elle était tendue, ce qui pouvait se voir à la raideur de sa posture ; et elle laissa échapper un petit soupir surpris, alors que le seigneur de Lantenes déposait ses mains sur ses épaules.

Jamais, ô grand jamais, la Régente ne s'y serait attendue, bien qu'elle avait entendu les pas virils se rapprocher d'elle ; et elle esquissa un sourire un peu désabusé, mais pourtant doux, presque heureux.

La Régente déglutit, tandis que les mains d'Aurel pressèrent le tissu de sa robe, jusqu'à se mêler aux siennes. Les joues écarlates, intimidée, elle se sentait incapable de bouger, de s'arracher à ce contact à la fois effrayant, intrusif et charmant. Elle s'était à peine rendue compte qu'elle se trouvait sevrée de contacts à ce point - et cela n'était pas sans rappeler la noble dame qu'une fois mariée, il faudrait donner tout son corps, sans réserve.

- "Je-je..."

Un nouveau soupir s'exhala de ses lèvres pâles. Elle se sentait honteuse d'être perturbée à ce point, d'en être à bégayer par l'annonce d'un peu de tendresse. N'étais-ce pas pathétique de se sentir déçue à l'idée de savoir qu'il ne l'aimerait jamais, quand bien même elle s'était prétendue immunisée contre ce sentiment, qu'elle s'était persuadée qu'il n'était ni souhaitable, ni sain pour son propre couple ?
Malgré tout, ils étaient amis, et même suffisamment proches se confier l'un à l'autre. N'étais-ce pas le meilleur chemin qui se pouvait trouver ?

La Dame d'Odélian ferma les yeux, très droite, sans pour autant briser le lien de leurs doigts qu'elle entremêla dans les siens, lui offrit un sourire timide.

- "Je me sens, moi aussi, paisible, en votre présence. Vous savez, je... je n'ai guère l'idée de me rapprocher physiquement de quiconque, et je pensais sincèrement que vous voir chaque jour, que de vous parler chaque jour suffirait à vous faire comprendre que je tiens à vous, Aurel. Mais.. je ne m'y entends pas en badinage. Quand j'étais encore jeune fille, j'aimais beaucoup plaire, et rire avec les hommes, mais une femme se retrouve rarement sans son escorte de chaperons. Quant à la période de mon mariage, mon époux venait me visiter la nuit, mais nous n'avons jamais... en public, il n'avait pas pour habitude de se montrer démonstratif. Alors... je ne sais pas vraiment comment vous démontrer mon affection, sinon en passant du temps en votre compagnie. Ce n'est pas parce que je ne vous touche pas la main que ... mes sentiments et le plaisir que j'éprouve en votre présence n'existe pas."

Lentement, elle vint déposer une main hésitante sur sa nuque, la caressa lentement, un peu raide de tant d'intimité.
Mais il fallait avouer que c'était si agréable...

- "Je dois avouer que... vous êtes bien le seul... de qui je pourrais accepter... une telle proximité, Aurel."

La Comtesse douairière avait baissé la voix, qui n'était plus qu'un murmure. Elle n'avait pas peur de lui ; bien au contraire.

Alors qu'Aurel craint un instant que Solange ne perçoive mal son approche et son contact, il la sent se raidir pour finalement se détendre dans un soupir. C'est la première fois qu'ils sont parfaitement seuls. La première fois qu'il a envie de la toucher. La première fois qu'il entreprend de le faire tel un amant, et non comme un protecteur. Il n'en demeure pas moins prévenant et attentif. Il ne cherche pas à aller très loin, ses propres instincts étant en sommeil depuis longtemps. Il a simplement... envie d'un peu de tendresse. Une tendresse partagée.
Le lantenois pivote légèrement la tête pour mieux voir le visage de la jeune femme qui lui adresse un sourire. Elle dit se sentir bien en sa compagnie et il veut bien la croire. Elle semble détendue alors qu'ils sont tout proches l'un de l'autre, dans une posture plus qu'inhabituelle, et totalement seuls. Elle lâche finalement une de ses mains pour venir lui caresser la nuque. Il ne bouge pas, même si cela le surprend un peu. Un frisson lui parcourt l'échine et il serre brièvement les dents pour retenir sa réaction. Manifestement, il lui ai moins insensible qu'il ne le pensait... Et il a fallu tout ce temps et un peu d'intimité pour qu'il le perçoive.

Dans un murmure, elle lui fait un aveu... Un aveu précieux alors que, dans quelques ennéades, ils seront mariés. Il ne répond rien, restant ainsi plongé dans son regard. Le bateau tangue un peu, doucement. Sans séparer leurs mains encore unies, il utilise son bras pour venir enserrer sa taille tout en avançant légèrement le buste pour que le dos de la belle y repose. Ainsi, il peut assurer son équilibre. A mesure qu'il sent le sol basculer légèrement d'un côté, il l'étreint un peu plus fort, mais toujours avec douceur.
Sa main libre vient finalement se poser sur la joue de Solange tandis que leur posture et leur différence de taille l'oblige à pencher son visage au-dessus du sien. Il la regarde et, derrière ses traits rigides et dures, ses yeux étincellent d'un éclat différent de d'habitude. Elle l'a déjà vu amusé, voire rieur, mais il s'agit d'autre chose cette fois. Et cette tendresse qu'il a dit lui vouer, elle peut la lire dans ses iris noires.

-Vous apprendrez... Souffle-t-il, comme pour ne pas briser le silence qui les entoure. La chose sera plus aisée après notre mariage, lorsque nos faits et gestes n'auront plus à être épiés en permanence. A huis clos, il sera plus facile de vous exprimer. Et moi de me montrer moins martial... Vous découvrirez que je suis un homme très différent dans l'intimité. Et je n'hésiterai pas à vous réclamer ces marques d'affection qui apaisent tant mon Souffle. J'étais si aigri toutes ces années que je n'en éprouvais plus le besoin... Mais, là... Tout de suite... Je me demande comment j'ai pu m'en passer si longtemps.

Il n'a pas manqué d'opportunités pourtant. Un homme aussi droit que lui a forcément eu des propositions, certaines officielles et d'autres bien moins. Mais aucune n'a su réveiller cela en lui. Aucune, avant Solange.
Il caresse sa joue, la tenant toujours contre lui alors que le sol bouge au rythme des vagues qui chahutent légèrement le navire. La pluie est là et frappe les fenêtres. Les nuages assombrissent le ciel et la cabine, rendant le visage de la belle étrangement lumineux dans la pénombre. Il ressent la moindre de ses respirations et son cœur qui bat près du sien. Sans éprouver de sentiments amoureux, il aime tout cela... Ce décorum, cette situation... A ses yeux, il n'y a pas d’ambiguïté et il ne cherche manifestement rien à obtenir d'elle. Seulement à partager ce moment qui n'appartient qu'à eux.

-Mais soyez assurée que je ne vous forcerai jamais à faire quelque chose que vous ne voudriez pas... Je ne le supporterai pas... Il lui a déjà parlé de son "géniteur" comme il l'appelle. Alors il ne s'explique pas davantage. J'ai souvent peur de vous brusquer, ce qui explique en partie la distance que j'ai moi aussi maintenue entre nous. Si vous ne parvenez pas à me dire lorsque quelque chose vous gène, je saurais m'en rendre compte. Nous irons à votre rythme. Il écarte une mèche de cheveux pour la replacer derrière son oreille dans une caresse qui se poursuit dans son cou puis sa nuque. Il est d'une douceur sans doute insoupçonnée, lui qui semble si froid et rude en temps normal. Puis il plisse les yeux tandis qu'un coin de ses lèvres de hausse dans une expression amusée et en même fière. Quoi que vous ayez fait des progrès surprenants aujourd'hui... Remarque-t-il avec satisfaction.

Comment ne pas se réjouir alors que, la veille encore, le geste le plus intime qu'ils avaient partagé se résumait au contact de ses lèvres sur la main de la jeune femme ? Aurel ne peut que le remarquer et, ainsi, l'encourager. Cela prendra du temps avant qu'elle ne se libère de ses démons mais il est parfaitement capable de faire preuve d'assez de patience pour cela.

Solange d'Escault frissonna malgré elle.

Le contact était inattendu, et presque étrange. Elle n'était pas habituée à la tendresse masculine, et plus encore celle d'Aurel, qui restait, d'habitude, distant et froid. A tel point qu'elle avait cru fermement qu'ils ne seraient jamais plus que de bons amis, jamais plus que des étrangers aimables l'un envers l'autre. Un mariage comme il se devait, où chacun garderait son sang-froid l'un avec l'autre ; sauf que tout venait de changer.

La jeune noble se rendait compte qu'elle aimait la douceur qui émanait de la voix de son promis, et que, malgré les angoisses et les réserves de son corps et de son esprit à l'idée même qu'un homme l'approche à nouveau, elle ne répugnait pas à ce qu'il prenne l'initiative de recommencer. Dans ses bras à lui, elle se sentait bien, heureuse et paisible ; et sans vouloir aller plus loin (avant le mariage ? Quelle horreur !), elle avait brusquement envie que ses suivantes ne reviennent pas tout de suite, que cet instant se prolonge un peu.
Le seigneur lui renouvelle l'assurance qu'il ne la forcera en rien, qu'il a peur de la brusquer, et la dame ferma les yeux, tandis qu'il replaçait, d'un geste délicat, une mèche de cheveux derrière son oreille, avant de tracer, d'une douce caresse, un sillon sur sa peau nue, jusqu'à sa nuque.

Cela n'avait rien à voir avec son expérience précédente, ni même avec celle de son défunt époux. Elle se sentait désirée et choyée, mais aussi honorée, d'une certaine façon. Il n'avait jamais voulu d'une épouse ; pourtant, c'était elle qui avait choisi, sous la bénédiction de sa mère.

- "J'ai beaucoup de chance d'être votre promise, et.. j'aimerai que cet instant... dure longtemps, Aurel. Je dois avouer que je n'ai pas l'habitude que l'on prenne soin de moi de cette manière, mais... il est vrai que cela augure bien de notre futur. Comment... voyez-vous l'avenir ? Serez-vous heureux d'avoir des enfants, de... de partager quelques escapades à cheval ? Je vis entourée de beaucoup de monde, comme vous l'étiez à Lantenes. Il est difficile à Odélian d'avoir l'intimité d'un foyer populaire, mais j'aimerai pouvoir les créer, si cela est votre désir, Aurel. Si ... si vous vous sentez à l'aise ainsi, j'en serai également heureuse, mon doux ami."

Elle se sentait comme une jeune fille enfiévrée brusquement, et se mordit légèrement la lèvre, les joues rosies.

- "Aimeriez-vous que je vous emménage, au château d'Odélian, des appartements qui soient plus proches des miens ? Nous pourrions nous y retrouver, et ils seraient à votre goût. Vous vous y sentirez comme chez vous... Décrivez-le-moi, et nous ferons en sorte que cela devienne réalité."

Aurel penche légèrement la tête sur le côté, à la fois étonné et satisfait alors que Solange lui confie timidement qu'elle aimerait rester ainsi... Dans cette posture inhabituelle et, d'une certaine façon, intime. Il ne bouge pas, la maintenant contre lui d'une main. Il sent les lentes ondulations du bateau sous ses pieds. C'est comme s'il berçait la jeune femme pendant cette douce étreinte, peinant à réaliser dont leur relation vient de basculer soudainement.

-Je n'ai jamais envisagé de vous traiter différemment. Cependant, je ne pensais pas que nous y parviendrions avant le mariage.

Que ce soit parce qu'ils sont sans cesse accompagnés d'un chaperon ou du fait du passif de sa fiancé, il s'était imaginé que cela lui prendrait plusieurs ennéades de vie commune pour l'approcher sans qu'elle ait peur, pouvoir la serrer dans ses bras, l'embrasser... Mais elle a bien plus confiance en lui qu'il ne l'imaginait. Elle lui a souvent dit qu'elle se sentait en sécurité à ses côtés mais il réalise désormais à quel point c'est vrai. Sans pour autant préméditer l'évolution de leur relation de couple, il peut déjà supposer qu'il n'y aura pas besoin d'attendre bien longtemps avant qu'elle ne parvienne à s'abandonner totalement à lui. Il fera malgré tout preuve d'attention et de patience : il est certes obligé de songé aux relations charnelles mais lui-même n'est pas pressé et il serait dommage de ruiner tout ce qu'ils parviennent à bâtir malgré tout...

-Je ne pensais pas avoir d'enfants un jour. Mais j'aime passer du temps avec eux. Ils sont d'une honnêteté et d'une franchise... plus grande encore que la mienne. Fait-il avec une air rieur alors qu'il n'est pas connu pour sa langue de bois. J'imagine qu'il me plaira d'en avoir.

Même s'il pensait finir célibataire, même s'il a accepté le mariage sans avoir l'intention de toucher son épouse, il sait que certaines personnes adorent leur progéniture tout en ne supportant pas celle des autres. Il peine à croire que l'inverse soit possible. Sans pour autant être pressé de connaître cette expérience, il ne la redoute pas et pourrait même être capable de l'imaginer.

Le visage d'Aurel change un peu alors que Solange évoque le fait qu'elle est rarement seule et qu'il faudra qu'ils s'aménagent des moments à deux s'ils souhaitent en avoir. Alors que la douceur se lit toujours dans ses yeux, elle se teinte également de tristesse et de contrariété. Si elle ne parvient pas à concevoir comment ils pourront passer du temps ensemble sans que cela ne soit un exercice pour elle, c'est qu'elle ne l'a jamais fait avec Charles. Est-ce qu'il se contentait de la visiter quand l'envie l'en prenait et rien de plus ?! Des maris peu attentionnés, il y en a mais se montrer distant à ce point... Il est incapable de le comprendre. Même sa mère passait ses soirées avec son époux alors que leur relation tenait davantage du respect mutuel que de la véritable affection.
Le lantenois expire par le nez et les coins de ses lèvres se pincent.

-Solange... Avec délicatesse, il la fait doucement pivoter afin qu'elle soit face à lui puis la reprend dans ses bras, l'enveloppant par la taille. Alors qu'il la domine de toute sa hauteur, il pose à nouveau sa main sur sa joue pour l'inviter à le regarder droit dans les yeux. Oubliez tout ce que vous avez connu auparavant car, contrairement à la plupart des hommes, vous n'êtes pas pour moi le moyen d'avoir des héritiers ou un objet dont je peux disposer à ma guide... mais la personne qui se tiendra à mes côtés dans les aspects les plus importants du reste de ma vie. Je ne veux pas me contenter de vous croiser et vous visiter lorsque cela me chante. En dehors de nos obligations, je veux pouvoir prendre mes repas avec vous, aller marcher avec vous entre deux réunions, passer mes soirées avec vous, être avec vous. Plus qu'un mari, je veux être un véritable compagnon. Et je vous invite à bien écouter chaque parole que je prononcerai durant la cérémonie car j'ai bien l'intention de les respecter au pied de la lettre. Il marque une pause avant de se rappeler le dernier sujet abordé par la jeune femme juste avant qu'il ne lui réponde. A Lantenes, les chambres du Seigneur et de sa Dame sont mitoyennes et reliées par une porte dérobée. Lorsque nous nous y sommes arrêtés pour annoncer nos fiançailles, j'ai donné des instructions afin que tous mes effets personnels me soient apportés à Odélian deux ennéades avant le mariage... Afin que tout soit installé pour le jour J. Car je n'imaginais pas ne pas me rapprocher de vous.

Sa chambre actuelle est dans une autre partie du château et trop petite pour accueillir toutes ses affaires. Il n'a pas pensé un seul instant qu'il resterait là après la noce, pour lui il était évident qu'ils seraient côte à côte. Redoutait-elle qu'il veuille garder ses distances ou préférait-elle qu'il garde ses distances ? La façon dont il lui parle lui permet de donner son point de vue mais il est manifestement près à recevoir son avis s'il s'avère différent.

Le cœur de Solange d'Escault battait la chamade.

A dire vrai, elle n'aurait jamais imaginé ressentir à nouveau la chaleur d'une main amie contre sa peau, le souffle tendre d'un homme contre elle, sans éprouver une terreur irraisonnée. Même si elle sentait bien qu'elle n'était pas capable d'aller plus loin - en tout cas pour l'instant - elle ne pouvait nier qu'elle se sentait bien contre lui. Que les paroles de son interlocuteur lui semblaient sincères, que son attitude même lui donnait de sourire, de se lover contre son épaule, d'oublier le monde entier autour d'eux.

Il n'avait plus l'air si froid, bien au contraire ; et son intérêt, ses déclarations même la touchait profondément.

Que dire ? Il la dominait de sa haute stature, mais cela n'était pas angoissant, bien au contraire. Dans ses yeux, la Régente ne lisait que de la douceur, que de la préoccupation à son encontre, ce qui fit naitre des perles salées et transparentes dans ses yeux clairs. Elle n'avait jamais en désiré autant, jamais osé en formuler autant ; et pourtant, il s'agissait de la réalité.

- "Je n'ai pas de mots pour exprimer ce que je ressens, Aurel. Je suis si touchée de vos propos, et... de vos réactions. Je sais que je peux avoir une confiance aveugle en vous, ainsi... soyez assuré que je vous serai toujours loyale. Que je serai pour vous une compagne aimante et fidèle."

Mais ses mots manquaient de chaleur, semblaient toujours empreints de la retenue dont la jeune femme avait fait preuve toute sa vie. Elle était incapable de s'en départir, bien que chaque mot prononcé fut également sincères, tout comme l'amour qu'elle pouvait éprouver pour lui.

- "Je... je suis heureuse d'être votre fiancée. J'ai hâte de nos promenades et de nos diners, et de tout ce temps que nous passerons ensemble. Nous irons fréquemment à la chasse, et nous pourrions même nous promener en famille, si l'occasion se présente. J'ai envie... très envie de partager toute une vie à vos côtés."

Ses jours étaient devenues écarlates. Elle déposa un baiser sur sa joue, posa sa main sur la tempe de son amant, les yeux toujours brillants. Malgré cela, la comtesse douairière sentit ses muscles se tendre. Il existait un sujet qu'elle devait aborder avec lui en l'absence de ses femmes ; mais la chose lui semblait délicate et presque insurmontable, car Solange ne voulait pas briser cet instant magique.
Cependant, avait-elle seulement le choix ?

- "A mes côtés, vous serez le maitre de ce château, Aurel. En tout cas, durant quelques années... De fait, vous avez le droit de savoir : à Odélian se trouve deux bâtards de mon défunt époux. Je dois en assumer l'existence, car ce sont des innocents, mais je désire les éloigner, car... leur situation est ambigüe. Vous avez le droit d'être au courant de la situation... et c'est pour cela... que je vous demande votre avis. Je veux votre bonheur. Notre bonheur commun... Je sais qu'il s'agit d'un sujet difficile, mais je me dois au moins de songer à leur avenir, même si je ne les reverrais jamais. Je suis responsable d'eux."

La dame n'éprouvait guère de désir mais se sentait si bien près de lui, si heureuse et si émue qu'elle était prête à ce pas, prête à combler ses désirs d'homme, pour avoir l'occasion de revoir ce sourire, cette tendresse illuminer ce visage viril dont elle appréciait les lignes dures et décidées.

- "Nous serons tous deux proches l'un de l'autre, chaque jour.. et .. et la nuit, je... Vous n'aurez... qu'à .. qu'à me rejoindre, lorsque... le temps sera venu. Car je vous aime de tout mon Souffle. N'en doutez pas."

Elle n'était pas certaine d'être prête, de pouvoir être réellement nue contre lui, de se dévoiler entièrement, parce que la panique refluait déjà dans ses entrailles ; mais l'envie était là. L'envie de s'offrir, de lui offrir cette preuve ultime d'amour et de dévotion.

Aurel recule légèrement la tête en croyant apercevoir quelque chose sur les joues de la jeune femme. Puis, à l'aide de son pouce, il en chasse les larmes -qu'il voit un peu plus nettement ainsi- sur l'une d'entre elles. Il l'écoute ensuite, tandis qu'elle exprime ce qu'elle ressent en cet instant. Si ses mots semblent sincères, ils sont prononcés avec une froideur étrange. Il a déjà remarqué que, plus un sujet la touche, plus elle peut se montrer glaciale. C'est un paradoxe assez étonnant mais ils ont bien d'autres sujets à aborder ensemble pour que celui-ci ne soient pas encore une préoccupation majeure. Et puis, avec le temps, peut-être parviendra-t-elle seule à se défaire de cette carapace avec lui ?

Une fois de plus, elle le surprend lorsque ses lèvres viennent déposer un baiser sur sa joue. Entre retenue et envie de se libérer des carcans dans lesquels elle se trouve confinée, elle en devient presque imprévisible à ses yeux. Il sait néanmoins qu'elle a ses limites et n'a ni l'intention ni le désir de les éprouver. Cependant, il a du mal à comprendre jusqu'où il peut porter ses gestes de tendresse. A première vue, il dirait : au moins aussi loin qu'elle se le permet.

La situation évoquée par Solange concernant les enfants illégitimes de son précédent mari rend peu à peu Aurel plus concentré que doux. Il comprend ce qui préoccupe la jeune femme et ses tracas sont aussi les siens d'une certaine manière. Il retire sa main de sa joue pour la poser sur sa taille, réfléchissant à la façon de soulager sa fiancée de son fardeau. Mais il n'a pas le temps de trouver la solution que, déjà, elle revient sur eux, évoquant à demi-mot l'étape ultime par laquelle leur relation devra passer et lui déclarant sa flamme. La transition est rude et le militaire reste figé l'espace d'un instant, fixant la Régente comme s'il ne savait pas quoi faire de tout ce qu'elle vient de lui dire. Finalement, il ferme les yeux aussi fort qu'il le peut tout en baissant la tête.

-Pardonnez-moi, Solange. Il retrouve les iris de sa future épouse. Votre esprit va trop vite pour moi. Une chose à la fois, vous voulez bien ?

La question est rhétorique et il n'est nullement contrarié. Cela fait simplement beaucoup à gérer en même temps et les émotions ne sont pas son fort d'ordinaire... Retirant l'une de ses mains de ses hanches, il l'attire vers le lit pour l'y asseoir, la tenant toujours tandis que le bateau continue son roulis régulier. Il s'installe à ses côtés, le plus simplement du monde, de manière à pouvoir bien la voir.

-En ce qui concerne les enfants de Charles, j'imagine que le mieux est de les éloigner tout en assurant leur avenir afin qu'il n'ait pas les moyens de se plaindre. Nous pourrions les placer à Lantenes. Ou un autre seigneurie olyséenne si vous préférez. Du moment que j'en connaisse le maître des lieux et que celui-ci puisse leur offrir un travail tout en les gardant à l’œil pour moi...

Ainsi, Aurel serait en mesure d'être certain qu'ils ne manquent de rien tout en prévenant un éventuel comportement suspect. Il attend de savoir si cette proposition lui convient avant de se concentrer sur la suite des paroles de la jeune femme. Il reprend alors après une pause, choisissant ses mots avec soin.

-Et pour ce qui nous concerne... Il vient chercher ses mains pour les conserver dans les siennes, prenant bien garde à ne pas faire mal à celle qui est blessée. Rien ne presse. Même en ignorant ce qu'il vous est arrivé, je ne vous aurai pas sauté dessus. Nous prendrons le temps qu'il faudra pour que cela ne soit pas une épreuve pour vous. Nous irons lentement, par étape... En commençant par vous. Vous devez vous réapproprier votre corps et votre plaisir. Et je ferais en sorte de vous y aider.

La jeune femme se sentait complètement perdue.

Elle qui contrôlait si bien ses émotions à l'ordinaire se retrouvait comme emportée par le flot de ses sentiments et de ses pensées. Elle n'avait pas l'habitude qu'un homme se retrouve si près d'elle ; et pourtant, Solange ne se sentait pas offensée.
Au contraire, elle était grandement soulagée qu'il ne se mette pas en colère, ou pis encore, qu'il ne se moque pas d'elle, eut égard à sa déclaration maladroite - au contraire, même, car il avait beaucoup de bons conseils à lui transmettre.

La comtesse douairière avait toujours admiré sa sagacité, qu'elle avait décelé en lui dès les premiers jours suivant leur première rencontre, et c'est avec un petit hochement de tête qu'elle approuva ses propos, avec un sourire pâle, intérieurement intimidée de se trouver si familièrement installée à côté de lui, sur sa propre couche.
Il fallait dire que les cabines mises à disposition sur le bateau étaient si étroites et sombres qu'il y était difficile de conserver une distance décentre entre hommes et femmes. Mais voulait-elle vraiment qu'il s'éloigne à nouveau ...?

Elle baissa les yeux avec douceur, s'accordant quelques secondes de réflexion, tandis que le roulis des vagues sous leurs pieds faisait tanguer le navire plus fort durant un instant.
Elle observa son livre qui tomba sur sa malle, puis au sol, sans pour autant rompre le doux et pudique contact instauré entre eux.

- "C'est tout à fait sage. Nous ne pouvons les laisser à Odélian, mais ils seront certainement bien à Lantenes. Nous pourrons continuer à veiller sur eux, et ils vivront une vie paisible et protégée, malgré tout. Je suis responsable d'eux, désormais, et ils ont le droit de vivre une vie digne, ce qui ne sera pas possible, en restant au château. Il faudrait trouver des maris aux deux femmes, mais j'y songerai après notre mariage. Je demanderai conseil à votre mère sur ce sujet."

Elle avait envie de lui murmurer un mot tendre, comme une adolescente ; mais elle se contint, savourant simplement la peau malmenée de son fiancé contre la sienne. Elle n'aurait pu supporter plus, pas maintenant ; mais la perspective d'arriver à se montrer à lui, de se laisser aller entre ses bras lui apparut comme envisageable. Il était si tendre, respectueux et délicat - jamais encore la péninsulaire n'aurait soupçonné que son conjoint puisse se montrer si doux.

- "Aurel... je vous rendrais heureux, comme vous me rendez heureuse."

Elle déposa sa joue contre le dos de sa main toujours enlacée dans la sienne, ferma ses yeux.

- "Néera a bénie notre rencontre. Mes serments seront aussi sincères, soyez-en sûr..."

Que cet instant dure à jamais, voilà quel était le souhait le plus cher de Dame Solange d'Escault.

Aurel retourne sa main pour accueillir la joue de Solange dans sa paume. Son pouce l'effleure un instant. C'est la première fois qu'il la voit aussi affectueuse et il ne se doutait pas qu'il apprécierait autant cela. Il gardait ses distances aussi en partie parce qu'il avait l'impression qu'elle ne souhaitait pas qu'il s'approche d'elle. Il pensait qu'elle était trop effrayée par son passé pour tolérer ses tentatives de sa part et le fait de toujours être en publique ne les aidait pas. A présent, il est plus rassuré quand à l'avenir de leur mariage. Il sait que sa promise ne vivra pas dans la crainte et il y a une petite chance pour qu'elle ressente à nouveau du désir et du plaisir. Mais a-t-elle déjà connu cela ? De ce qu'elle dit de Charles, il vient à en douter...

-Solange... Commence-t-il pour amener le sujet.

Des voix et des pas dans le couloir l'interrompent avant même qu'il n'ait le temps d'en dire davantage. Les suivantes de la Régente se sont décidées à revenir alors que la houle s'est un peu calmée. Leur moment d'intimité est terminé... Mais il n'a pas le temps de sortir discrètement sans abandonner sa fiancée subitement. Et, après ce rapprochement, il serait dommage que les choses se terminent ainsi. Alors, retournant une nouvelle fois sa main, ses doigts reprennent ceux de Solange pour les porter à ses lèvres et les embrasser. Puis il se lève et se rend rapidement à la porte, juste pour l'entrouvrir et laisser à penser que leur intimité n'était que partielle. Enfin, il vient se poster à quelques pas devant la jeune femme, les mains liées dans le dos. Sa voix grave résonne à nouveau, comme s'il poursuivait une conversation entamée depuis longtemps.

-Et concernant les capes... Il marque une brève pause, le temps de se tourner vers les nouvelles venues, comme s'il ne les avait pas entendu arriver. Je pense avoir trouvé une solution. Continue-t-il en revenant vers Solange. Vous ne pouvez sortir du Temple avec les armoiries de Lantenes, puisque le mariage m'en dépossède, et je ne peux décemment pas entrer avec celles d'Escault qui ne m'appartient pas. Donc je pense arborer le symbole des Fribourg pour nos noces. Cela règlerait la question.