A la grâce de Néera | Mère Magdeleine & Aslan

Quatrième ennéade
Hiver, Verimios 21:XI

Alors que tout Ithri'Vaan s'est paré de blanc, le paysage semble plus morne que jamais. Tout semble gris et triste... Autant que l'humeur d'Aslan depuis quelques jours. Il marche sous le ciel lourd, au milieu des rues rendues boueuse par un léger redoux de milieu d'après-midi. Ses pas bruyants le mènent à travers la ville sur un chemin pratiqué depuis des années. Il a refermé ses dossiers d'enquête plus tôt que d'habitude, las et découragé. Viliam est toujours aussi insaisissable et ses souvenirs sont toujours présents dans son esprit, resurgissant à chaque détail qui lui évoquerait quoi que ce soit ou profitant de son inconscience de la nuit pour venir habiter ses rêves. Il ne voit pas le bout du tunnel et n'y tient plus... Alors il va voir la seule personne qui a toujours su quels mots prononcer pour l'aider à sortir de son marasme et voir le bon côté des choses.

Dans ce petit quartier d'apparence tranquille, un Temple dédié à Néera se dresse. Celui-là même qui a fait l'objet d'une odieuse attaque il y a moins d'un an. Depuis, les dégâts ont été réparés, les morts enterrés et les blessés soignés. Mais, s'il y a bien une chose qui ne peut se guérir aisément, c'est le choc qu'un tel acte a provoqué. Des prêtres et apprentis sont partis, n'arrivant plus à trouver la paix en restant sur le lieu-même de ce crime contre la DameDieu. Même si quelques uns ont été remplacés, les religieux sont désormais en effectif plus réduit...
Adil, elle, n'est pas partie. Elle a eu peur, c'est vrai. Ce jour-là, son aîné a débarqué dès qu'il a appris la nouvelle et l'a trouvée, essayant de rassurer tout le monde et de faire son travail alors que son propre corps tremblait de toute part. C'est lui qui est parvenu à l'isoler et à la faire parler afin qu'elle craque et se dévoile à lui... Un passage douloureux mais nécessaire à sa lente rémission. Et qui, mieux que lui, pouvait l'y aider. Après cela, il a multiplié ses visites. Il venait tous les jours au début, puis il a commencé à espacer ses visites en voyant qu'elle allait mieux... Et puis, il y a eu l'incident avec Viliam... Et il n'est plus venu que de manière épisodique, comme autrefois. Il n'a jamais raconté à sa sœur ce qu'il lui arrivait mais elle a rapidement compris que quelque chose n'allait pas... et n'a pas cherché à le forcer à lui en parler.

Aslan passe la grande porte et repousse sa capuche fourrée en arrière. Au fond de la nef se dresse Néera, resplendissante de grâce et de majesté. Il écarte les mains, tourne ses paumes vers le ciel et se penche, s'inclinant respectueusement devant elle. Il ne l'oublie pas dans ses prières, même s'il ne les prononcent pas toutes dans un Temple ou devant une sculpture. Elle occupe une place importante dans ses pensées. Elle et son frère Arcam.
Mais, déjà, une voix attire son attention et le guetteur se redresse pour tourner son regard dans sa direction. Sous les colonnades, il aperçoit une silhouette qu'il reconnaît instantanément. Elle est toute vêtue de blanc et de bleue, des couleurs qui se marient bien avec son teint clair et ses cheveux bruns. Elle affiche une douce expression, visiblement sereine et alerte. Aslan soupire tout en étirant un sourire en voyant sa sœur redevenue égale à elle-même.

Elle le remarque et leurs regards se croisent. Elle fait un geste, semblant clore sa conversation avec un prêtre avant de se diriger vers lui. Tandis qu'il l'attend là où il est, l'aîné des Al Cabir défait quelques boutons de sa veste tout en observant autour de lui. Se faisant, il aperçoit une femme qui traverse la nef, les semelles de ses chaussures produisant un son qui résonne entre les murs de pierre. Elle a une prestance bien particulière et un air strict mais, pourtant, il lui trouve quelque chose de... doux. Cette vision semble allumer quelque chose en lui mais il ne sait pas quoi... Ce n'est pas romantique, ni physique... C'est... différent. Il n'arrive pas à le décrire.

-Aslan ? Tu vas bien ?

Le guetteur est presque surpris de voir sa sœur à ses côtés. Il était si absorbé par ses pensées qu'il a perdu la notion du temps.

-Hum... Oui. Qui est cette femme ? Dit-il en désignant la religieuse à l'air sévère avant qu'elle ne disparaisse.
-Mère Magdeleine ? C'est la supérieure du Temple, pourquoi ?
-J'ai l'impression de l'avoir déjà vue...
-Tu l'as certainement déjà croisée en venant me voir.
-Oui... Tu as raison... Fait-il, peu convaincu mais ne voulant pas poursuivre davantage sur le sujet.

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Aslan se réveille subitement. Son souffle est court, son corps est couvert de sueur et son cœur bat la chamade. Il dormait et ses yeux sont maintenant grands ouverts... Pourtant, il est épuisé. D'un geste, il chasse la couverture en désordre afin de dégager le passage pour se lever. Il marche droit vers le meuble de toilette, verse hâtivement de l'eau dans la bassine et s'en asperge maladroitement le visage, éclaboussant partout autour de lui. Il n'en peut plus de ces visions... Il est las, comme jamais... Mais il a une piste.
Cette femme... Il avait l'intime conviction de la connaître. Elle lui inspirait à la fois peur et désespoir mais parce que c'était les émotions de Viliam au moment il l'a rencontrée. Elle était bien plus jeune à l'époque et Aslan l'a déjà croisée plusieurs fois, c'est pour cela qu'il a eu du mal à faire le lien mais, maintenant, c'est chose faite.

Alors, au milieu de toute cette lassitude, il y a une petite lueur... Un bref espoir... Mère Magdeleine a déjà croisé la route du chef de l'Aile Blanche. Peut-être qu'elle le voit encore ? Peut-être qu'elle acceptera de l'aider ? Ou peut-être ne pourra-t-elle rien pour lui mais il n'a rien à perdre... Pas au point où il en est.

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-Pardonnez-moi, ma Mère.

Aslan est revenu au Temple dès que ses fausses obligations familiales et sentimentales le lui ont permis, le jour-même de sa découverte. Il a rapidement trouvé la religieuse, s'assurant de ne pas la déranger à un moment inopportun, il s'en ai approché humblement, lui témoignant tout le respect que mérite une femme de son importance pour un néerite.

-Je suis Aslan, le frère de Mère Adil. Auriez-vous un moment à m'accorder ? J'aimerais vous parler... d'une affaire personnelle.

Il y a bien longtemps

Le temple est vide cette soirée-là, à l’exception de deux souffles. Le premier est un garçon tout juste un homme. Il ne doit pas tout à fait avoir la vingtaine. Le visage lisse, quoi qu’on y décèle le tout début d’une barbe sur ses joues d’encore un peu adolescent, sa peau est déjà tannée par le soleil de la région.
Il est à genoux et tient ses mains en coupe devant lui, devant la Grande Statue de la DameDieu. Il ferme les yeux et semble vouloir prier. Ses lèvres forment des mots sans aucun son, mais ses mains ne cessent de s’agiter, ses yeux de vouloir s’ouvrir, son visage de se crisper.
Finalement le jeune homme finit par relever un regard empli de désespoir vers la seconde personne qui peuple le lieu saint : une haute Dame à l’air aussi sévère que son chignon et ses vêtements. Elle semble un instant surprise de la fatigue et de la tristesse qui émane de ces yeux sombres, si jeunes. Lorsqu’il l’implore de l’écouter, sous le vœu du silence, elle s’en vient poser une main sur son épaule et un sourire doux et bienveillant qui trouve échos sur lui.
D’un geste de la main elle lui indique un couloir. S’il la suit, il ne semble pas pouvoir s’empêcher un dernier coup d’œil en arrière.

Un autre jour, durant l'an 21 du cycle XI

Aujourd’hui, comme hier et comme demain, Dame Magdeleine s’affairait à la gestion de ce petit temple, pas fréquenté par grand monde. Elle régissait le tout d’une main de maitre, douce mais stricte.

Une petite agitation dans l’entrée attira immédiatement son attention. Viliam leva ses mains, l’air contrit alors qu’il semblait responsable de la chute accidentelle d’un petit guéridon et du vase qui y trônait, roulant désormais à ses pieds.

-Vous êtes un garnement. Elle le toisa de haut en bas, sa bouche pincée.

-Pardonnez-moi Mère.

Le bandit répondit avec sincérité, baissant le museau, avant de réparer sa bêtise. Ensuite, sous le regard inquisiteur de la vieille femme, il ôta sagement la rapière de sa hanche, qu’il déposa sur un socle à cet effet. Il se débarrassa aussi du bandeau qu’il gardait sans cesse à son cou, le nouant à son poignet. Avant d’enfin oser avancer plus dans la maison de sa déesse.

-Voilà quelque temps que je ne vous avais pas vu. Sachez que c’est la troisième fois ce mois-ci que je fais pourtant fuir ces corbeaux de malheur de guetteur qui n’ont à cœur que de se battre et se jouer du fleuret. S’ils veulent prier, ils prient, mais ils ne violeront pas la loi de la déesse en ma présence. Lâcha-t-elle, relevant avec fierté son menton. J’espère que vous ne venez pas vous cacher, tout poussiéreux que vous êtes. Sachez que je ne l’apprécie pas. Nous sommes dans un temple pas une auberge.

-Je n’oserais pas Mère. Nééra m’en soit témoin, j’entre ici en toute bonne foi.

L’air sévère de la matriarche s’éclaira un peu, malgré ses lèvres pincées, comme si elle peinait à avouer le réel sentiment qui lui traversait le cœur.

-J’aimerais cependant que vous preniez un peu de précaution jeune homme. Et sa voix de presque être douce. J’ai bien cru que Tyra avait fini par vous prendre…

-Je suis vivant. Et je suis simplement venu prier. Ajouta-t-il doucement. Voulez-vous bien m’accompagner ?

Elle acquiesça, étira même un sourire en le voyant poser un genou à terre devant la grande statue, avant de l’imiter.

Quatrième ennéade
Hiver, Verimios 21:XI

Elle sembla surprise, lorsque l’homme vint la chercher. Elle ne le connaissait que vaguement, l’ayant sans doute déjà vu sans jamais échangé de mots.

-Bien sûr, fils. Fit-elle pourtant. Elle lui fit un geste, montrant un couloir. Suivez moi.

Et elle le mena alors jusqu’à une pièce qui devait être un bureau. Derrière la chaise sur laquelle elle pris place, un vitrail à l’effigie de la DameDieu laisse passer quelques rayons de soleil colorées, baignant le tout d’une ambiance tamisée et agréable. Les murs étaient tous recouverts de tentures illustrant des scènes religieuses et l’un d’eux était aussi habillé d’une épaisse bibliothèque. Aussi, lorsqu’elle lui proposa de s’asseoir sur l’autre chaise, en face d'elle, il put constater que les sons étaient certainement étouffés à l’extérieur, et qu’on ne les entendrait pas, à moins bien entendu de se coller à la lourde porte de bois.

Aslan suit la religieuse sans un mot. Alors qu'elle l'invite à entrer, il a une fraction de seconde d'hésitation avant de se glisser dans la pièce qu'il découvre pour la première fois. A peine à l'intérieur, il s'arrête et observe les tentures avec un œil à la fois un peu connaisseur du fait de son éducation marchande et riche mais aussi de fervent croyant. Il se dégage de cet endroit un sentiment étrange... C'est un lieu discret et clos qui amène à l'isolement mais aussi à la confidence. Et, en présence de cette femme et de son regard sévère, il se sent un peu déstabilisé... Ce qui n'est pas courant chez lui, pour ne pas dire que cela ne lui arrive jamais. Comment va-t-il aborder la chose au juste ? Il n'est plus temps de réfléchir, il doit passer à l'action désormais...

Alors qu'elle l'invite à s'asseoir, il ne bouge pas. Il semble réfléchir encore... pendant de longues secondes. Finalement, il baisse les yeux et plie sont bras de manière à voir son poignet. Le collier d'enfant d'Adil y est toujours fermement accroché et cela le rassure mais c'est aussi le symbole de la situation dans laquelle il se trouve. Car, sans lui, il ne pourrait pratiquer la magie et, sans cette magie, il n'aurait pas perdu le souvenir qui se rattache à cet objet.
Finalement, il porte sa seconde main à son poignet et, d'un geste habile, détache le présent de sa sœur. Puis il s'avance vers le siège qui lui a été attribué. Il se penche pour déposer le bracelet sur un meuble entre la Mère supérieure et lui, peinant visiblement à s'en défaire, avant d'enfin s'asseoir.

-J'ai réfléchis pendant des heures à la bonne manière d'aborder les choses mais je n'en vois qu'une seule... Commence-t-il après de nouvelles secondes de réflexion et avant de marquer une nouvelle pause. Il n'a jamais songé à mentir à une prêtresse mais il y a plusieurs angles sous lesquels aborder la question et attaquer d'entrée de jeu n'est certainement pas la bonne approche des choses. Il doit d'abord faire amende honorable... Afin de prouver sa sincérité.

-Si vous l'ignorez, sachez que je suis guetteur... mais ce n'est pas le gardien de Thaar qui est venu vous trouver. Le Guet ignore tout de la situation dans laquelle je me trouve et je souhaite qu'il en demeure ainsi. Celui qui se tient devant vous n'est qu'un homme... et accessoirement, un néerite très croyant. Mon frère, mes sœurs et moi n'avons vu le jour que parce qu'elle est intervenue par l'intermédiaire d'un prêtre pour que ma mère, qui peinait à enfanter, puisse nous donner la vie. Je ne vous dis pas cela pour gagner des points après de vous... Seulement pour que vous soyez assurée de mon plus grand respect pour ce lieu et ce que vous représentez. Et je ne serais pas venu vous trouver si j'avais d'autres solutions... Mais je n'en vois aucune.

Assis sur son siège, Aslan est penché en avant, les coudes posés sur ses genoux et les mains jointes mais inhabituellement agitées. En fait, lui-même n'est pas tranquille. Il n'aime pas l'idée d'être là mais il se sent acculé et n'a plus d'autres choix s'il veut trouver une issue à tout ceci... La fatigue de ces derniers mois et, plus particulièrement, de ces derniers jours ne l'aide pas à s'apaiser. Sans compter que, sans son focaliseur, il se sent nu et vulnérable... Surtout devant une femme qu'il respecte autant.

-Guetteur, charpentier, voleur de quelques fruits sur un étal…. La Mère accorde le Choix à tous. Il nous appartient ensuite de déterminer ce que nous en faisons en notre Souffle et Conscience. Parfois, la réalité n’est pas celle que nos yeux seuls perçoivent, aussi je ne vois pas pourquoi j’émettrais un quelconque jugement quand à votre rang, tant qu’en effet vous n’êtes ici qu’en tant que fils de la Damedieu et non dans l’exercice de vos fonctions.

Elle avait croisé ses mains sur ses genoux, le dos droit et le visage toujours empreint d’une certaine sévérité. Pourtant son ton était doux, et il émanait quelque chose d’étonnamment rassurant dans ses gestes. Elle vint délicatement prendre les mains agitées de l’homme, entre les siennes et planter son regard dans celui du soldat.

-Parlez sans crainte, enfant. Car malgré tout, la vieille femme ne pouvait empêcher une certaine inquiétude de la saisir vue les paroles désespérées de son interlocuteur.  Il n'y a qu'Elle, et moi, pour vous entendre.

Aslan se libéra d'un soupir bien lourd. Il avait ses raisons d'évoquer son métier d'entrée de jeu. Le faire plus tard aurait été contreproductif, mettant sa parole et sa sincérité en doute. La religieuse semblait s'attendre à ce qu'il confesse un crime ou un acte honteux et son attitude le laissait probablement sous-entendre... Mais il ne peut pas dire qu'il ait honte de ce qu'il a fait... C'était plutôt ce qu'il s'apprêtait à faire qui le dérangeait et la réaction de la Mère Supérieure qu'il redoutait.

-Je suis spiritualiste. Ce bracelet... Dit-il en désignant du regard le collier d'enfant qu'il a posé en arrivant. ...est mon focaliseur. Adil me l'a offert lorsque nous étions enfants... Mais je ne m'en souviens pas. Ou, plus précisément, j'ai perdu ce souvenir... Celui-là et d'autres. À la place, les souvenirs d'un autre occupent mon esprit.

-Comment...cela est-ce arrivé ? Demande-elle en fronçant ses sourcils. Un accident je suppose ?

-Un accident de travail, plutôt... Précise-t-il.

Aslan soupire encore une fois en laissant sa tête tomber vers l'avant. Il a l'impression de marcher sur des œufs prêts à exploser sous ses pieds malgré toutes les précautions qu'il prend. Il doit être très difficile pour la religieuse de ne pas le juger... Son commentaire sur le fait que "tant qu'il n'était pas là pour le travail tout irait bien" ne l'a pas tellement aidé, même s'il sait que ce n'était pas la volonté de la Mère Supérieure. Mais, de toute façon, il ne peut pas s'arrêter là.

-La majeure partie du temps, je me sers de ma magie pour ressentir les émotions des autres et, ainsi, détecter les mensonges ou aider une victime à se calmer pour témoigner de ce qu'elle a vu. Parfois, lorsque je sais que j'ai un criminel en face de moi mais que l'on manque d'éléments pour le traduire en justice, je peux insérer une idée dans son esprit... Quelque chose qui le poussera à la faute afin de l'attraper la main dans le sac comme... Un sentiment d'urgence à déplacer son stock ou d'avertir le chef de son réseau...

Cela correspond à l'essentiel de l'usage qu'il fait de son Art. Rien de très intrusif en soi, du moins, de son point de vue. Les signes de mensonges ou de peur sont visibles à tout œil un tant soit peu expérimenté. Mais, au lieu d'aiguiser son sens de l'observation, il a travailler sa perception directe des émotions... Et il n'influe sur elles que dans un but qui se veut louable.

-En de rares occasions, il m'est arrivé de mener des interrogatoires plus poussés. Je suis entré directement dans l'esprit de criminels dangereux pour trouver les réponses à nos questions. La preuve de déviances... Les corps des victimes... Je n'en ai jamais éprouvé le moindre remord car je n'ai fait cela que sur des monstres qui n'ont pas eu la moindre compassion pour ceux qu'ils ont fait souffrir.

Le temps d'évoquer cette partie, le ton d'Aslan s'est raffermi et son regard s'est assuré. Il est convaincu d'avoir agi comme il le fallait car c'était pour protéger les autres ou rendre aux familles la dépouille de leurs proches. Ce sont les seules exceptions qu'il s'est autorisé. Enfin...

-Il n'y a guère que le dernier pour lequel j'aurai choisi un interrogatoire standard, s'il n'en avait tenu qu'à moi. Mais on m'en a donné l'ordre... Enfin bref... Il s'est produit un incident alors que j'étais dans son esprit... Je n'ai pas eu le temps de le quitter correctement et tout s'est effondré des deux côtés. C'est de cette façon que nos souvenirs se sont mélangés. Depuis, j'ai des visions d'un passé qui n'est pas le mien alors que j'ai oublié, partiellement ou totalement, des morceaux de ma propre histoire.
-Et quelque chose me murmure que si vous êtes ici, c'est que vous n'avez pas les moyen de réparer cela...?

Aslan étire un sourire, malgré son anxiété. Il semble apprécier la perspicacité de son interlocutrice tout en redoutant ce qu'il a lui dire ensuite. Car, si jusque là elle n'a fait que jouer son rôle de prêtresse, elle aura peut-être bientôt à choisir entre sa fonction et son affection pour Viliam si elle est toujours en lien avec lui. Car ce souvenir n'est pas anodin, il le sent bien. Le bandit y est attaché, c'est pour cela qu'il résonne si fort dans son esprit.

-En effet. Ce jour-là... Cet homme s'est enfui, avec l'aide de ses compagnons qui étaient venus le libérer. Les réminiscences de ses souvenirs me provoquant des maux de tête insupportables, j'ai été mis en congés le temps de me remettre de mon traumatisme. J'ai prétexté que c'était dû à la rupture brutale du lien psychique... Je ne voulais pas que l'on m'utilise pour tenter de le retrouver... J'aime mon métier, j'aime résoudre des énigmes, j'aime protéger mon prochain... Mais peu de guetteurs adhèrent à cette vision des choses. J'ai... Devant le peu de résultats que donnaient mon interrogatoire, j'ai reçu l'ordre de détruire le mental de cet homme. En temps normal, face aux monstres dont j'ai sondé l'esprit, je n'aurai pas attendu qu'on me demande de les chahuter pour obtenir des réponses et je n'aurai éprouvé aucun scrupule. Mais cet homme n'était pas comme eux... Je ne prétends pas le comprendre, loin de là, mais si je suis certain d'une chose, c'est qu'il ne méritait pas un tel traitement et je suis heureux qu'on m'ait arrêté avant que j'ai eu le temps de faire quoi que ce soit. Mais je dois le retrouver pour remettre les choses à leur place et je ne peux solliciter mes collègues car je n'ai confiance en aucun d'entre eux pour m'aider sans me trahir. Je risquerai autant de demeurer dans cet état que lui de subir le traitement qui lui était réservé et que je ne cautionne pas. C'est la raison pour laquelle... Je me tourne vers vous.

Aslan marque une nouvelle pause, se doutant que la religieuse doit être surprise ou inquiète de ce dénouement. Après une longue explication servant à mettre son interlocutrice dans une disposition aussi propice que possible à la demande qu'il s'apprête à faire en la replaçant dans le contexte de son histoire, le voilà arrivé à l'approche de ce moment fatidique.

-J'ai un souvenir très clair... de vous... qui ne m'appartient pas. Je suis venu vous voir... en priant pour que vous ayez toujours des contacts avec cet homme... et que vous croirez en ma sincérité lorsque je vous jure sur la DameDieu elle-même que, tout ce que je veux, c'est que tout reprenne sa juste place.

Elle ne peut empêcher un bref mouvement de recul, sans doute par choc. Le guetteur peut voir le trouble que ses révélations provoquent en elle, malgré l’apparence qu’elle conserve. S’il la vue, par les yeux de celui dont il parle. Elle sait l’ampleur de ce que ça représente. Et elle sait sa réaction bien douce par rapport à l’intéressé lorsqu'il l'apprendrait....

-Par la Toute Sainte Mère, qu’avez-vous fait ? Souffle-t-elle, plus pour elle-même. Il y a une gravité sans nom sur ses traits. Si ce que vous dites est vrai, je ne peux vous cacher qu’il existe entre l’homme dont vous parlez, et moi, des instants comme celui-ci dont seule la DameDieu doit être jamais témoin. Et certaines paroles qui furent difficilement confiées. Quelles que soient les crimes dont il se soit rendu responsable, il est un enfant de Nééra tout comme vous et à droit à l’écoute et au Silence. J’entends que cela vous ait été imposé, mais ne vous rendez pas coupable de Blasphème mon enfant : les paroles d’un autre ne doivent pas franchir vos lèvres au-delà de ces murs. Bien que...je me doit cependant de demander cela : Qu’avez-vous vu qui me concerne ? Demande-t-elle, cette fois dans l’espoir d’une réponse. Elle devait savoir.

Aslan comprend vite la frayeur de la religieuse lorsqu'elle commence à l'interroger. En fervent néerite, il n'ignore pas la sacralité du Silence qu'elle a accordé à Viliam et l'idée qu'il ait pu être violé doit la bouleverser à plus d'un titre mais il essaie de se faire aussi rassurant qu'il le peut.

-Rien. Commence-t-il par répondre avec une fermeté propre à la sincérité. Tout ce que je vois... C'est lui, priant la DameDieu. Il est... terrorisé et égaré... Il vous voit apparaître et une lueur d'espoir s'allume en lui. Il vous demande une entrevue privée, vous acceptez et il vous suit, non sans méfiance... Et cela s'arrête-là. Je ne sais pas ce qu'il s'est dit, et j'en suis heureux. Je n'ai jamais demandé à m'immiscer dans sa vie privée et j'ai toujours veillé à ne pas approcher de la sphère religieuse lorsque j'étais dans son esprit. J'aurais été... Je n'ai même pas de mot pour exprimer ce que j'aurais ressenti si j'avais été témoin de la suite...

Il sembla naître un immense soulagement dans le regard de la prêtresse. Elle ne dit rien. Mais elle ferma un instant les yeux et Aslan eut sans nul doute imaginer qu'elle se laissa aller à une prière muette.

-Néera soit louée. Finit-elle par dire à voix haute, fixant à nouveau le guetteur. Car il semble que vous, comme moi, et comme l'homme que vous poursuivez ayons été épargnés d'un bien lourd fardeau. Ses lèvres pincées osèrent même un fin sourire, quoi qu'un peu triste.

- Mais à nouveau je me dois de vous décevoir enfant. Je crains ne pas vous être d'une grande aide, lorsqu'il ne s'agit pas de vous écouter. Je ne saurais vous aider à le trouver. Et si je le pouvais, sans doute n'y verrait-il qu'une bien amère trahison.

S'il s'était confié à la prêtresse, il n'était pas difficile d'imaginer, vœu de silence ou non, sa réaction si la religieuse offrait à un guetteur, aussi bien intentionné fusse-t-il, sa position si ardemment dissimulée.

-Cependant. Ajouta-t-elle, doucement. Peut-être pourrais-je lui parler de votre venue. Son choix ne lui appartient qu'à lui seul. Mais ma voix, il la connaît et l'écoute. Suggera-t-elle.

Aslan acquiesce au soulagement de la Mère Supérieure. Lui non plus n'aurait pas su comment se comporter s'il avait dû avoir connaissance de ce qu'il s'est dit il y a quelques dizaines d'années dans la pièce où il se trouve actuellement. D'autres Guetteurs y auraient vu une aubaine mais lui n'est pas de cet avis. Cela aurait été un pêché qu'il aurait involontairement commis... Il n'est certes pas parfait mais cela lui aurait pesé plus encore qu'il ne peut l'imaginer.

Il étire un sourire sans joie à la proposition de la religieuse.

-C'est un peu ce que j'espérais... J'ai beau avoir ses souvenirs dans la tête et tous les rapports possibles sur ses faits et gestes en ma possession... Je suis incapable de le retrouver. Et toute aide de ceux qu'il a aidé m'est refusée, malgré tous mes efforts pour montrer patte blanche, et je ne peux les blâmer...

Comment leur en vouloir. Viliam et lui ne sont pas dans le même camp, ce qui le fait déjà commencer avec un handicap. Mais s'il doit expliquer les raisons pour laquelle il le cherche, avouer qu'il l'a interrogé en entrant dans son esprit, il est encore moins crédible...

-Je suis venu vous voir avec le faible espoir que vous le côtoyez toujours... Et que vous puissiez lui transmettre ce message. Rien de ce que je vous ai dit n'est confidentiel pour lui. Je sais qu'il me hait pour ce que j'ai dû faire mais... Je veux seulement qu'il me laisse une chance de lui parler et de le convaincre de tout remettre en place... Je n'aurai même pas à entrer vraiment dans son esprit et il pourra m'opposer toutes les conditions qu'il veut.

Le regard d'Aslan est plongé dans celui de Magdeleine, assuré. Il a conscience de ce qu'il est en train de dire et en mesure toutes les implications... Mais il sait que Viliam n'est pas quelqu'un de mauvais. Il sait qu'il ne fera pas de mal à quelqu'un qui s'agenouille devant lui pour réparer une erreur. Il se prendra peut-être un coup ou deux sous l'effet de la colère mais, tant que cela se limite à ça, il peut parfaitement le supporter.