Coeur d'Emeraude ... [ PV Cheilan]

Le gravier crissait sous les pieds du demi-sylvain. Heaven s’arrêta, lorsque le bout de ses chaussures trempèrent dans l’eau claire du lac. Droit, son regard balayant la surface pure et immobile de l’eau, étendue sur laquelle, le crépuscule laissait tomber son voile oranger. Son katana accroché entre ses omoplates, le fleuret pendant à gauche de sa ceinture, l’homme admirait le paysage elfique dans lequel il évoluait à présent. Le visage impassible, portant son masque pourpre, aucune émotion ne pouvait se lire dans ses yeux. Jamais, lorsqu’il vivait au pied du volcan, il n’eut pû imaginer pareille chose, à savoir, la pureté et la douceur d’un paysage comme celui-ci. Sur sa gauche, le soleil n’était qu’à moitié visible, cisaillant son profil en une ombre biseautée, et réchauffait sa peau dans sa dernière lueur mordorée.

Sur sa droite, le lac s’étendait sur une surface considérable, avant de sombrer en cascade vers la capitale elfique. Les elfes … Heaven se posait tant de questions à leur sujet, étaient-ils semblables malgré son statut de sang mêlé ? Avaient-ils les mêmes points de vue, les mêmes ressentiments à l’égard des autres races ? Et surtout, vivaient-ils tous seuls … comme avaient vécu ses parents. Le visage fermé, il laissait l’eau nettoyer ses chausses, après un tel voyage depuis le puy d’Elda, le bas de ses chaussures était relativement boueux. Lui même, n’était pas d’une propreté limpide. Il s’avança jusqu’à sentir l’eau pousser le haut de ses bottes de cuir, puis il leva son masque, se nettoya le visage à l’eau claire, puis abaissa de nouveau son cache âme.

Après une toilette plus ou moins complète, l’esprit en permanente réflexion, il ressortit de l’eau et resta debout près du lagon, patientant à la brise, pour que ses affaires sèchent. Quel était le statut relationnel entretenu en ce monde ? Il n’en savait rien, mais au bout d’environ une semaine de voyage, la solitude commençait à peser sur ses épaules. Peut-être devrait-il rejoindre la ville … n’ayant encore rencontré aucune difficulté particulière, le besoin d’une ou d’un compagnon ne s’était pas encore fait ressentir. Mais lorsque les premières étoiles se reflétèrent sur le lac, le désir de partager ces instants de joie simple se fit ressentir. Un problème se posait cependant … sa capacité de sociabilité s’approchant du niveau inexistant.

Son cœur n’était que néant, n’ayant jamais ressenti de bonheur inexprimable, n’ayant quasiment jamais ressenti de remords après la mort d’un être, ceux le connaissant ne serait-ce qu’un peu s’inquiétaient de son état, son cœur était-il réellement aussi dur que son regard sur le monde l'entourant … Les sens à l’affût du moindre mouvement, le demi-sylvain avait fermé les yeux. Goûtant à sa vie, ouvrant ses poumons et son corps au parfum tant désiré, à l’invisible mais palpable, à la si désirable liberté. Heaven était prisonnier, d’elle, seule et indomptable beauté de la vie, dame liberté régnait sur son cœur plus que n’importe quelle autre. Il n’était qu’un animal fier et libre, le front contre la main de sa reine, le cœur en orient. Et ce probablement à jamais.

Dans ses veines ne coulait aucun sang bleu, pourtant il était prince de lui même, maître de ses frontières et de ses volontés, mais pour combien de temps encore ? Il connaissait le phénomène si navrant appelé " guerre ", et pourtant jamais encore il ne l’avait connue. Ce dont il aurait besoin pour l’affronter serait probablement une empreinte de sagesse, un esprit libre, avec qui il pourrait partager cette même passion, ce même besoin de bonheur indicible. L’amour était bien peu chose, à côté de l’incomparable appel de l’horizon. Pourtant, au plus profond de son esprit, la conviction probablement erronée survivait ... la liberté se vivait seul.

Combien de temps ? Combien de vies ?
L'immense Loup-Mage avalait les distances, quelles qu'elles fussent, sans se préoccuper, ni de la soif qui le taraudait, ni du sang qui poissait sous ses pattes blessées.
Voilà une éternité qu'il avait quitté les hommes et leurs homologues bipèdes. Pourtant, il cherchait à les retrouver.
Il s'était déjà lié à ces créatures, mais jamais comme à la toute première, qu'il cherchait et chercherait toujours. Il parcourrait tout, et s'il ne la trouvait pas, c'est qu'elle ne serait pas dans ce monde. Alors, il la retrouverait dans le suivant.
Et le suivant encore, si elle ne s'y trouvait pas.
Son esprit ne mourrait jamais.

Les arbres bourgeonnants défilaient à ses cotés avec une monotone régularité. L'air glacial de ce début de printemps était vierge de toute odeur de sang. Le Loup-Mage n'était pas fatigué, malgré la distance qu'il avait couverte ces jours derniers, toutefois, une faim carnassière semblait avoir entreprit de lui ronger les entrailles.
Il la fit taire. Il percevait le parfum de l'eau. Ce lac ressurgissait dans sa mémoire comme s'il ne l'avait jamais quitté. Un soir, un cheval, une créature pour laquelle j'ai percé la nuit.
Il devrait tuer, ce soir, pour vivre.

Enfin, le Loup-Mage émergea des sous-bois. Devant lui s'étirait une lande parsemée de buissons de bruyère et d'épineux. Après l'herbe, la roche affleurait. Puis, enfin, le lac.
Le soleil, qui s'était piqué de disparaître une nouvelle fois, suintait des lumières enflammées sur cette eau brillante. Cheilan ignorait le cours du temps, volontairement ; il s'y était fermé. Mais il vivait pleinement le présent, de manière si entière qu'il lui semblait se dérouler plusieurs fois en un même instant.
Son esprit était capable de prouesses telles qu'il avait déjà surpris bien des bipèdes.
Pourtant, il souffrait de cette impalpable ubiquité. Il était inconstant, changeant.
Il ne souhaitait pas tuer, bien que cela lui fut nécessaire.

Lorsque ses yeux s'arrêtèrent sur cette silhouette, à demi-immergée, il songea qu'il avait toujours voulu la tuer. Et cela était vrai. Il était libre d'inventer la Vérité. La sienne, donc celle de tous.
Les autres, en cet instant, ne vivraient que par ses yeux. Rares étaient ceux qui avaient eut la force se démarquer.

Doucement, l'immense Loup accéléra son mouvement. Ses pattes paraissaient effleurer le sol ; elles ne bruissaient que si peu... Il n'était qu'une ombre parmi d'autres, perdu dans la nuit, tandis que le soleil mourrait enfin...
Comme lui, il pouvait s'éteindre à chaque instant, toute seconde écoulée était une nouvelle victoire sur sa vie éphémère.
Rien n'égalait la rage, l'incommensurable tristesse qui l'enivrait lorsqu'il arrachait la vie aux autres.
Quoi qu'il fit, il ne le regrettait jamais. Ne pas regarder en arrière, s'il voulait la retrouver, un jour...

Sa Magie frémissait autour de lui. Mais il la refoula au fin fond de ses entrailles.
Tout proche de la créature... Un être hybridé... Sa vitesse n'avait d'égal que le vent. Il bondit. Son corps fila au-dessus de lui, puis l'eau hurla lorsqu'il la fendit.
Il ne bougeait plus, le souffle lent et régulier. Son haleine était brûlante, pourtant.
Alors, il sourit. Un rictus carnassier.
Défends-toi.

Heaven avait de nouveau les pieds dans l’eau. La marche avait meurtri ses membres, et le froid le soulageait légèrement. Plongé dans les éclats de sa mémoire, il ne prêtait pas ou peu attention à ce qui l’entourait, la solitude était-elle capable de faire perdre jusqu’à la méfiance ? Peu importait, car ce qui allait se produire serait arrivé, même avec une ronde de cavaliers autour du demi-sylvain. Alors qu’il observait le reflet du soleil dont les derniers rayons courraient sur le lac, les graviers crissèrent rapidement et le plus légèrement du monde. Alors, un souffle souleva la chevelure de l’homme. Le temps sembla ralentir … une immense silhouette noire fendit la lagune et se déposa devant lui. Montrant les crocs d’un air affamé, un loup, dont les épaules arrivaient à son coude et sa tête au haut du bras le regardait fixement. Du haut de son mètre quatre-vingt-cinq, Heaven restait pourtant le plus grand.

Mais ce ne fut pas la première chose qui lui vint à l’esprit. La sensation manatique, l’aura dégagée par l’être en face de lui, avait la capacité de lui tordre l’âme. Son regard vert émeraude se fixa sur celui de son antagoniste. Oui, car c’était un être, pas un animal … par pure logique, un loup de cette taille, ne pouvait pas être qu’un loup.

Dans un geste lent et gracieux, Heaven effleura le manche de son katana. La longue lame argentée étincela aux premiers rayons de la lune naissante, contrastant avec le noir de jais nocturne. Dans un bruit caractéristique du fer contre un autre, l’arme sortit de son fourreau et vint se placer face au visage de son possesseur, de profil … ses deux yeux de part et d’autre de sa lame, l’homme ralentit les battements de son cœur. Écoutant la respiration sifflante de l’être qui le lorgnait, le demi-sylvain planta son œil au fond du sien … ce qu’il y lut n’était que souffrance et famine … en premier plan seulement. Tel un voile de soie se déchirant, l'intelligence perla dans l’aura et le regard de l’hybride.

Quelque chose d’impérial émanait de cet être.

Heaven pouvait l’attaquer, lui sauter à la gorge, ou user de technique et tactique pour lui faire entendre qui était le maître, l’homme sur l’animal. Mais cette frontière entre l’intelligence humaine et animale n’existait nullement pour l’esprit perverti par la nature du sang mêlé. Après tout … lui aussi ressentait cette faim, cette soif, ce besoin de nourriture, lui aussi serait prêt à tuer pour obtenir de quoi se sustenter et soulager ses crampes d’estomac. Les elfes sylvains étaient végétariens, mais élevé par son père également, Heaven n’était qu’un simple omnivore. Tuer son antagoniste et déguster sa chair serait profitable, simplement quelque chose l’en empêchait. L’être affamé qui lui faisait face lui même.

* Seigneur loup ... quelle est votre force *

L’homme rangea sa lame dans son fourreau. Un sourire au coin droit de ses lèvres, il retroussa ses manches et regarda fixement le loup. Puis d'un geste, il s'entailla le bras avec une pierre qu'il rejeta dans le lac. Le sang de l'elfe gigla de la plaie béante, répendant son odeur âcre et salée ...

* Êtes-vous aussi bestial que vous en avez l'air ... *

Parfaitement conscient de son geste, Heaven fit son ultime offensive. Il s'approcha du loup et tendit son bras sanglant en avant.

- Je connais la faim ... je connais cette douleur ... cette soif qu'on ne peut étancher qu’avec le sang.

Le visage impassible, son regard plongeant dans celui de son adversaire, il lui offrait son sang si cela pouvait lui sauver la vie, il lui offrait son bras, ou un morceau si il le désirait. En un instant convaincu qu'il ne s'agissait pas d'un animal, Heaven pensa soudainement à une possible erreur ... jusqu'ici jamais la nature ne l'avait trompé, mais était-ce le bon choix cette fois ... Peu importait, le loup aurrait de toute façon l'avantage sur lui, la meilleure offensive qu'il pût lui porter était la suivante, lui proposer ce qu'il désirait.

La peur était totalement absente. Une confiance aveugle en son intuition souillait son âme, peut-être était-ce là sa dernière erreur.

Droit et digne, souillé par l'eau et trempé de sang, le Loup sentait sur son dos l'ultime souffle du soleil.

L'Autre avait planté son regard dans le sien. Savait-il réellement ce que cela signifiait, ce bipède ? Sûrement pas... Ces créatures étaient fières, se croyaient supérieures à tout être et en tout. Elle réduisaient en esclavage ceux qui étaient plus faibles qu'elles - y compris ceux de leur espèce. Les bipèdes étaient une aberration, simplement ; la folie d'une Nature qui se nécrosait.
Pourtant, Cheilan était indéfectiblement lié à eux, comme en témoignait le nom fort qu'il portait. Il ne trouvait pas de fierté en cela, toutefois, c'était là un nom qui n'avait pas trouvé la moindre signification en son cœur saignant.
Pire encore, il croyait que ces bipèdes n'étaient pas tous semblables. Le fuir, hurler sous ses crocs, baver en l'injuriant, tout cela était-il différent ? Non. Mais il advenait, parfois, que certaines ne réagissent pas ainsi.
Parfois, oui.
L'être posa la main sur ce bout de métal qui faisait sa seule force.
Parfois, mais pas cette fois, n'est-ce pas ?
Le Loup attendit, pourtant. Quelque chose lui murmurait que tout n'était pas perdu, que cet être était peut-être celle qu'il cherchait. Peut-être sa lenteur.. ou la quiétude de ses yeux verts, seuls en ce paysage empli de bois mort ?
Lorsque la lame vint se placer tout contre lui, il n'esquissa pas le moindre geste pour se protéger. Il n'était pas fou, cependant, du moins pas de cette façon-là. A l'extrémité du moindre des poils de son épaisse fourrure, crépitait une étincelle d'électricité.

Si la lame avait touché le Loup, la foudre aurait emprunté ce chemin providentiel pour rejoindre les enfers, entraînant avec elle une nouvelle âme.
Mais la créature attendait. N'était-elle que miroir de l'être noir et sauvage ?.. Il pouvait lire dans les profondeurs de ce regard emmêlé le même désir sauvage de vivre que le sien. L'autre était-il tenaillé par les douleurs de son corps ? Certes, oui.
Le Loup ne souriait plus, quoiqu'il n'ait jamais vraiment sourit, à proprement parler. Le vent nocturne soufflait avec rage.

Ce fut au tour de l'autre, d'esquisser ce tranquille rictus. Il s'entailla le bras.
Crétin. Tu veux précipiter ta mort ?
Cheilan ne broncha pas lorsque l'autre s'approcha, malgré l'odeur qui brûlait sa gorge. Il eut pu bondir... Finalement, à quoi cela aurait-il servi, quand sa proie se détruisait seule ?

- Je connais la faim ... je connais cette douleur ... cette soif qu'on ne peut étancher qu’avec le sang.

Sa voix était pure et claire. Il semblait sûr de ce qu'il faisait, de ce qu'il était.
Il tendait son bras, sans douter un instant. Sans hésitation.
Le Loup ne le tuerait pas. Pas encore, du moins.
Sans toucher à ce bras offert, sans réfléchir ni chercher à comprendre cet acte d'abandon venant d'un tel être, Cheilan fit un pas.
Brusquement et avec violence, sa tête heurta le ventre de Celui qui masquait son visage. Puis il recula. Tout en le volant, de manière impalpable, il lui avait offert de sentir le contact de sa fourrure pure.
Il désirait s'amuser, laisser s'échapper le flux de ses pensées, de ses souvenirs intrus, qui torturait son esprit. Il voulait que le combat commence. Il ne voulait pas d'un sacrifice.
Lui aussi, était infiniment sûr de lui. Qu'il perde, gagne, meurt, il demeurait toujours vainqueur.

L'autre lui avait parlé. Puisqu'il lui reconnaissait une intelligence, le Loup lui accordait le même présent.

Plus violente que les autres, une rafale de vent fit frémir la surface du lac.

Le loup ne le touchait pas … pourquoi ? Peut-être que son intuition s’avérait, n’être finalement pas une erreur. Le regard d’un vert glacé sondant celui de l’être lui faisant face, la situation sembla désespérément confuse et bloquée, l’espace de quelques secondes cependant.

Heaven portait son bras devant lui, mais seul le vent le toucha. Pendant un instant du moins … Le loup s’approcha et heurta violemment son ventre avec sa tête. Le poil soyeux de l’animal caressa la peau de pêche de l’humain, celui-ci ressentit une faible décharge d’électricité. Durcissant ses abdominaux, le demi-sylvain ne fit que reculer de plusieurs pas, traînant son bras meurtri dans l’eau, il remonta sur le gravier. Retroussant sa deuxième manche, l’homme insondable déposa ses armes sur le sol. Les laissant tout de même à portée de main. Se retournant vers le loup, l’homme s’approcha lentement, puis bondit rapidement sur le côté avant de faire un salto en avant vers le côté gauche de son antagoniste.

Le geste fut rapide et précis. Médecin ou plutôt, chirurgien de métier, connaissant les endroits douloureux, Heaven enroula sa jambe gauche entre les pattes avant de l’animal et appuya trois doigts sur le point interscapulaire du dos de celui-ci, autrement dit, sur le bord gauche de la cinquième vertèbre en partant du haut. L’effet d’une telle pression se trouve être immédiat, d’une origine nerveuse cervicale, une irradiation brûlante parcours le corps subissant la pression, à partir du point critique jusqu’au sommet du crâne. Le demi-sylvain appuyait comme il pouvait, sachant qu’une seconde et demie environ suffisait à ce que la pression produise l’effet voulu. Sa main gauche exerçant la même pression dans le cou de l’animal, il tentait de maintenir sa tête avec sa seule force humaine, alors que sa jambe légèrement repliée entre les pattes de celui-ci lui soulevait légèrement le poitrail.

Étrangement, le fin sourire n’avait pas disparu des lèvres du sang mêlé, à l’identique qu’un humain envers un autre, l’homme mesurait sa force à celle du loup, sachant que sa puissance physique sans ses armes était inférieure à celle du loup, Heaven préféra user de son savoir et de sa précision. Il tiendrait autant que sa force le lui permettrait, mais il ne faisait aucun doute que son antagoniste allait le repousser très rapidement. La force brute était quasiment inutile contre le seigneur loup. Trop de respect s’insurgeait en l’esprit elfique pour s’abaisser à se saisir de ses armes, mais si il le fallait, son instinct de survie n’hésiterait pas, lui, à s’en servir. Le moment conférait plutôt une impression de défi cordial, pourquoi rompre celui-ci …

Cheilan avait clairement refusé le sacrifice, en un langage universel. Qu'avait-il espéré, cet être ? Que le Loup lui accordât la mort ? S'il souhaitait en finir, qu'il s'y tienne lui-même, et seul.
Le digne Mage n'était pas de ceux qui font des présents sans rien obtenir en retour... loin de là... Maintenant, il prendrait sa vie.

Quant à la créature, elle accusa le choc, plus ou moins bien. Peut-être aussi bien qu'elle le pouvait. L'éclair d'un instant, une pensée amusante traversa l'esprit du Loup, avant de s'y noyer : s'il se redressait sur ses pattes arrières, l'autre palperait avec netteté le fossé qui les séparait. Pourtant, Cheilan ne se considérait pas comme un être supérieur. Il était l'égal des animaux, du moins dans leur majorité. Les humains et assimilés leur étaient inférieurs... Ils étaient si perfides...

Un geste de l'hybridé retint son attention. Ainsi, il abandonnait ses armes... Un brin d'honneur véritable subsistait-il au creux de ce faible corps ? Se rendait-il seulement compte de sa faiblesse ?
Il le laissa faire, jusqu'à ce que l'autre bondisse, atterrisse à coté de lui. Son regard ne le suivit même pas ; cela n'était pas utile, au vu du bruit qu'il émettait en fendant l'air.
Même aveugle, Cheilan aurait pu combattre sans se sentir handicapé - à moins de n'avoir provoqué l'air ou la terre.

Il fut surpris, parcouru d'un frisson naissant, tandis qu'une pointe, lui sembla-t-il, transperçait son dos. Non, le sang ne coulait pas... Et qu'importait.
Le corps de l'homme n'était désormais plus qu'un arbre, une chose, parmi toutes celles qui se faisaient foudroyer en cet instant même. L'électricité passa par les doigts, la jambe, pour courir rejoindre le sol, volant la vie sur son passage.
De sa patte antérieure libre, il lacéra vivement la jambe qui s'appuyait contre son corps. La décharge, dont il sentait déjà les rémanences, n'avait pas été suffisante pour tuer. Le Mage aurait souhaité éviter d'utiliser si vite ses pouvoirs, mais il était aussi rare, qu'un adversaire parvienne à l'étonner ainsi en début de combat.
Il avait encore beaucoup de haine à extraire des tréfonds de son âme; ; toute cette haine accumulée, entassée là par les hommes, les drows et les autres.
Dans un furtif éclair, il aperçut le visage souriant de la créature...

- Sers-toi de tes bâtons, de tout ce qui est à ta portée et que tu possèdes. La vie n'est pas une affaire d'honneur.

D'un coup, la gorge du Mage s'était écrasé sur elle-même, devenait presque inexistante, noyée sous une fourrure abondante. Il s'était partiellement métamorphosé en mainate, transformation avortée ; déjà, il avait retrouvé sa forme originelle.

Il aurait aussi pu user de tant d'autres sorts ! Mais pour l'heure, cela suffirait.
D'un coup aussi vif que puissant, il se retourna sur l'être. Et il bondit sur lui, projetant tout son poids.

Le vent tourbillonnait au-dessus d'eux, hurlait dans les branches. Il courait jusqu'aux nuages, les torturait, avant d'en projeter des lambeaux sur la terre.
Le brouillard naissait.

Impassible tout d'abord, Heaven pressait la vertèbre du bout des doigts comme il le pouvait. Une secousse nerveuse lui indiqua que l'effet voulu se présentait. Le demi-sylvain avait abandonné ses armes, le refus d'utiliser ses lames contre le seigneur loup était une question d'honneur, et de respect. Au plus profond de lui même, une entité lui murmurait que quoi qu'il arrive, l'animal ne le tuerait pas. Les raisons d'une telle agressivité se firent alors plus apparentes. Mais l'homme n'eut pas le temps d'y réfléchir. Une décharge d'électricité lui secoua les bras, le tronc et les jambes. Alors qu'il entamait un mouvement de recul, le loup planta ses griffes dans sa chair, les laissant coulisser dans son épiderme, de larges entailles apparurent alors sur la jambe de l'hybridé. Heaven recula enfin, de plusieurs pas, mais sans précipitation. Légèrement ployé en deux, il laissait l'électricité évacuer son corps, et le froid du lagon anesthésia à peine la douleur des griffures, qui se voulaient selon la logique, relativement profondes.

Dans une ultime secousse qui lui eut enserré la nuque, le visage du loup lui apparut, lui signifiant que sauver sa vie n'était pas une question d'honneur. Parole sage, c'était évident, cependant, l'elfe se refusait toujours à utiliser l'arme blanche contre l'animal, tel un barbare se jetant contre des hordes. Reprenant son souffle, son regard s'écarquilla lorsque son antagoniste se métamorphosa en mainate, puis reprit son apparence originelle. Un mage ? Un ... loup-mage ? L'homme reprit possession de ses moyens au moment où celui-ci lançait tout son poids, comme porté par la brise, vers la racine qu'il était depuis quelques secondes. Handicapé par sa blessure, le saut latéral lui fut impossible, mais il n'était pas question d'abandonner aussi rapidement. Roulant sur le côté, lorsqu'il se redressa, son regard croisa celui de son opposant. Pas de haine, seulement une immense colère qui cotoyait son instinct mi-animal. Un fardeau trop lourd pour lui croulait sur les épaules du seigneur loup, il était temps qu'il en laisse une partie dans son sillage.

Le demi-sylvain se précipita vers les graviers, attrapant au passage le manche de son katana. Mais il le laissa dans son fourreau, se procurant ainsi un long bâton de métal. Il traça un cercle autour de ses pieds, puis, il attrapa de sa main libre l'autre extrémité du bâton et le tendit devant lui. Sa jambe droite se ploya vers l'arrière, son corps s'abaissa, formant une étrange silhouette au faisceau lunaire. Son dur regard d'émeraude, comme posé sur son arme, fixait le loup de son expression insondable. Le sourire autrefois vivant sur ses lèvres avait disparu, un devoir venait de lui être attribué, il allait s'en acquitter avec honneur, et même plaisir.

L'eau était un terrain de combat profitable pour le mage, étant très conductrice, l'elfe ne ferait pas long feu si il restait dans cette étendue mortelle. Le gravier lui, conférait une impression de maniabilité sous les pieds agiles du maîtres d'armes. Il avait porté la première offensive, lui permettant de comprendre plus ou moins ce qu'attendait son antagoniste. Heaven le regardait comme un humain, sauf que sa puissance serait décuplée par cent. Fruit de la nature et d'une magie lambda, ce joyau d'intelligence et de vigueur se trouvait à présent en face de lui ... Une goutte de sang s'écrasa sur les minuscules rochers. Tel un animal, le sang mêlé grogna une belle imitation d'un lion enragé ... cette fois-ci il n'attaquerait pas. Il patientait, ralentissant de nouveau les battements de son coeur, il calmait ses pulsations. Ceci lui permettait de mieux ressentir ce qui l'entourait, que cela soit vivant ou non, la nature lui parlait, pas avec des paroles compréhensibles certes, mais d'une façon bien plus spirituelle, comme si un accord s'était intimement lié entre lui et les éléments, une faculté qu'il développerait sans doutes avec du temps, et de l'expérience.

- Montrez-moi le torrent de votre colère, Ce qui se tapis au fond de vous est-il aussi puissant, et aussi destructeur qu'une cascade de sang ...

Une petite odeur de chair brûlée, grésillante, insidieuse, flottait dans l'air. Son odorat subtil l'amplifiait à l'extrême. Mêlée au goût, au parfum âcre du sang, elle prévenait de l'imminence de la Mort.
Celle-ci était descendue sur eux, voilée de gris, alors même que la luminosité décroissait. Le brouillard, tout d'abord léger, prenait de l'ampleur. Il livrait bataille au vent enragé. L'eau contre le vent ; un embryon de tornade.
La Faucheuse attendait, patiemment, que les éléments fissent leur œuvre.

Lorsque l'être fut libéré de l'étreinte de la foudre, suffisamment pour sentir les crocs fouiller sa chair, il esquissa un mouvement de retraite ; plusieurs pas. Cheilan n'avait pas cherché à l'achever durant cet instant de faiblesse. Il lui avait parlé.
Que choisirait de faire la créature ? Un instant, elle parut indécise et surprise.
Pour éviter ses griffes meurtrières, elle n'eut d'autre possibilité que de se jeter au sol. Ainsi, il était furieux ? D'avoir dû se souiller, s'abaisser ? Quelle étrange conception avaient ces créatures de la vie ! Elles aimaient tant se hisser au-dessus des autres !
Tranquillement, le Loup patienta. Quoi qu'il n'ait guère l'esprit en paix... Celui-ci était parcouru de mille fils entrelacés, des pensées abstraites, concrètes ; il envisageait tout. Il était Loup, il avait subi une formation de guerrier, de garde du corps. Il était Mage, aussi.

Lorsqu'il constata que l'autre saisissait son arme, il sut de quelle façon est-ce qu'il combattrait. Désormais, cela était clair, que la lame apparut ou non. Il usait de toutes ses armes ? Le Loup en ferait de même. Mais ainsi, l'autre ne voulait pas le tuer, n'en montrait pas l'intention - qu'il le pût réellement ou non n'était pas la question.
Mais Cheilan n'avait pas l'intention de le laisser dicter les règles. Les seules en vigueur, ici, seraient les siennes.
Il égratignerait l'autre jusqu'à ce qu'il se tue seul.
Il le laisserait mourir de fatigue.
Et s'il fuyait ? Alors, seulement, il l'achèverait.
Ou encore... Si lui perdait ? Il n'en demeurerait pas moins vainqueur. Il reprendrait ses éternelles recherches, dans le monde suivant.
Le Loup avait songé à satiété. La nuit commençait à peine !

- Montrez-moi le torrent de votre colère, Ce qui se tapis au fond de vous est-il aussi puissant, et aussi destructeur qu'une cascade de sang ...

Ne me prends pas pour ce que tu es. Je ne suis pas fait de haine, je ne suis pas l'acteur minable de l'un de vos théâtres de rue, mise en scène de la vie la plus misérable - la votre. Je ne te montrerais pas ce que tu veux voir.
Certes, toutefois, je suis capable de détruire. Mais cette cascade dont tu parles n'est que la conséquence de l'acte, elle n'est pas l'acte en elle-même. Aussi, si je détruis autant que ce fluide écarlate, alors, je ne détruis pas.
Donc tu te trompes.
Il ne lui avait pas fallu une fraction de seconde pour concevoir cette réponse muette. Elle se répercuta contre les parois de son crâne, puis mourut. Le Loup ne parlait jamais pour lui, cela aurait été d'une abjecte lâcheté. Seuls les bipèdes excellaient en cela.

L'Autre grogna. Déjà, le Loup s'était métamorphosé. Cette fois-ci, ce fut une splendide chouette harfang, qui étendit ses ailes avec violence. Elle crépitait littéralement de magie, et son plumage blanc immaculé brûlait avec la force d'une apparition mythique.
Une sphère lumineuse naquit au creux de ses entrailles, pour croître et croître encore, l'enveloppant d'une vive lumière, avant de se déplacer quelques mètres au-dessus de son créateur.
Ainsi, elle éclairait de manière à ce que, malgré le brouillard et la nuit, on puisse voir de manière suffisante.

Cela, pourtant, Cheilan n'en avait pas besoin. Il avait ses sens, plus que développés, bien supérieurs à ceux de la créature bipède.

Tout à coup, le vent réagit avec rage. Se tordant autour de cette créature intruse, tentant d'exterminer la source de la lumière, il crût en intensité.
Une bourrasque, une tornade.
Les ailes de l'oiseau se plièrent violemment en arrière, avec un craquement.
Le sortilège qu'il était sur le point de lancer, un disque d'air au tranchant affûté, fut dévié de sa trajectoire. Manquant la cible de plusieurs mètres, il alla éventer un magnifique frêne, qui avait eu le malheur de se trouver là.

Puis le vent se calma.

Comme une feuille morte, l'oiseau entreprit sa chute. Il battit de ses ailes blessées, sans pouvoir se maintenir en l'air, sans même pouvoir conserver sa forme.
Ce fut un Loup-Mage qui s'écrasa sur les pierres dans de sinistres crissements.
Tout doucement, il se remit sur ses pattes.
Les filaments de magie qui émergeaient de lui semblaient animés d'une volonté propre.
Il avait le regard voilé.

Un peu au-dessus, la sphère de lumière ne s'était pas éteinte. Son volume avait été démultiplié. La regarder de face aurait eu de quoi éblouir pour de nombreuses minutes.

Heaven se sentait pantomime, le loup jouait avec lui depuis le début, il l'avait pressenti, et cela s'était bien confirmé, à plusieurs reprises d'ailleurs. Refusant toute les perches que lui tendait le demi-sylvain, refusant tout en bloc, comme il le faisait lui même. En position défensive, il ne bougeait plus depuis plusieurs secondes, ou minutes peut-être. Sous le froid linceul de la nuit, le temps passait à une allure indéfinie, il pouvait ralentir comme accélérer, la cadence de la vie allait en fonction de ses simagrées.

"Ne me prends pas pour ce que tu es. Je ne suis pas fait de haine, je ne suis pas l'acteur minable de l'un de vos théâtres de rue, mise en scène de la vie la plus misérable - la votre. Je ne te montrerais pas ce que tu veux voir.
Certes, toutefois, je suis capable de détruire. Mais cette cascade dont tu parles n'est que la conséquence de l'acte, elle n'est pas l'acte en elle-même. Aussi, si je détruis autant que ce fluide écarlate, alors, je ne détruis pas.
Donc tu te trompes."

Le sang mêlé but ses paroles comme une eau claire. Ainsi, voilà ce que le loup pensait de cet aspect bipède. Alors même qu'il grognait, le loup se métamorphosa en une soyeuse chouette harfang. La beauté et la grâce même des oiseaux, ainsi que la pureté de son plumage blanc forçait à l'admiration, tout comme la prouesse magique du mage. L'aura manatique qui entourait cette apparition ne pouvait relever que du miracle, ou d'un talent de magicien à l'état pur. Hors le loup étant le seul être capable de produire de la magie en ces lieux.
Alors qu'une sphère luminescente croîssait en son plexus, la chouette disparut littéralement dans son bain de clarté, avant de réapparaître, alors que la boule manatique lévitait au dessus de sa créatrice. La formidable sphère d'énergie éclairait les environs, chassant le brouillard, comme si le soleil repoussait enfin les ténèbres, vers les limites infinies de l'au-delà.

Alors qu'il n'était pas attendu, le vent entreprit de balayer la surface du lac, de son bras puissant et dévastateur. La bourrasque soulevait les cheveux du demi-sylvain, faisant claquer ses mèches sombres au côté de sa nuque. Les yeux rivés sur la chouette qui luttait contre la force de la nature, l'homme abaissa peu à peu son bâton de métal, le plantant dans le sol à sa gauche.
L'intempérie se fit d'une extrême violence. L'oiseau vit ses ailes se briser sous sa seule pression, le sinistre craquement produit parvint jusqu'à l'ouïe du jeune chirurgien, même ployé en deux contre le vent, il sentit ses dents grincer, à la pensée de la douleur subie par l'animal. Aussi soudainement qu'elle était apparue, la bourrasque cessa, ne ridant que peu la surface redevenant immobile du lagon.

Heaven se redressa, l'oiseau subit la traction inverse, chutant sur plusieurs mètres, la métamorphose prit fin, et le loup s'écrasa brutalement sur les pierres froides dessinant le lac. La respiration soulevant doucement sa cage thoracique, l'homme regardait d'un oeil dur et tranchant, l'animal qui se relevait sur ses membres meurtris. Celui-ci avait un regard inexpressif ou presque, tel un être humain y ayant lu de la résignation, le bipède s'approcha du quadrupède ... menaçant, traînant son long katana d'argent dans son sillage, le loup devenait pour lui, de plus en plus visible à mesure qu'il avançait dans la clarté magique. Ce n'était alors plus un être qu'il avait en face de lui, mais une âme, dépourvue de force autre que celle de la volonté immuable de s'en sortir, et de survivre, toujours ...

Levant son katana au dessus du crâne animal, l'homme se trouvait en position de pouvoir, affirmant une fois de plus la supériorité de l'homme sur l'animal ... il allait l'achever ... rompre le cycle d'une vie, et ressouder les maillons de l'éternelle chaîne de la vie. L'âme humaine qui se terrait en lui, sommait d'abattre cette lame qu'il maintenait en suspension au dessus de l'être blessé. Mais lorsque son regard croisa celui de la vie même, son existence entière lui apparut sur l'écran noir de ses yeux clos. Jamais, il n'avait pû volontairement mettre fin à une vie méritante, et le seigneur loup, lui, la méritait peut-être plus que n'importe quel être.

L'âme d'Heaven était plus dure que du diamant, mais la couleur qui perlait en son fond était d'un vert absinthe. Le vert du printemps, du renouveau, de l'espoir ... non, il ne pouvait pas le tuer, et ne le voulait pas non plus. L'elfe laissa tomber la pointe de sa lame à côté de la patte de l'animal. Puis, il s'agenouilla, et le regarda dans les yeux. Son ton se fit doux, sa voix d’habitude anguleuse se fit plus posée, pour lui parler , avec les yeux et le cœur …

- La douleur la plus grande que je ressens, c'est celle qui vous ronge de l'intérieur, que sont toutes ces meurtrissures qui jalonnent votre peau, alors que votre âme si pure se trouve empoisonnée, la race humaine est abjecte, vérolée de l'intérieur. Il y est des âmes que je laisserais partir sans peine, mais il en est d'autres que je ne peux me résoudre à laisser s'envoler, pas tant qu'elles n'auront pas trouvé la paix qu'elles méritent.

Un fin sourire se dessina sur les lèvres du sang mêlé.

- Je suis las des sarcasmes du temps, je dois supporter le poids des ans, mais comme vous je choisis d’escalader le haut sommet de la vie sous la sagesse du vent, laissez-moi vous aider, ainsi que vous accorder ma confiance, dans les vallées platoniques de nos printemps …

Au centre, trônait le Loup.
Autour de lui, le brouillard fuyait. Un être s'approchait. Il laissait traîner sa lame, sa seule force, explicitant ainsi sa ferme intention de s'en servir.
Le temps qu'il parvienne devant le Loup, la douleur avait fait son œuvre. Torrentielle, harcelant, noyant son esprit, elle avait annihilé sa magie sauvage. Doucement, la lumière de la sphère décroissait...
La lame se leva au-dessus de sa tête. Un reflet, éclatant, parcourut l'objet sanguinaire. Quoique immobile et rigide, prête à reprendre une vie qu'elle n'avait pas donnée, elle semblait atrocement impatiente.
Cheilan vit les yeux d'algue. Une fugitive lueur d'incertitude y passa. Que pensait-il, alors ? Qu'il se vengerait, en le tuant ? Qu'il pourrait ainsi retourner à sa solitude immuable et tranquille ? Bien qu'il fut humain, du moins en partie, le Loup n'envisagea pourtant pas que l'être eut pu le tuer pour l'appât du gain. Pourtant, cela aurait pu être le cas... Non ?

Lorsque la lame se planta à coté de sa patte, Cheilan n'avait pas bougé. Il était statue, en proie au destin, à la nature qui avait décidé de le briser, cette fois. Ces règles n'avaient pas de justice. N'épargnaient-elles pas, parfois, les créatures bipèdes ? Pourtant, le Loup ne pouvait que les accepter.
Plus que cela, il le voulait.
S'il avait dû s'entourer de murs, se cacher sous de la pierre cassée, détruire les arbres et asservir ses semblables pour pouvoir vivre, il aurait quitté ce monde.

L'Autre s'agenouilla devant lui, selon ce langage humain qui signifiait "Je me mets à ta portée"... Ou, parfois, "Je me place entre tes mains". Mais le Loup ne songea pas à cela.
Devant lui, ce n'était plus un ennemi, ni un jouet. Qu'était-ce alors que cette créature étrange, pourtant bipède, qui semblait aussi pure qu'un animal ?
Sa voix claire perça le silence de la nuit.

- La douleur la plus grande que je ressens, c'est celle qui vous ronge de l'intérieur, que sont toutes ces meurtrissures qui jalonnent votre peau, alors que votre âme si pure se trouve empoisonnée, la race humaine est abjecte, vérolée de l'intérieur. Il y est des âmes que je laisserais partir sans peine, mais il en est d'autres que je ne peux me résoudre à laisser s'envoler, pas tant qu'elles n'auront pas trouvé la paix qu'elles méritent.

Ces êtres étaient doués pour s'exprimer de façon abstraite... Le Loup esquissa un rictus. Ses yeux brillaient.
Ainsi, cet être était ennemi de sa propre race ?
Quant à ces meurtrissures... Elles étaient ce qui lui permettait de vivre. Il avait perdu les siens. Maintenant qu'il ne les avait plus, qu'ils lui avaient été arrachés à jamais, il s'accrochait à celle qui lui avait tendu les bras comme aucune autre créature.
Maintes fois, il avait cru la retrouver, au travers d'êtres bipèdes.
Il ne cherchait pas une personne, mais une âme, unique.

L'Autre lui sourit.

- Je suis las des sarcasmes du temps, je dois supporter le poids des ans, mais comme vous je choisis d’escalader le haut sommet de la vie sous la sagesse du vent, laissez-moi vous aider, ainsi que vous accorder ma confiance, dans les vallées platoniques de nos printemps …

- Ton nom, Créature ?

Ces simples mots lui avaient arraché un spasme de douleur. Mais peu lui importait.
Ainsi, il signifiait à l'Autre qu'il l'acceptait en tant qu'être unique, et non pas en tant que proie.
Il n'avait jamais désiré le tuer.

Lentement, il leva la tête vers son visage. Son museau effleura le front pâle.
Que le sort était capricieux ! Le voilà, faible comme un louveteau, à la merci d'un hybridé... Il eut envie de ricaner, mais il se retint.
Peut-être le respectait-il, un peu.

En ces terres lointaines, au delà d'océans au souvenir fuligineux, aux profondeurs insondables et aux éclats sans mesures, dans ces régions où la terre s'accouple de manière impie avec le ciel obscur, où les nuées s'accumulent autour des érections sismiques perpétuelles. Le vide partout s'engouffre en mugissant, dans les gorges de roche éclatées, dans les cavernes aux visages grimaçant accrochées aux flancs des montagnes, pénétrant les entrailles de toute chose pour la fouiller, la posséder, la réduire, l'exploser et la souiller. Partout s'étend le noir cauchemar, palpable, accouchant des peurs humaines. Nul pied ne s'y aventure, nulle aurore civilisatrice n'aborde ces contrées aux confins de la démence.
Tout s'était passé si vite en somme, grain de sable dans un océan de tristesse, proie facile au début, le loup avait percé l'ombre impénétrable, pour éclairer de sa lumière si pure l'endroit magique. Heaven ne devrait plus être de ce monde, pourtant la proie s'était modelée en jouet, un simple jouet, un défouloir peut-être. Puis comme si la nature riait au nez du destin, la pâle lueur de la victoire sanguinaire s'était effacée en un instant malin. Le demi-sylvain avait failli s'abaisser au rang de ceux qu'il haïssait ... la race humaine, eux l'auraient achevé, ce seigneur loup si humble et si pur, pour vendre sa fourrure au marché du coin. Comment aurait-il pû commettre un tel acte ? Les accès de folie ne résidaient pas en son être ... pas encore. Il était trop faible pour maîtriser une telle colère, bien trop fragile pour supporter le poids d'une mort injuste. Pourtant il en avait connu, de ces mains qui glissent entre les vôtres, de ces âmes devenant bleues en rendant leur dernier soupir.

En face de lui, le loup souffrait d'un mal visible. Le choc physique qu'il avait reçu, additionné peut-être à d'anciennes meurtrissures avait usé son être, et malgré la force de volonté qui émanait de celui-ci, ce que la nature lui avait donné pour enveloppe corporelle ne suivait plus. Heaven ne redoutait qu'une chose, l'exclusion. Si il refusait son aide, sa guérison serait d'une lenteur et d'une douleur extrême dans le meilleur des cas ... sinon, elle serait impossible. La beauté de l'être n'avait d'égale que celle de son âme, le seigneur loup qui trônait dans la frêle lumière lui parla de nouveau ...

- Ton nom, Créature ?

Le demi-sylvain posa son regard couleur espoir dans celui de son antagoniste. Dans un raisonnement humain, la confiance accordée approcherait du zéro absolu, qu'un animal demandât le nom d'un bipède pouvait être prit comme une insulte. Mais ici, ce n'était pas le cas. L'homme regarda le mage comme son égal, le même regard qu'il eut pû jeter à son patient, sauf qu'un immense respect doublait celui-ci, et une gratitude pouvait être décelée en son plus profond abysse.

- Mon nom est Heaven Taramel seigneur loup.

Dans un geste significatif de respect, l'homme abaissa doucement la tête. Au même moment, le museau de la créature frôla son front. Redressant son visage, le sang mêlé jugea prudent de ne rien quémander à cet être, pas même son nom. Il était libre de restituer lui même ces information, quand bon lui semblerait, probablement lorsqu'il lui ferait réellement confiance. Qu'importait une vie elfique à côté d'un joyau de la nature et des dieux ? Heaven parcourut le corps du loup, le survolant d'un oeil expert. Le choc de la chute avait failli sortir l'os du membre avant gauche de son logement, ceci se justifiait par une bosse qui gonflait anormalement, fruit d'une friction des tissus probablement, et bien entendu, d'une torsion plus qu'inconvenable. Malgré l'extrême état de fébrilité du mage, l'homme ne pouvait pas discerner les réelles blessures, son poil était trop dense pour qu'elles puissent être vues, peut-être était-ce là un moyen naturel de défense ?

Le sang mêlé posa un doigt léger sur le bout du museau concerné, puis le retira presque aussitôt. Pas de fièvre, pas de problème interne, les blessures étaient simplement dues à une fatigue extrême et à des accrocs naturels, ce qui eut le don de le rassurer légèrement. Heaven se recula d'un pas, la proximité ne devait pas être appréciée par son antagoniste, inutile de tenter le diable. Songeur, il regarda le loup d'un air pourtant taciturne. Après tout, l'avantage des confiances platoniques, c'est qu'elles ne vous déçoivent jamais ...

- Vous êtes l'histoire de la lente maturation d'une destruction à venir, par des forces incommensurables qui ne reposent plus.L'histoire de l'éveil d'une terre des centaines de fois millénaire, à l'âme asséché, aux fleuves noirs comme la lie des âmes détruites, aux ruines hantées et aux falaises tordues de douleur. Vous avez des choses à accomplir ... j'en suis convaincu.

Le regard posé sur le Loup était empli de savoir. Une aura d'assurance enveloppait l'être. Cheilan l'observait, avec une expression indéchiffrable.

La Nature avait fait son œuvre en ce monde demeuré sauvage. Les arbres sommeillaient sous son implacable surveillance, le vent mourrait. Invincible, le Lac... Les puissantes montagnes étaient immortelles ; tout, tout se riait de la fragilité de ces vies éphémères. La Terre eut pu trembler, et les engloutir, en un minuscule fragment de temps. La Mère maniait ses créatures sans ordre, ou peut-être, au contraire, animée d'un dessin que l'on ne pouvait atteindre, comprendre.
Elle se jouait de ses créations, forte de son éternité, de sa toute-puissance. Elle était le soleil, l'eau, la vie, la mort.
Tout doucement, elle drainait les forces du Loup.

Il sentait les pierres qui déchiraient sa fourrure, le poids de son propre corps, qui l'écrasait, l'oppressait. Il percevait l'odeur de son sang, la chaleur de son souffle, qui faiblissait davantage à chaque instant. Les ondes de douleur irradiaient sa poitrine à chacune de ses inspirations, comme si une côte avait transpercé l'un de ses poumons. De sa gueule coulait un sang noir et poisseux. Pourtant, le monde ne se refusait pas à sa vue ; ses yeux, encore vifs, ne quittaient pas ceux de la créature.
De son museau, il lui avait volé une once de chaleur. Ce contact fugitif... Il lui confiait son estime, sans équivoque.
Sans équivoque... de même que le regard que lui accorda l'être.

- Mon nom est Heaven Taramel seigneur loup.

En retour, il ne lui demanda rien.
Lentement, les coins de la gueule du Loup s'étirèrent en un rictus. Il ne comprenait pas, se refusait encore à admettre la nature exacte de cet être. Pour lui, il était encore humain.
Il avait accordé sa confiance à un humain.

Quoique léger, il sentit un contact contre sa truffe. Cela ne dura pas. Sans vraiment le vouloir, il fouilla ses yeux verts du regard. L'autre réfléchissait, semblait-il. N'avait-il d'ailleurs pas dit vouloir l'aider ? Peut-être possédait-il quelques connaissances des simples et de leurs usages.. Ou encore, était-il de ceux qui défiaient la mort, en éventrant les corps pour mieux les ramener à la vie ?
Doucement, le Loup ricana. La chaleur qui s'échappait de sa gueule formait un vague nuage dans l'ai glacé de la nuit. Quelques gouttes de sang tombèrent au sol en un bruit discret.

- Vous êtes l'histoire de la lente maturation d'une destruction à venir, par des forces incommensurables qui ne reposent plus.L'histoire de l'éveil d'une terre des centaines de fois millénaire, à l'âme asséché, aux fleuves noirs comme la lie des âmes détruites, aux ruines hantées et aux falaises tordues de douleur. Vous avez des choses à accomplir ... j'en suis convaincu.

C'était là une conception bien curieuse, songea-t-il. Il n'était que lui-même, il vivait. Pourquoi aurait-il dû être l'instrument de vengeance, d'expression, de la Nature ? Il n'était qu'un Loup-Mage, seul, mourant, peut-être.
Il n'était autre que lui-même, et ne vivait que pour servir ses buts, sans jamais manquer à ses origines.

Au fond de lui, les souvenirs de massacres ressurgirent. Ceux que ces créatures avaient perpétré contre les siens, les leurs.
Il revit son corps à elle, brisé, écarlate et poisseux.
Il se souvint le cri du sang humain, le goût de la terreur.

Doucement, le Loup posa sa tête au sol. Il ne voulait pas qu'elle tremble.
Il attendrait que l'on choisisse pour lui, puisqu'il n'était plus en droit de le faire.

La Lune pleine et haute dans le ciel brillait avec force. Le vent se terrait, lent ; il contournait les deux êtres.

Sa tête contre le sol, il sentit une torpeur, nouvelle et étrangère à son être, s'immiscer en lui. Des milliers de mains minuscules s'accrochaient à sa fourrure, le tiraient vers le sol. Il s'écrasait, quoi qu'il ne bougeât plus. Ses yeux se tournèrent en direction du ciel. L'air, parfaitement pur et dégagé, laissait entrevoir un ensemble d'étoiles, dont les projections sur la voute céleste étaient suffisamment proches pour que l'esprit du Mage puisse les relier de lignes imaginaires. Il ne voyait pas de bateaux aux voiles déployées, ni de coupe ni de couronne ni de flèches ; il percevait une chose, unique, un oiseau aux ailes ouvertes qui s'étirait d'un bout à l'autre de l'horizon. Chaque lumière était la pointe de l'une de ses plumes. Il couvrait le ciel, son œil était la lune ; s'il s'était envolé, le Monde aurait été plongé dans le noir. Il ignorait combien sa présence importait à ces minuscules êtres qui évoluaient au sol. Et cela ne devait absolument pas l'importer.
Au loin, posé sur le sol, un petit bihoreau gris engloutissait un poisson. Il pencha la tête pour observait le ciel. Lui aussi, voyait cet immense oiseau.

Cheilan aurait aimé que ce fut un Loup, là-haut, dans le ciel. Il n'avait pas de Dieu, il ne croyait en rien, parfaitement libre. Était-ce parce qu'il ne possédait aucune réponse aux questions qui le taraudaient qu'il avait entrepris cette quête infinie ?
Quoi qu'il en fut, il ne possédait aucune alternative. Il en serait ainsi jusqu'à la fin, car il ne pourrait inventer ces réponses. Et personne ne les lui donnait avec suffisamment de force pour qu'il y croie.
Lorsque cette créature l'aurait guéri, il repartirait comme il était venu. Il fuirait et reprendrait le cours de sa vie. Sauvage.

Sans qu'il n'y prêtât attention, l'Autre avait remboîté son épaule. Os de pantin, corps immobile et faible.
S'il avait pu, il aurait détruit tout ce qui vivait, en cet instant.
Quoique, non. Tout ce qui l'avait fait souffrir. Tous ceux qui avaient modelé son être jusqu'à lui arracher ce qu'il était.
Il avait envie de tuer, à nouveau. Ce désir ne l'avait jamais quitté. Il trouverait les hommes, les drows, les nains. Il leur ferait payer très cher le tribut prélevé sur des centaines de milliers d'êtres à plumes, fourrure, écailles.

Son regard vague croisa celui de l'hybridé, qui avait décidé que son cœur ne cesserait pas de battre, ce soir. Que trouva-t-il ? De la compassion... Le considérait-il comme un semblable ? Et, finalement, n'en était-il pas un ?
Que cela signifiait-il, d'être un croisement entre espèces ? Vivre seul... Lui aussi connaissait la solitude, celle qui le rongeait tout en lui permettant de vivre.

L'Autre plaqua contre sa poitrine. Ce ne fut qu'à cet instant que le Loup s'aperçut que sa fourrure, trempée, collait à sa peau.

- Votre poumon est intact mais les tissus protecteurs ont probablement été endommagés … le sang que vous crachez provient d’eux, et votre douleur d’une côte rompue. je peux vous proposer de laisser votre côte se remettre d’elle même, un breuvage de menthe poivrée possède un effet anesthésiant qui vous aidera à supporter la douleur de la fracture. Cependant, au moindre faux mouvement … votre poumon peut-être atteint.

Au moindre faux mouvement... Cela, il verrait. Si cela devait arriver, alors, il n'essaierait pas de l'empêcher. Par cette nuit glaciale, il n'avait plus le moindre désir de se préserver.
Le temps s'étira, ponctué des milliers de bruissements nocturnes.
La Créature réapparut à sa vue.
Il attendit. Enfin, le lac bruissa.
Il se releva.
A son intention, quelque eau verdâtre marinait dans l'un des creux de la roche. Ses muscles jouèrent sous sa fourrure que gagnait la glace. Son museau effleura la surface du liquide. Pourquoi boirait-il ? Cela puait les plantes hachées. Une odeur semblable à celle qui s'élève lorsque l'on piétine trop au même endroit. Il bu.
Puis il releva sa tête noire, brillante. Il vit l'hybridé. Esquissant un mouvement, il se tourna vers la forêt... Non, il ne partirait pas ainsi.
Lentement, il disparut à la vue, pour devenir un minuscule merle, posé à même le sol. Mais sa voix portait, attestant de sa présence.

- Heaven. Cheilan. J'ai à me venger, à trouver. Je te proposes de quitter ta solitude pour m'accompagner, jusqu'à ce que j'atteigne mon but.

L'oiseau se cambra, et, dans un chuintement, entreprit la métamorphose inverse. Le souffle du Loup était rauque, pourtant, sa décision était sans équivoque : il courrait, cette nuit. Il fuirait, encore. Seul ?
Que signifiait ce marché ? Que la créature suivrait le Loup ? Pour quoi, au juste ? Seuls eux possédaient la clef de cette énigme. Restait à savoir si elles s'accorderaient..

L'oiseau s'ébouriffa vigoureusement, et s'envola. Un nuage effilé voila les étoiles du ciel.

Curieusement, l'être parut se refermer sur lui-même, aux paroles du Mage. Puis il se plongea dans les abîmes de la réflexion humaine. Enfin, il sembla avoir trouvé le chemin si péniblement recherché :

- La mouvance lumineuse des électrons libres et, par là même, fous qui composent mes réactions les plus diverses. La balance qui finalement ne peut me normaliser, ne peut me marginaliser, juste matérialiser en filigranes d'énergie les flux contradictoires qui ornent au frontispice de mon insaisissable identité. Le versant éclairé de ma fièvre créatrice, l'antithèse propice de mon illumination obscure, voilà ce que je vous offre céans, voilà l'océan que vous pouvez regarder, l'horizon que vous pouvez contempler. Aux heures les plus sombres naissent et s'échappent en se tordant les pensées les plus néfastes, les plus fabuleuses et torturées, et nul parmi ceux qui s'en retrouvent envahis ne peut y échapper de manière rationnelle. Mais l'imaginaire combattra toujours l'imaginaire, arme également affûtée pour créer des terrains propices de reconquête, reconquête de la Sérénité sur l'angoisse, de la Lumière personnelle face aux suspicions solitaires; point de reniement de l'éternelle cohérence de laquelle je me drape promptement. Mais bien simplement l'idée concise de délivrer quelques flèches d'incandescence à brûle-pourpoint.

Cheilan n'avait pas fait l'effort de comprendre immédiatement ce qui n'aurait pas de conséquence directe. Ainsi, l'être, en face de lui, n'était pas capable de prévoir ses propres réactions, n'était, en quelque sorte, par son propre maître ? Il se le tiendrait pour dit.
Cependant, il avait mémorisé chacun de ces mots. Cette créature qui maniait sa langue comme agitait ses doigts n'avait pas acquis sa considération pour qu'il laissât passer un message prononcé d'un ton aussi direct.
Son regard doré, tranchant, semblait lame d'estoc, plus affûtée à mesure que le temps s'écoulait. Il attendait un geste ; quelque chose claire, qui ne put abriter de tortueuses pensées.
Puis l'hybridé se leva. Le Loup relâcha doucement la tension qui crispait ses muscles. Ainsi donc, il le suivrait... Ou plutôt, marcherait-il à ses cotés ? Cheilan était Loup solitaire, non un chef de groupe ; ils seraient une meute, égal à égal, ils parcourraient la lande et la neige. Inlassablement, leurs pattes grifferaient sol et arbres, feraient jaillir le sang de la vie, toutes leurs pensées orientées vers un proche futur, vers l'avenir et la vengeance.
Leur fourrure se gonflerait de pluie, se chargerait de soleil, il sentiraient la violence du vent sur leurs yeux plissés, les odeurs, lancinantes, des sous-bois, leur appel. Ils vivraient pleinement, sans intrigues, chaque jour passant comme une saison entière ; pas de passé ? chaque journée serait le renouveau de leur vie, occuperait à elle seule leur mémoire entière, interminable, infinie. Chasses à la chaleur et au froid, à la lumière, sous le voile de la mort, de la félicité, de l'expression, l'extase des sens, la liberté sauvage et pure.
La Nature ne connaissait pas de lois. Pas de bien, pas de mal, seule la vie, la certitude de ne jamais s'être trompé, de ne jamais devoir revenir en arrière.
Le Loup-Mage se situait entre deux mondes ; la liberté et la torture psychologique à l'état pur. Peut-être la Nature et le monde des hommes ?... Il venait, ce soir, une nouvelle fois, de verser dans le second, puis de se retourner vers le premier.

Poings serrés, la détermination de l'Autre prit le pas sur toute nouvelle réflexion. Lorsqu'il parvint à sa hauteur, Cheilan se retourna en direction des arbres.
Ils y disparurent, côte à côte. Deux ombres.

La Lune brillait, ce soir, plus que jamais.