Rénovations

Les rénovations allaient bon train. Cette immense et antique ruine qu’était devenu l’amphithéâtre de Diantra au fil des âges avait terni sa beauté sérénissime, le relégant au rang de curiosité d’un passé révolu. A peine plus qu’une ombre dans les quartiers rayonnants de la capitale des hommes. Une tâche laide qui ne demandait qu’à être lavée, brossée et bien sûr rénovée.
Profitant du fait que la guerre se déplace vers l’Est à Alonna et Oesgard, Noémie Amaranth, aristocrate de son état, avait réussi à obtenir les fonds et autorisations nécessaires pour mener à bien son oeuvre: la réhabilitation du vieil amphithéâtre en un temple de l’art et des spectacles. Récolter des fonds auprès des nobles avait été une expérience des plus déplaisantes. Ces grippe-sous étaient plutot malins dans leur genre, et dame Amaranth avait dû rivaliser de promesses et dû brosser de nombreux aristocrates aux poches bien pleines pour obtenir de quoi financer les rénovations.

Ce n’était qu’un premier pas dans son vaste projet. Intérieurement, elle refit le récapitulatif des derniers mois à Diantra. Brume et ses espions avaient bien rempli leur tâche. Dame Amaranth disposait maintenant de mécènes chaleureux et honnêtes, des dilettantes fortunés pour qui l’argent était un trop plein dont ils devaient absolument se débarasser. Après tout, ces gens avaient plus d’écus qu’ils n’en dépenseraient dans tout une vie. Autant les délester un peu. Même si ce n’était pas dans les habitudes de la dame des ombres, elle avait félicité son homme pour cette formidable entreprise.

Ces derniers mois avaient été des plus rudes pour les caisses de Noémie. Si les mécènes payaient la quasi-totalité des réparations de l’édifice, c’était à Noémie de trouver les bonnes personnes pour faire ce travail. Ce faisant, elle avait relaché une bonne partie des fils de sa toile pour trouver les ouvriers les plus compétents dans ce domaine. Des ébénistes elfiques pour les échaffaudages, des ouvriers nains pour le gros-oeuvre maçonnique en passant par les diverses corporations des multiples corps de métiers de Diantra, le réseau de Noémie avait une fois de plus fait ses preuves. Mais tout ça n’était que peu de chose en comparaison de son plus gros soucis. Qui en serait l’architecte ?

La dame des possibles s’était retrouvée dans une impasse dans ce domaine. Etant tout sauf une experte en conception de bâtiment, elle était complètement inutile. Cet état de frustration ne fit que s’accentuer. En effet, Noémie avait besoin de quelqu’un de compétent, quelqu’un de fiable et d’innovateur. Sa priorité était de faire de cette ruine une merveille d’enchantement. Ce n’était pas simplement rénover, mais plutot renouveler et rebâtir ! Il lui fallait le meilleur architecte, ou du moins, le plus imaginatif. Hélas, de tous les architectes présents à Diantra, il n’y avait pas grand monde de cet acabit. Tous de vénérables vieux birbes ou des jeunôts impatients. De ceux-là aucun n’avait cette fibre artistique que Noémie recherchait. Et surtout, aucun d’entre eux n’avait de connaissance en matière d’enchantements magiques. C’était un petit plus que Noémie voulait ajouter à son amphithéâtre. Le pouvoir des illusions était quelque chose de fantastique pour peu qu’il soit correctement utilisé. Et c’était sur ça que Noémie voulait miser pour ce nouveau projet.
Mais des architectes-enchanteurs, ça ne courrait pas les rues. Noémie avait à nouveau relaché les fils de sa toile pour obtenir l’objet -ou plutot la personne- de ses désirs. Après des semaines de recherches infructueuses, laissant ses ombres errer dans les villes et dans les campagnes, elle avait fini par trouver la perle rare : Carine Mytheiril.

Une architecte douée en magie. C’était si rare de nos jours. Noémie avait tout de suite considéré l’architecte comme son futur jouet. Elle déchanta vite. Ses espions, ses ombres et ses serviteurs magiques eurent beaucoup de mal à mettre la main sur elle. Il faut dire que cette petite était continuellement protégée des sortilèges de divination que lançait régulièrement la dame des ombres. Etrange, mais pour le moins intéressant.
Noémie finit par retrouver sa proie au beau milieu d’une immense forêt domaniale jouxtant des communautés humaines. Les paysans des patelins eurent tôt fait de lui indiquer les appartements de cette Carine.

“Créfieu, c’te Carine m’dame, elle vit pas trop loin d’ici. Les aut’s z’appèlent ça Havresort. C’est dans la forêt eud’là ! Mais pr’nez garde m’dame, c’t’endroit il est pas normal, c’le domaine d’la sorcière !”

Ces imbéciles avaient raison. Le domaine où vivait Carine Mytheiril était bel et bien celui d’une sorcière. Cela se sentait à des lieux à la ronde. Le sentier sur lequel elle avait marché pendant une heure avait beau sembler tout à fait normal, il s’en dégageait une faible aura empreinte d’une magie dont elle avait du mal à cerner les limites. Le chemin s’était brusquement arrêté. Il n’y avait au bout du chemin qu’un petit poteau sur lequel était fixé une petite cloche en fonte. Au-delà, rien à part un immense bosquet d’arbres touffus. Rien de plus ressemblant à un arbre qu’un bosquet d’arbres, et encore plus dans une forêt profonde.
Noémie avait sonné à la cloche. Après tout, il n’y avait rien de mieux à faire. Si ces paysans supersticieux avaient raison, ce devait être là. Et elle n’avait pas été déçue. Sous son regard de glace s’était ouvert un chemin de pierre dans les broussailles. Elle était entrée dans Havresort, domaine des Mytheiril.

Ce qu’il advint reste à la discrétion de Noémie, mais le résultat était là : Carine Mytheiril s’était portée volontaire pour rénover l’amphithéâtre. Dame Amaranth était plus que satisfaite du travail de la jeune femme. De plus, son état d’esprit lui plaisait. Même si Carine avait tout de suite cerné la personnalité de Noémie, elle ne lui en tenait absolument pas rigueur. Au contraire, le pragmatisme de dame Amaranth l’enchantait. Si les deux femmes s’entendaient à merveille, il arrivait que des clivages naissent entre elles pour certains points de la construction. Si Noémie laissait l’experte faire, elle ne pouvait s’empécher de donner les indications principales à Carine, qui elle, les adaptaient en fonction des possibilités.

Résultat, les rénovations avaient correctement débuté. Les salaires avaient été versés et la populace pouvait venir observer la restauration vue de l’extérieur. Les travaux étaient soigneusement surveillés par les contremaîtres et les gardes de la ville. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Dame Amaranth faisait une apparition aux chantiers toutes les semaines pour constater de l’avancement. Souvent accompagnée des mécènes de l’ouvrage, elle portait une attention toute particulière à ce qu’ils puissent admirer l’amphithéâtre, de sorte que les crédits soient constamment renouvelés. Les chefs de chantier faisaient leur rapport à Carine qui elle faisait un compte-rendu de ses avancées à son employeur. Les talents de Carine pour l’architecture et les compétences de Noémie pour recruter des personnes compétentes étaient à leur plus grand avantage. Les travaux avançaient plus vite qu’elle ne l’espérait. D’ici deux mois, tout serait terminé et le peuple pourrait à nouveau profiter des délices du théâtre et de la musique.

Noémie Amaranth avait alors joué sa deuxième carte. Dans son immense projet, elle n’avait pas oublié les conséquences d’avoir un amphithéâtre à sa disposition. Posséder un bâtiment n’était pas une fin en soi, il fallait le faire vivre. Si Carine faisait des merveilles pour tout ce qui est du bâtiment, elle ne pourrait absolument rien pour le remplir d’hommes et de femmes. Depuis des années, les plans germaient dans l’esprit de Noémie. Elle allait pouvoir tirer la pleine mesure de ses réseaux. Ses espions, ses émissaires, avaient infiltré les strates de toutes les corporations influentes du domaine des arts en quelques années, et ce dans de nombreuses villes.

Des troupes de baladins, des mécènes, des artisans de renom, des artistes, ces gens seraient ravis de participer à son grand projet. Noémie avait décidé de créer rien moins que sa propre organisation. Un conglomérat de gens dévoués à l’art, l’art sous toutes ses formes. Car Noémie adulait l’art. C’était une des formes les plus pures d’expression personnelle. Elle désirait faire du nouvel amphithéâtre rien moins qu’un temple de l’art, dans ses manifestations les plus variées. Noémie voyait une immense corporation, une guilde d’un genre nouveau, regroupant pour la première fois depuis des siècles les artisans, les artistes et les mécènes des quatres coins du pays. Son entreprise avait jusque là été couronnée de succès. Elle contrôlait à présent, bien que très officieusement, une bonne partie des guildes d’artisans de Diantra. Mais Noémie privilégiait la qualité à la quantité. Ceux qui ne possédaient pas le don pour les choses de l’art n’avaient pas de place dans son plan. Ils seraient ravis d’avoir un amphithéâtre à disposition. De là, Noémie bâtirait une structure pour une grande organisation artistique, rivalisant avec l’Armée des Divins.

Tout était pratiquement prêt, il ne manquait plus que l’écrin pour le bijoux que serait cette nouvelle organisation.