Le retour de Varlar | Kazil

Varlar, gérant des Comptoirs Noblegriffon et ancien amant d'Esidenir de Langehack, avait décidé de se faire oublier pendant trois mois. Mais avec la paix qui revenait, et la fin du Tournoi Royal, il avait jugé le moment opportun de faire son grand retour. Tout ce qu'il avait pu gagner de sa liaison tumultueuse avec l'ancienne duchesse était figé dans un statu quo des plus déplaisants, sa première initiative avait été d'écrire au nouveau maître des lieux, dans l'espoir inavoué de ne pas perdre ses liens privilégiés avec le palais si chèrement acquis.

Au Seigneur Kazil de Langehack, Duc de ces Terres, Sénéchal de Trystan le Grand, Roi de Diantra.

Par cette présente missive, soyez assuré mon Seigneur de nos plus sincères condoléances. Vous les trouverez sans doute tardives, et elles le sont, mais sachez seulement que nous ne voulions interférer dans votre douleur, car si notre attachement à la famille ducale est réel, il n’est en aucun cas comparable à celui d’un oncle pour sa nièce et son neveu.

Le spectre de la guerre s’est éloigné. La guerre civile est terminée, grâce aux soldats fidèles à notre bon Roi et à votre discernement. Cependant, tout n’est pas encore achevé. Notre patrie est déchirée, nos villes sont meurtries. Si Diantra jouit d’une reconstruction rapide, ce n’est pas le cas partout. La Péninsule panse ses plaies, et tente d’oublier l’horreur provoquée par quelques hommes avides de gloire et de pouvoir.

Si le duché n’a pas souffert physiquement de la guerre, nous portons tout de même le deuil de toutes ces atrocités. Depuis la mort de feu Esidenir de Sephren, votre belle sœur, nos contacts avec Langehack sont devenus quasi-inexistants. Et pourtant, avant sa disparition, nous étions étroitement liés au travers d’accords commerciaux avantageux aussi bien pour vous que pour nous.

Pour nous tourner vers ce futur si important alors que notre passé est encore teinté de sang, nous souhaiterions vous rencontrer, afin de parler ensemble de nos futurs entreprises communes. Aussi est-ce en toute humilité que nous vous demandions audience.

Les Comptoirs Noblegriffon.

Varlar était convoqué au Palais. En d’autres termes, il avait obtenu exactement ce qu’il voulait. Voilà bien longtemps qu’il ne s’était pas rendu dans la résidence des maîtres de Langehack, depuis la mort d’Esidenir très exactement, et pourtant il s’y sentait encore comme chez lui. La veuve lui avait fait la faveur de mourir, le libérant de son emprise malsaine, mais il n’était pas parvenu à s’en réjouir. Quelle maîtresse elle avait fait ! Quelle diablesse, elle l’avait utilisée jusqu’à sa mort. Il avait bien cru qu’il ruinerait les Noblegriffon avec les cadeaux qu’il avait du lui offrir pour la contenter. Heureusement que sa position lui avait permis de se faire un nom dans la noblesse langecine. Il avait pu devenir le fournisseur de tout et de tout le monde, ce qui avait dans un premier temps amorti les frais… avant de les rembourser totalement.

Mais Esidenir était morte, et avec elle l’influence qu’il avait pu glaner. Oh, son comptoir n’était pas retourné dans l’oubli, il n’avait fait qu’un pas en arrière après avoir marché pendant plusieurs mois en avant… Mais ce n’était pas assez pour l’ancien commerçant sans histoire qu’il avait été. Varlar avait goûté au luxe, et c’était une drogue dont il ne pouvait plus se passer.

« Je suis Varlar des comptoirs Noblegriffon, je viens sur invitation de mon Seigneur le Duc de Langehack. » annonça-t-il au premier garde qu’il rencontra, lui tendant la lettre attestant la réalité de son affirmation.

Sous son bras, il tenait d’importantes liasses de documents ; l’inventaire demandé par Kazil avait pris du temps, mais heureusement la Dame Noblegriffon avait toujours imposé une gérance stricte et rigoureuse à ses employés, aussi la tâche n’avait pas été aussi ardue qu’on aurait pu s’y attendre. Il était venu seul, comme lors de sa première visite.

Mais cette fois-ci, il « affronterait » un homme et non une femme, et les négociations ne se termineraient pas dans le lit ducal. En d’autres termes, c’était une toute nouvelle partie, avec un nouvel adversaire et des nouvelles règles. Même s’il regretterait Esidenir pour ce qu’elle était - une négociante de génie et une amante dont il n’oublierait jamais le talent - il n’allait pas se plaindre de ce nouveau levé de rideau.

Il fallut quelques secondes à Varlar pour pouvoir mettre un nom sur le visage de l’homme qui se présentait à lui. Il l’avait déjà vu, pourtant, il en était certain… En de rares occasions, et toujours du coin de l’œil. Il n’était pas retourné dans ce Palais depuis la mort d’Esidenir, paix à son âme, et s’il avait su qu’un certain Misakith avait pris la régence du Duché en l’absence du nouveau Duc, il n’avait pas mis de visage sur ce nom. Il lui lança donc un regard prudent et ne prit pas la peine de relever son sourire un brin hypocrite.

« Je ne sais pas si on peut appeler cela un voyage. » répondit-il avec jovialité à la remarque du jeune homme, sachant très bien qu’elle n’attendait pas de réponse mais se sentant assez à l’aise pour passer outre, avec tout le respect qu’il devait à son interlocuteur. « Je vous suis. »

Son regard se rua à l’assaut du moindre détail intéressant dès qu’il fut arrivé dans la fameuse « salle appropriée ». Des papiers, beaucoup de papiers, Varlar doutait qu’il s’agisse de traités politiques ou de légendes mythologiques. Au vu de ce qu’on lui avait demandé d’apporter, il ne doutait pas qu’il avait sous les yeux une mine d’information sur les dépenses et autres activités économiques du duché. Et il aurait donné n’importe quoi pour pouvoir les étudier en détails. A la place, il se dirigea vers la table et déposa son fardeau. Ainsi, Kazil de Sephren était au courant de sa venue. Heureusement, d’une certaine façon, vu qu’il était à l’origine de la convocation. Il aurait été cocasse de voir le duc se retrouver interdit devant la présence du représentant du comptoir Noblegriffon de Langehack.

« Les Comptoirs Noblegriffon ont beaucoup à offrir à Langehack, comme ils ont pu le faire avec Diantra et Serramire. » affirma-t-il à la remarque du régent.

Puis il s’assit comme on le lui proposait, prenant le temps d’ordonner un peu la pile de paperasse, laissant le silence commencer son règne. Il dut pourtant se relever au bout de quelques minutes, alors que l’invité d’honneur - l'hôte, en réalité, mais c’était jouer sur les mots - se présentait enfin. Varlar s’inclina autant que le respect l’y obligeait, avant de se redresser souplement. Du même âge que Kazil, il était plus mince, son corps n’avait pas eu l’occasion de s’endurcir en portant plusieurs jours durant une armure lourde.

« C’est un honneur, Monseigneur. » commença-t-il. « Laissez-moi-vous féliciter pour vos exploits à Diantra. La paix règne de nouveau sur notre chère et meurtrie Péninsule. »

Ce n’était pas uniquement des paroles creuses, pas uniquement des félicitations mielleuses. Oh, bien entendu, il ne l’avait pas fait gratuitement, et espérait bien mettre le militaire dans de bonnes dispositions en flattant subtilement ses réussites militaires, mais il devait aussi avouer qu’il était fier de son duché et de son rôle dans la Guerre Civile.

« Nous pouvons commencer quand vous le souhaiterez. » ajouta-t-il.

Varlar jeta à peine un regard aux documents qu’on lui soumettait. Ils les connaissaient tous, pour les avoir en partie ou entièrement rédigé. La plupart avait été conquis de haute lutte, Esidenir avait été une négociante plus qu’avisée, aussi redoutable sur la table des négociations qu’entourée de soie et couverte de sueur. Non, en réalité, si ces traités avaient été signés, c’était parce que Langehack y gagnait, pour chacun d’eux, et si les raisons paraissaient obscur aux nouveaux dirigeants du duché, c’était sans doute parce qu’ils n’avaient pas envisagés le dessous des choses. Quelques textes frôlaient la légalité, mais comme ils avaient été signés par la main ducale, le représentant Noblegriffon savait ne rien risquer, sinon leur annulation pure et simple. Ce n’était pas réellement quelque chose sur laquelle il pleurerait, il avait tout à gagner à être honnête.

« En réalité, il n’y a que deux traités réellement importants. Les autres appartiennent aux détails. »

Des détails sans lesquels l’édifice n’avait aucune chance te tenir, mais des détails tout de même. Réduction de taxes ou, au contraire, taxes supplémentaires, droits d’exclusivités et bien d’autres, tous avaient pour but de réguler les activités des Comptoirs.

« La première chose, feue votre belle sœur avait pris l’habitude de se fournir en habits et autres fournitures chez nous, et sa Cour avait… suivit le mouvement, comme c’est souvent le cas. Il ne s’agit pas d’un traité, plus d’un accord tacite même si quelques textes ont été rédigés à ce sujet… » Il parcourut les documents fournis du regard, puis en tapota un. « Celui-ci, par exemple, dans lequel le Palais s’engage "sur l’honneur" - c'est-à-dire sans contrôle ou réelle obligation, nous n’irions jamais jusqu’à douter de l’honneur de votre famille - à nous contacter en premier. Bien entendu, nous nous tenons toujours à votre entière disposition, et serions ravis de poursuivre ce partenariat. »

Il croisa de nouveau ses bras et réfléchit un instant, construisant au fur et à mesure un discours qu’il avait préparé inconsciemment. Les demandes de Kazil de Sephren étaient prévisibles.

« La deuxième chose est à peu près du même ordre. Avec le temps, nous avons obtenu un certain monopole dans le commerce de vos équidés. Nous servons d’intermédiaires, fiables pour les deux partis - vendeur et acheteur - et Dame Esidenir avait fait appel à nos services pour l’enterrement du sire votre frère. Satisfaite, elle avait encouragé ses généraux et ses Intendants à se fournir chez nous, en nous attribuant quelques privilèges afin de simplifier la vie de tous. » Il marqua une pause, avant de reprendre sans sourciller. « Nous n’en avais jamais abusé. »

Quelques fois, en réalité, mais discrètement, et Varlar doutait très sérieusement que Kazil parvienne à le prouver ou même qu’il ait le moindre soupçon. Il ne pouvait pas être partout, et avait des détails bien plus urgents à régler.

Désormais, le tout était de savoir ce qu’en penserait le Sénéchal. Il pouvait très bien s’offusquer et retirer les gains qu’avaient obtenus les Comptoirs Noblegriffon sous le règne d’Esidenir… Des gains durement acquis, et chèrement, la Duchesse avait été une amante gourmande et exigeante, tant en cadeau que dans les plaisirs charnels.

Varlar, professionnel jusqu’au bout des ongles, n’avait pas la pâleur d’un sein pour le déconcentrer de sa tâche. Sa performation était donc beaucoup plus crédible que lors de sa première visite… mais beaucoup plus ennuyeuse, aussi. Encore une fois, le négociant se prit à regretter la sulfureuse duchesse qui avait su échauffer mieux qu’aucune autre son sang. Ah…

« Lorsque vous parlez de la primeur de ce contact, cela vaut il en terme de prix ou bien en terme d'information? Les lois du marché imposent une certaine concurrence et nous avons peur que ces échanges de bon procédé nuisent au développement du marché global.
- Nous négocions toujours nos prix en fonction de la situation, répondit simplement Varlar. Et la concurrence est une réalité qui n’a pas disparu avec ces contrats. Dame Esidenir était une négociante redoutable, qui ne se gênait pas pour prospecter avant de faire appel à nos services. »

Il esquissa un léger sourire, légèrement affectueux. Ce n’était guère convenable, mais il n’en avait cure, il doutait que le Sénéchal le reprenne sur un plissement de lèvre. De toute façon, ce n’était pas le militaire qui menait la discussion. Il semblait plutôt observer, inquisiteur. Que cherchait-il à deviner ? C’était difficile à savoir. La discussion s’orienta alors sur les difficultés que rencontrait l’économie langecinne… Et qui apparemment justifiait une augmentation des taxes sur les marchandises extérieures ou une attitude favorisant la concurrence. Tout ce que Varlar adorait…

« Il est vrai que lever une armée coûte cher, Sire, et que Langehack a perdu en efficacité militaire, depuis l’époque du Marquisat de Sephren. Il n’est pas étonnant que vous ayez quelques dettes à rembourser. Réjouissez-vous, cependant, Serramire se pendrait pour avoir une économie aussi saine que la votre. »

Il ne se souciait pas réellement des augmentations de taxe, la plupart de ses fournisseurs étaient lagecins, et il était plus exportateur qu’importateur. De même pour la concurrence, il était désormais fermement implanté dans le marché pour ne pas la craindre plus que de raisonnable. Ce qui n’enlevait rien au caractère… ennuyeux des réformes à venir.

« Aucune objection, Sire, je souhaiterai juste profiter de l’occasion pour vous poser quelques questions. » Esquissant un sourire affable et passe partout, il porta son regard sur le Duc. « Vous n’êtes pas sans savoir que ce sont nos comptoirs qui assurent désormais en grande partie le ravitaillement des armées royales. Dame Noblegriffon me tuerait si elle apprenait que j’ai eu l’occasion de vous parler et que je n’en avais pas profité pour entendre vos… appréciations. »

Rappeler au bon Duc que les comptoirs qu’il cherchait à mettre de côté étaient fidèles à la couronne et avait activement participé à son soutien était toujours une bonne chose. Il se moquait éperdument de ce qu’allait dire le Sénéchal, même s’il ferait sans doute de faire suivre l’information.