Merval… Voilà que le voyage touchait à son terme.
Depuis de trop longues semaines, Dun Eyr avait arpenté les terres des Hommes sous le couvert de la Lune. Se faufilant dans les buissons, rampant sous les ronces, rien n’avait été épargné au Nain. Sa lourde cape de voyage baillait sur des accrocs béants, tandis que son élégante robe de Prêtre se trouvait réduite à un reliquat maculé, traversé de déchirures rougies. Son errance au Royaume de Boue avait rendu le Nain méconnaissable, et sa barbe pendait tristement sous deux yeux dévorés de curiosité.
Il était temps que tout cela prenne fin.
Bien sûr, Dun Eyr aurait pu pénétrer les plaines des Hommes sous la double bannière de Garmin le Couronné, escorté par douze hérauts en armure d’airain. Et quand bien même le Roi lui aurait refusé une garde d’honneur, un quelconque navire marchand aurait bien su débarquer le Haut-Prêtre et une poigné d’Adeptes de Lirgan sur les rives de Merval.
Toutefois, Dun Eyr avait préféré s’esquiver sous le couvert des chemins bruns, ramper entre les épines des broussailles. Mieux valait pour lui que son odyssée reste secrète…
Et puis, les Nains ont horreur de la mer.
Depuis la tombée du soir, le Haut-Prêtre bondissait sur ses courtes jambes, gravissant les crêtes de la Baronnie avec l’agilité des solides chèvres du septentrion. Le souffle court, il laissa sur sa droite la silhouette lointaine de quelques chaumières pour persévérer vers le Sud, tandis que filait la Lune dans le ciel étoilé.
L’estomac du Nain grognait de faim. Peu importait, Dun Eyr touchait au but.
Quelque part vers l’Est, entre deux trouées de branchages, le Nain entraperçut les fumées du fief de Merval dans la nuit. Le visage fermé, Dun Eyr s’enfonça plus avant dans la forêt aux formes cruelles.
Les Nains ont également horreur des forêts.
Les lèvres serrées, le Haut-Prêtre se força à songer à l’obscure lettre qu’il avait reçue. Se pouvait-il vraiment… ?
Voilà que les bois s’inclinaient en pente douce, et que s’assombrissaient encore plus les branches brunes. La Lune, au-dessus de sa tête grise, menaçait de disparaître entre les frondaisons avides, et les ténèbres plongeaient de toute part. Comme une ombre, le Nain fila plus avant dans le vallon aux arbres, et son esprit se trouvait tout occupé à la promesse de ses recherches.
Et si tout cela avait été vain ? Non, non. Dun Eyr se força à chasser ces sombres perspectives de son esprit. Il ne pouvait pas s’être aussi lourdement trompé…
D’entre la pénombre se dégageait la silhouette massive d’un vieux saule séculaire, aux racines plongeantes et larges comme des arcades de pierre. Ainsi érigé dans le silence du monde, comme une forteresse de basalte, ce très vieil arbre réconforta le cœur tourmenté du petit Nain. Cela lui rappelait les larges structures de Kirgan, et la belle roche du monde d’en-dessous, la fière patrie des Nains.
Alors qu’il s’approchait à pas rapides, Dun Eyr ne put retenir large sourire sur toute l’étendue de ses joues broussailleuses. Là, entre les ronces, sur le sol de terre noire, brillait une encoche de grès, à quelque dix pas de l’antique saule. Ainsi, le Haut-Prêtre avait raison…
S’agenouillant avec fébrilité, Dun Eyr promena ses mains avides sur le pourtour de l’artefact enfoui. Cela ressemblait à une lourde pierre, ciselée par les vents, et légèrement bombée sur le dessus. Etrange, les récits ne mentionnaient pas ceci. Peu importait, Elle devait être enchâssée au-dedans.
Elle était le rêve de tous les Nains, le grand œuvre de Baln Thork l’Hérétique. Au temps des Dieux, lorsque Girdon titubait encore sur le sol de cette terre, un Nain répondant au nom de Baln Thork, disait-on, avait dérobé le Tonneau Céleste du Dieu des Brasseurs, et avait puisé en son sein une grande lampée, faisant déborder sa chope ébréchée du Nectar de Girdon.
L’on raconte que Baln Thork, pour son affront aux Dieux, avait été condamné à quelque horrible tourment aux frontières du monde. Quant à la Chope-Qui-Ne-Désemplit-Jamais, sa légende se perdit au travers des mille histoires qui furent contées sur Elle. Mais voilà qu’elle ressurgissait d’entre les racines de la terre des Hommes, et voici qu’elle s’offrait aux doigts de Dun Eyr…
De ses mains tremblantes, le Nain se mit à dégager la terre par mottes, pour atteindre la base de la pierre. Celle-ci s’enfonçait profondément dans la terre, et ses contours laissaient augurer d’une vaste chope, profonde comme l’oubli, débordant de la plus douce des bières...
Soudain, alors même que la pierre commençait de se décoller de son humus brun, Dun Eyr dressa l’oreille. Un bruit étrange venait troubler le silence de la nuit, sous la Lune impassible de ce monde.
Et voilà que se redoublait le bruit, et qu’il s’intensifiait, redoublant comme le tonnerre. Des chevaux. Une cavalerie en maraude.
Se redressant d’un bond, le Nain s’empara de son arbalète runique, et s’effaça dans l’ombre d’un chêne au tronc distordu. L’instant d’après, Dun Eyr maudit sa bêtise : la pierre était restée en plein milieu du sol, offerte à tous les regards.
Sans frémir, le Haut-Prêtre raffermit son emprise sur l’arbalète. Un carreau enchanté luisait dans l’encoche.
Si jamais l’un de ces cavaliers faisait mine d’approcher sa pierre…