Chevalerie [Thibault]

~~ Dans le comté d'Odélian, à la lisière de la forêt d'Aduram ~~

Depuis près de deux mois qu'elle avait quitté la compagnie d'escorte à laquelle elle appartenait, Judith n'avait pas franchement trouvé ce qu'elle cherchait.

L'aventure, c'était bien. Mieux que d'escorter une tripotée de marchands peureux et mécontents, croisant l'épée avec un groupe de malandrins de temps à autres histoire de défendre la caravane et de ne pas perdre la main. Mieux que de devoir obéir aux ordres de quelqu'un d'autre que soi-même, quand bien même se soit ceux du Capitaine, et que de ne recevoir en tout paiement que quelques poignée de pièces quand les temps sont durs. Mais bien qu'aimant la solitude et la tranquillité inhérente à une vie de garde de caravanes, Judith ne pouvait s'empêcher de songer avec une pointe de mélancolie, quoique sans regrets sincères, que la compagnie humaine n'était parfois pas si désagréable à supporter...

Depuis ces deux longs mois qu'elle errait au hasard sur les routes, sans autre compagnie que celle de son bon Sullivan qui, bien que fidèle et loyal, manquait parfois désespérément de conversation, elle n'avait pas trouvé grand'chose d'autre que des fermes ravagées, des paysans et des gens du peuple fuyant la guerre, une populace inquiète par la guerre et par le Voile, une poignée de soldats ayant égaré leur régiment. Parfois, un messager à cheval traversait la route au galop, sans doute porteur d'un message destiné à l'une ou l'autre des armées essaiminées aux quatre coins du pays. Des drows, elle n'en avait encore jamais croisés, et sans doute était-ce pour le mieux ; on les disait aussi redoutables guerriers qu'ennemis cruels et intraitables. Lorsqu'elle croisait un groupe de civils, avec son armure sombre et son haut palefroi, ils s'écartaient de son chemin avec une défiance mêlée de terreur. On avait vu trop de guerriers s'attaquer à des pauvres hères sans défense pour piller leurs biens, et même l'air le plus chevaleresque possible ne suffisait plus à montrer patte blanche aux yeux des paysans désarmés.

Plongée dans des pensées plutôt sombres concernant, entre autres, son futur immédiat et sa situation pécunière actuelle qui ne faisait que se précariser, Judith ne s'aperçut pas tout de suite que la forêt s'était faite moins dense et moins opaque. L'obscurité qui régnait se faisait moins violente au loin, derrière une rangée d'arbre plus espacés qu'auparavant, et elle s'aperçut soudain qu'à force d'avancer droit devant elle elle avait gagné l'orée de la forêt.

* Déjà... ? * Se demanda-t-elle en fronçant les sourcils, débouchant sur un paysage qui ne lui était pas familier.

Sullivan hennit nerveusement. Une main sur son encolure pour le calmer, Judith jeta un bref coup d'oeil sur les environs.

- Chut, Sully. On doit être bien plus loin que je ne le pensais... Sur les terres de quelqu'un, peut-être. Mais j'aimerais trouver une ville, histoire de se reposer un peu... Une ville, Sully, ça te dirait ?

Mais Sullivan, visiblement agité, avait d'autres idées en tête. Oreilles baissées, il raclait le sol de son sabot avec insistance, laissant un petit sillon dans la terre meuble du sentier.

Le chemin se continuait au loin, passant sur un petit pont qui enjambait un cours d'eau, et sur ce pont, il y avait un chevalier.

C'était un chevalier, indéniablement, bien qu'il portât une armure bien différente de toutes celles qu'elle avait pu voir jusqu'à présent. Moins lourde et encombrante que les armures de plates, elle n'en semblait pas moins résistante, et brillait dans l'obscurité comme une petite étoile. Il avait une figure noble et avenante à la peau légèrement brunie par le soleil, un maintien droit et une silhouette qui semblait toute droit sortie des contes pour enfants. Bien qu'ayant sans doute fait un remarquable courtisan, pour un chevalier, il paraissait un peu moins redoutable, mais Judith était la première à se souvenir qu'on ne jugeait pas un livre sur sa couverture. Ni un chevalier sur son armure ou sur sa mine, aussi avenante soit-elle.

Sans doute devait-il l'avoir vu à présent, car on ne peut pas franchement dire qu'elle s'était faite discrète, même dans la pénombre du Voile ; un imposant étalon qui renâclait à la lisière des bois, solidement planté sur ses quatre pattes, et monté par une sorte de chevalier noir en armure de plates dont le visage était entièrement masqué par un heaume d'acier... Derrière la mince fente qui s'ouvrait dans le heaume, deux yeux sombres fixèrent le chevalier blanc tandis que Judith éperonnait Sullivan qui, n'attendant que le signal pour s'élancer, fonça au triple galop vers leur antagoniste.

- Allez !

La voix forte et dure semblait étrangement déformée par le heaume, résonnant avec un accent métallique qui lui donnait un indéfinissable je-ne-sais-quoi impossible à cerner. Il y avait, dans cette voix et dans cette attitude, quelque chose d'étrange, mais le chevalier blanc n'eut pas le temps d'y réfléchir plus longuement que déjà Judith dégainait son épée et fondait sur lui, sans la moindre explication et visiblement impatiente d'en découdre.

[RP qui se situe avant les funérailles de Jehan de Rochefort]

De colère, Thibault avait décidé de prendre l'air, la rouste que lui avait mit Loup restant encore cuisante dans son esprit et son estomac. Le jeune homme était loin d'être une petite nature et était même plus large que son frère, mais cela n'avait pas empêché Loup de taper au bon endroit, mettant son cadet hors d'état de nuire, avant de le planter là. Plutôt que de courir après Loup et de se ridiculiser, le jeune homme avait préféré partir et aller se calmer ailleurs, enfilant armure et prenant monture, avant de filer vers la forêt, pour retrouver un semblant de sérénité. Il n'était pas assez fou pour ne pas partir armé. Surtout avec cette éclipse qui le privait de soleil et laissait la contrée dans une pénombre apocalyptique. Les paysans étaient devenus fous, avec leurs superstitions et les crimes et vols s'étaient vus accrus. Les désastres profitaient toujours à quelqu'un.

Il se dirigea donc sur les routes d'Odelian, vers la forêt, aux aguets. Il ne portait pas de heaume et son armure n'était pas la lourde armure des chevaliers à pieds. Il utilisait davantage l'arc que l'épée et avait besoin d'une bonne amplitude de mouvements. Même s'il savait parfaitement manier l'épée, ayant apprit dés son plus jeune âge, mais se faisant toujours battre par son frère. Découragé, il s'était découvert un œil d'aigle et un instinct sûr, faisant de lui un archer redoutable.

Et maintenant, il était officier d'archerie dans l'armée de son suzerain.

Objectivement, il n'y avait pas à rougir de son parcours, loin de là. Il était respecté, s'était fait un nom sans son père, ni son frère, reconnu comme officier, pas comme fils de Jehan de Rochefort, ou jeune seigneur de Rochefort.

Non, il n'y avait pas à rougir.

Il en était là de ses tourments intérieurs quand il entendit un cri, tournant la tête pour voir un homme en armure lui foncer dessus, épée brandie. Quoi? C'était quoi cet hurluberlu? Il ne réfléchit pas davantage, sortant son épée à son tour pour dévier le coup, assené avec force. Il fit virevolter son cheval, surpris par cette attaque qui n'avait aucune raison d'être.

- "Passez votre chemin, je ne cherche pas querelle! Mais insistez et vous ne trouverez que la mort!"

Le regard farouche, l'épée au clair, il attendait une réponse de l'inconnu, qu'elle soit orale ou bien physique, par une autre attaque.

Son attaque parée sans le moindre effort par le chevalier, Judith fronça les sourcils et tira sur la bride de sa monture pour la ramener face à son adversaire. Ainsi, cet inconnu n'avait même pas daigné lever les yeux avant qu'elle ne l'ait attaqué frontalement, et il avait tiré son épée avec une désinvolture presque insultante. Un bon guerrier, vraiment, pour parer son coup de manière si machinale, comme si il n'accordait même pas toute son attention au combat (ce qui était peut-être le cas).

Prise soudain du désir violent de le forcer à lui accorder son entière attention, la femme en armure répondit à l'avertissement par un silence qui parlait pour elle. Alors que les deux destriers se trouvaient à nouveau face à face, elle croisa son regard farouche et fier. Celui d'un combattant plein d'honneur, sans aucune mesure avec ceux contre qui elle se colletait ordinairement.

* Un vrai chevalier ! * Songea-t-elle, envahie d'un sentiment proche de l'exaltation.

Croiser le fer avec un membre de cette haute confrérie, avec un homme aussi pur et aussi vaillant, n'était-ce pas ce qu'elle avait secrètement espéré depuis qu'elle avait quitté les gardes pour arpenter ces routes désertés ? Il ne la connaissait même pas, mais il acceptait de croiser le fer sans crainte ni hésitation, comme avec l'un de ses pairs !

Secouant la tête avec orgueil, elle éperonna à nouveau Sullivan avec ardeur et chargea, sa cape gonflée par le vent et le panache noir de son casque virevoltant derrière elle. A peine arrivée à sa hauteur, elle abattit son épée vers le torse du chevalier, surprise de sa propre audace. Elle n'avait nulle intention de le blesser, bien au contraire ; mais elle se refusait de laisser passer cette chance qui l'opposait à l'une de ses idoles d'enfance en chair et en os, et elle brûlait de prouver à cet homme que sa vaillance et son impétuosité étaient dignes du meilleur des chevaliers. Peut-être daignerait-il lui donner son nom, alors, et lui laisserait-il l'accompagner sur un bout de chemin, jusqu'à la prochaine cité...

Elle mourrait d'envie d'en savoir plus, et sa fierté lui interdisait de s'incliner devant un tel adversaire, ni de lui montrer le moindre signe de faiblesse. En croisant le fer, il jugerait lui-même si elle était un adversaire digne de porter cette armure !

Quelque chose soufflait au jeune Rochefort que son mystérieux adversaire ne prenait pas ses paroles au sérieux et se fichait bien de mourir en l'affrontant. Le plus énervant était de ne pas savoir ce qui lui valait cette attaque... Ce n'était pas un vulgaire brigand, l'armure était trop coûteuse, trop lourde et cet homme semblait savoir monter à chevale et se battre à l'épée, ce qu'un malandrin ne pouvait faire aussi aisément. Non, son adversaire était quelqu'un qui avait une certaine expérience du combat et Thibault ne commettrait pas l'erreur de le sous estimer.

Un instant, il s'observèrent, alors que le jeune chevalier attendait une réponse de son ennemi, mais seul le vent lui répondit. Il ne pouvait pas sortir son arc et tirer, l'autre serait sur lui avant qu'il n'ai le temps d'encocher sa flèche. Il était bon à l'épée mais ce n'était pas son arme de prédilection. Peut-être qu'encore une fois il se voilait la face sur ses talents, se comparant à Loup et simplement à Loup, comme s'il était la référence absolue. Mais Loup connaissait le caractère emporté de son cadet et en jouait pour le vaincre.

Évidemment, l'homme attaqua de nouveau et cette fois, visa le torse de Thibault, qui n'eut que le temps de parer le coup de son épée, mais sans un angle suffisant pour être totalement efficace. il sentit le coup à travers son armure et sentit son sang bouillir. Il avait voulu laisser une chance à cet inconnu, maintenant, terminé. Cette fois, ce fut lui qui attaqua, férocement, méthodiquement, ne laissant aucun répit à son adversaire alors qu'il l'assaillait de coups puissants et dangereux. Comme un butoir, il cherchait la faille chez son mystérieux agresseur. Finalement, il profita de son avantage pour se jeter sur l'autre homme, le mettant à bas de sa monture.

Le choc avec le sol fut violent et douloureux, mais il s'y était préparé, et il avait l'avantage d'avoir une armure plus légère, aussi reprit-il très vite ses esprits, bien décidé à en finir avec cet homme.

- "On va voir ce que tu vaux pied à terre mon gaillard."

Le coup d'épée de Judith, asséné avec toute la violence dont elle pouvait parfois faire preuve, fut en partie dévié par l'épée du chevalier qui, bien qu'un instant pris au dépourvu, semblait bien pressé de retourner la situation à son avantage. Il n'était pas d'humeur belliqueuse, et il lui avait laissé une chance honnête de se retirer, mais ce dernier coup qui le fit chanceler sembla être la goutte d'eau de trop dans un vase déjà prêt à déborder.

La riposte fut violente ; sans avoir le temps de savourer son bref avantage, Judith fut assaillie par une pluie de coups puissants qu'elle dévia de son mieux, certains se fracassant contre son épée, d'autres effleurant son armure ou son casque. Tandis que Sullivan, collé contre la monture ennemie hennissait avec nervosité, elle se retrouva au coude à coude avec le chevalier, perdant du terrain, et forcée plus souvent de se défendre que d'attaquer. Son armure lourde la désavantageait nettement face à celle, légère et flexible, de l'inconnu, mais elle la protégeait avec efficacité ; bien que certains coups d'épées lui laissèrent des bleus, aucun ne parvint à fendre l'acier solide et à mordre dans sa chair.

Un instant étourdie par la férocité avec laquelle il se défendait, elle reprit rapidement ses esprits et passa de la défense à l'attaque, assénant des coups dont la force n'avait rien à envier avec ceux du guerrier. Elle maniait sa lourde épée comme une masse d'arme, la levant haut au-dessus de sa tête pour la laisser tomber avec fracas sur le plastron étincelant qui, il faut bien le dire, supportait remarquablement tout ces chocs. Le chevalier s'était peut-être aperçu qu'elle ne souhaitait pas le blesser, car elle prenait grand soin d'éviter de le frapper au visage, ou dans une zone qui n'était pas protégée par son armure. Outre le fait qu'elle ne le considérait pas comme ennemi, il se serait agit là d'une lâcheté innommable, et elle ne se sentait pas le coeur capable d'une telle bassesse.

Après plusieurs assauts furieux, il la prit au dépourvu en se jetant sur elle avec suffisamment d'élan pour les faire basculer tout deux de leurs montures. Elle devina plus qu'elle ne le vit le sol arriver à leur rencontre et atterrit durement, sonnée. Pendant le temps qu'il lui fallut pour se remettre debout, l'esprit encore embrumé par la chute, l'autre l'avait apostrophé et s'était mis en garde, visiblement décidé à pousser son avantage jusqu'à terre.

Judith se remit calmement en position, les deux mains solidement agrippées à son épée, sans répondre au chevalier qui essayait sans doute de la déstabiliser. Il voulait combattre à pied ? Grand bien lui en fasse ! Comme la plupart des gens, il croyait sans doute que son armure de plaques allait la ralentir ; cela aurait été le cas sans les bracelets ensorcelés qu'elle portait aux poignets, cadeau de son ancien Capitaine, et qui lui permettaient de compenser en partir le poids de l'armure. Il la pensait lente, sans doute, mais il n'allait pas tarder à être surpris...

Elle s'élança la première, avec fougue et impétuosité, ses yeux foncés rivés sur son adversaire. Peut-être était-ce une erreur de se précipiter de cette façon, car il avait l'air plus mesuré et plus discipliné qu'elle, quoique elle commençait à l'énerver suffisamment pour qu'il ne décide de donner sa pleine mesure. En quelques secondes, elle franchit l'espace qu'il y avait entre eux, leva son épée haut par-dessus sa tête et l'abattit avec violence à la base du cou, avec assez de force pour le faire chanceler.

Il aurait été simple de se relever et de frapper mais Thibault avait un peu plus d'honneur que cela, même si face à un adversaire fourbe, cela ne servait qu'à lui tendre le cou pour se le faire trancher. Néanmoins, malgré les coups furieux, aucun n'était mortel, ni gravissime. Était-ce un fait exprès ou une heureuse coïncidence? La chute fut rude, mais le jeune homme ne traina pas et se remit debout, provoquant son adversaire. On ne pouvait pas dire qu'il perdait son calme, même si son naturel impulsif faisait bouillir son sang et lui donnait envie d'en finir rapidement pour retourner à sa solitude.

Il regarda l'autre se mettre en position, toujours muet. Il n'avait entendu le son de sa voix que quand il s'était lança à l'assaut contre lui et c'est tout. Pas bavard. Mais cette histoire de combat ne cessait de l'intriguer. Ce n'était quand même pas un combat passe d'armes pour se jauger mutuellement et se faire l'accolade ensuite? Non, l'autre ne se serait pas jeté sur lui avec férocité, il lui aurait proposé au détour d'une conversation courtoise, non?

Mais voilà qu'il se jetait sur lui, avec une vitesse inattendue qui prit le jeune chevalier au dépourvu. Impossible, c'était impossible de se déplacer aussi vite avec une telle amure! Sorcellerie! Tricherie même et cela ne lui inspirait que mépris. Voilà que cet homme se parait d'une armure lourde, bénéficiant de ses qualités sans pâtir des faiblesses. Le choc fut terrible, son adversaire n'y allait pas de main morte et Thibault allait devoir se remémorer toutes ses leçons pour ne pas être occis. En tous les cas, il ne se ferait plus avoir par l'apparente lourdeur de l'armure, l'autre était aussi rapide que lui... Mais un peu moins puissant et avec une allonge moindre.

Sans doute aucun, Thibault allait arborer de magnifiques hématomes, voire quelques estafilades à la fin de ce combat, mais encore devait-il le gagner. Il se rua sur son adversaire, feignant une attaque haute, avant de rabattre violemment son épée vers le bas, profitant au passage de ce brusque changement de direction pour balancer son coude gainé de fer dans le casque de l'autre, histoire de le sonner un peu. Étant donné l'armure, la seule façon de gagner était de désarmer l'agresseur et son esprit fonctionnait à toutes vitesses pour se faire.

Judith lançait attaque après attaque, sûre de sa rapidité et de la robustesse de son armure, avant de déchanter rapidement. Ce qui manquait terriblement à sa formation d'épéiste, qui avait été aussi erratique que peu conventionnelle, c'était le style. Non, pas vraiment le style, plutôt... la technique. La technique et l'expérience, voilà, c'est ça qui lui manquait. Elle avait la poigne, la vitesse, l'endurance nécessaire ; elle connaissait les gestes pour parer, attaquer, les mouvements d'escrimes et les différentes façons de les exécuter, mais elle ignorait les ruses et les astuces du métier, et son excès de confiance en elle finissait invariablement par la désavantager.

Ainsi, elle fut complètement prise au dépourvu par la feinte du chevalier qui, esquissant d'abord une attaque haute, baissa son arme au dernier moment et lui flanqua un coup puissant à la figure, rippant contre son casque. Sonnée, elle recula de quelques pas et retrouva son équilibre de justesse. Son premier réflexe fut de lâcher son arme de la main droite pour la porter au niveau de ses yeux, vérifiant si ledit casque était encore en place. Heureusement, bien que le coup ait été rude, le solide heaume tenait toujours, mais au moment où sa main se posait sur la mince fente qui constituait son champs de vision, elle comprit son erreur. Tenir fermement une épée aussi lourde d'une seule main, c'était pour ainsi dire mission impossible.

* Oh mon dieux... Il serait fou de ne pas en profiter... *

Cela n'avait duré que quelques secondes, mais quelques secondes de trop. Pour un épéiste aussi doué que son adversaire, ce laps de temps si bref était largement suffisant pour faire valser la large lame au diable vauvert, et vu le regard furieux du jeune homme, il n'allait pas s'en gêner. L'occasion était trop belle pour se représenter deux fois.

Une faute de débutant pareille, s'était à se taper la tête contre les murs ! Judith, furieuse contre elle-même, sentait bien la difficulté qu'elle pouvait avoir face à un adversaire entraîné qui, lui, ne perdait pas son sang-froid si facilement. Si jamais elle se sortait vivante de son aventure, se promit-elle, elle prendrait exemple sur le chevalier blanc ! Encore fallait-il qu'elle survive jusque là...

Alors qu'elle soupirait intérieurement, pestant contre son propre manque de discipline et sa fougue incontrôlable, elle se raidit et attendit de voir ce qu'allait faire son adversaire. Allait-il profiter de cette ouverture qu'elle lui avait involontairement offerte ?

Le combat s'intensifiait et l'adversaire de Thibault le mettait à mal, mais le jeune homme remarqua que tout bon épéiste que soit l'inconnu, il lui manquait quelques petites techniques pour l'emporter et il ne se fit pas prier pour lui donner une petite leçon et le défaire. Ses coups étaient puissants et il maitrisait bien son épée à deux mains. Il était plus rapide que Thibault, mais celui-ci compensait par une allonge supérieure, ainsi que davantage de puissance dans ses coups et surtout, d'expérience. En tant que jeune noble, il avait bénéficié des meilleurs enseignements et était bon épéiste. Son seul défaut était d'être moins bon que Loup.

Jugeant que le comédie avait assez duré, Thibault feinta son adversaire, avant de lui asséner un violent coup de coude dans le heaume, le désarçonnant et le forçant à relâcher sa prise sur son épée. C'était encore plus facile qu'il ne l'avait pensé. Une erreur de débutant. Qui n'était pas habitué à ce genre d'attaque. Alors sa lame fusa sur celle de son adversaire, momentanément tenue à une seule main, moins équilibrée, plus lourde et il la fit sauter de sa main en un tournemain.

Ainsi désarmé, l'homme était à la merci du chevalier, il le tint ainsi à distance raisonnable, lui lançant un regard dur.

- "Eh bien, vous ne manquez pas de style, mais vous avez perdu. Montrez-moi donc votre visage que je sache qui je vais tuer pour avoir eu l'outrecuidance de s'attaquer à moi."

Il ne plaisantait pas et l'autre avait intérêt à s'exécuter sur le champ s'il ne voulait pas qu'il lui retire de force... en lui tranchant le coup.

- "Allez lavez donc votre couardise et révélez-moi votre identité."

D'abord partagée entre la fureur et l'humiliation - pas de s'être faite vaincre par le chevalier, qui était notablement plus entraîné qu'elle, mais plutôt parce qu'elle avait commis une erreur aussi bêtement décisive - Judith jeta un coup d'oeil rapide vers son épée, tentée un instant d'aller la récupérer. Hélas, elle était loin, et l'autre ne la laisserait probablement pas aller tranquillement la chercher sans rien faire. Vu la colère qu'il affichait, visiblement offensé de s'être fait ainsi attaquer (ce qui était compréhensible), il la couperait en deux avant même qu'elle ait eu le temps de faire un geste. Quoique, il lui faudrait traverser l'armure, d'abord, et c'était pas gagné.

Il la somma ensuite de se montrer, et peut-être l'aurait-elle fait dans d'autres circonstances. Elle savait bien qu'en tant que femme, elle était dépréciée par la plupart de ses collègues masculins, et que sitôt son visage aperçu ils changeaient un peu trop radicalement d'attitude envers elle, la traitant soit comme une demoiselle en détresse qu'il fallait protéger du mal (ce qu'elle n'était pas), soit comme une dangereuse maniaque assoiffée de sang et de batailles (ce qu'elle n'était presque pas). Elle en avait l'habitude, ce qui expliquait son mépris généralisé pour la gent masculine. Comme si les femmes qui refusaient de rester aux fourneaux n'étaient que des harpies folles furieuses avides de conquêtes ! D'ordinaire, elle se fichait bien de ce que ceux qui la voyaient se battre pouvaient penser.

Mais il était un chevalier, un guerrier au-dessus des autres guerriers. Un parangon de bravoure et de vertu, l'incarnation vivante des idoles de son enfance. Elle combattrait pour lui si il le demandait, car elle ne souhaitait que ça, de pouvoir prouver sa vaillance, mais qu'il exige d'elle qu'elle retire son heaume...

C'était hors de question.

- Depuis quand l'anonymat est-il synonyme de couardise ? Lança-t-elle de cette voix indéfinissable derrière laquelle pointait une fierté comparable à celle de son adversaire. Moi croyait les chevaliers preux, sans peurs, prêt à affronter toutes les aventures avec le sourire ! Celle-ci ne vous convient-elle pas ?

Elle ne semblait pas du tout impressionnée par les menaces évidentes que révélaient l'attitude du chevalier, et préférait bien mieux se faire découper en rondelle plutôt que de céder sous la contrainte. Mais il avait fait une erreur en se tenant à une telle distance, comme s'il craignait d'approcher de plus près ; et Judith, reculant pas à pas, siffla soudain sa monture qui, oreilles dressées, bondit en avant et percuta le chevalier de son large poitrail, lancée au galop. Profitant du fait que son adversaire était momentanément sonné, elle put récupérer son arme et se remettre en selle.

Alors que Sullivan, hennissant, reculait tout en tenant le chevalier à distance de ses sabots, elle prit l'arbalète qui pendait à la selle, visa, et décocha son trait. Le carreau frémissant alla se ficher en terre, entre les deux antérieurs de la monture de Thibault qui, se cabrant, partit au galop.

- Ainsi, vous ne serez pas tenté de sitôt de me poursuivre, messire ! Lança-t-elle en le saluant d'un signe de tête.

Et, faisant volte-face, elle se lança au galop vers la forêt dans laquelle elle ne tarda pas à disparaître.

Un éclair de colère passa dans le regard ambré du jeune chevalier alors que son adversaire refusait de se montrer, prétextant des arguments tout à fait ridicules, avant de lui demander si cette surprise là ne lui plaisait pas. Pas vraiment non, son père était mort, il devait se rendre aux funérailles, revoir sa famille, dont son frère pour qui il n'éprouvait que jalousie et mépris... Alors, non, il n'était pas d'humeur. En d'autres temps, d'autres lieux, il aurait sans doute apprécié la confrontation, voire l'arrogance de son vis à vis, mais pas aujourd'hui.

- "Elle ne me convient pas non. Soit, comme vous voudrez, je verrai votre visage sur votre cadavre."

Mais qu'elle ne fut pas sa surprise quand il vit l'étalon de l'inconnu se lancer sur lui! Il n'eut pas le temps de l'éviter totalement et fut projeté par le choc. Il tomba lourdement, surtout à cause de son armure et se redressa que quelque secondes plus tard, le souffle coupé. Mais quel fieffé coquin! Il se redressa totalement, l'épée au clair, mais il était déjà sur sa monture, prêt à filer... Et comme si cela ne suffisait pas, il s'arrangea pour que celle de Thibault prenne la poudre d'escampette, le laissant ainsi seul au milieu des bois. L'homme fila à son tour et le jeune homme se retrouva seul.

Il maudit cet homme, utilisant ses jurons les plus raffinés et se promit d'embrocher sa tête sur une pique s'il le recroisait un jour. Déjà de fort méchante humeur à cause du décès de son père, voilà qu'il se retrouvait démuni dans la forêt, avec son épée pour seule arme. Son arc était resté sur son cheval, évidemment. Il ne restait plus qu'à le retrouver. Et cela allait lui prendre quelques heures. Heureusement que l'étalon était bien dressé.

Fataliste, il se mit en marche. Il avait grandi dans ces contrées, avait joué plus d'une fois dans la forêt... Mais c'était différent alors. La nuit perpétuelle qui s'était abattue sur Miradelphia changeait la donne. Il n'avait pas peur, non. Mais il ne savait que trop bien que les bandits profitaient de cette nuit pour voler aux gens de bien, les dépouiller et les tuer. Et il n'avait pas envie de mourir ainsi. Cette petite marche lui permit de se perdre dans ses pensées... Et ce n'était pas forcément agréable. Il n'avait pas envie de revoir Loup. Et son déplaisir de le voir était plus grand que la joie de serrer sa sœur et sa mère contre lui. Parce qu'il les aimait ces deux femmes, même si elles restaient aveugles aux défauts de son cher frère. Il était Seigneur d'Assar maintenant. Alors même qu'il avait manigancé la mort de leur père... Peut-être que Thibault pourrait faire éclater la vérité... Le Comte serait là, il pourrait lui faire part de ses soupçons.

Il entendit un hennissement et, rassuré, il s'avança vers son étalon qui l'attendait sagement. Mais pas seul. Évidemment... Les bandits n'allaient pas passer à côté de l'occasion de récupérer un animal d'une telle valeur.

- "Eh les gars, regardez ce que nous avons là?"

- "Alors, on est perdu chevalier?"

Ils ricanèrent. Décidément, c'était vraiment une sale journée.

- "Laissez-moi récupérer ce cheval et je vous épargnerai."

Nouveaux ricanements. En général, ils n'aimaient pas qu'on le prenne de haut, ça les énervait un brin.

- "Dis donc, mais tu te prends pour qui? T'es seul et on est 6..."

- "Vous n'avez aucune chance..."

Thibault sortit son épée, un sourire aux lèvres. Il n'était pas idiot, il ne gagnerait sans doute pas, mais au bluff, sait-on jamais? Un premier bandit se rua sur lui et son sang éclaboussa rapidement le sous bois. Ils étaient un excellent exutoire. Deux autres attaquèrent de même. Ils n'avaient aucune technique et c'était un jeu d'enfant. Malheureusement, il ne pouvait pas grand chose contre un 4e lascar qui chargeait son arbalète et qui visait son dos...

Judith s'éloignait rapidement au galop, disparaissant dans la pénombre comme un spectre noir qui se coule dans une marée de goudron. L'obscurité du Voile engloutissant son armure, elle se devinait indiscernable dans cette nuit qui l'entourait, seulement trahie par les faibles cliquetis de son armure et la lente foulée de Sullivan qui ralentissait l'allure. Retirant son heaume qui l'étouffait un peu, elle respira la paix des fourrés silencieux et essuya la sueur qui couvrait son front d'une main absente. Il ne la suivrait pas dans cette forêt profonde, et pendant un instant elle fut tentée de faire demi-tour pour voir ce qu'il allait advenir de lui. Non pas qu'elle s'inquiétât - il était chevalier, après tout, quel mal pouvait-il bien craindre ? - mais elle n'ignorait pas que l'on vivait une époque troublée, et qu'en ces temps de guerre et d'incertitude il fallait toujours s'attendre à devoir envisager l'inenvisageable.

Alors qu'elle hésitait sur la conduite à suivre, Sullivan trancha et choisit pour elle. C'était un animal très intelligent (parfois, elle le soupçonnait d'en savoir bien plus qu'elle n'en savait elle-même) et il était doué d'une certaine sensibilité pour détecter le danger alors que rien ne paraissait devoir troubler l'atmosphère. Aussi, quand il dressa les oreilles et frappa la terre du sabot avec nervosité, les derniers doutes de la jeune fille s'évanouirent.

Eperonnant sa monture, elle rabattit son heaume sur son visage et replaça un carreau dans son arbalète, juste au cas où. La piste du chevalier ne fut pas très difficile à trouver, car il ne s'était pas soucié de couvrir ses traces, et elle se lança sans plus tarder à sa poursuite. Il n'avait pas dû aller bien loin, à pied, et peut-être même sa colère précédente était-elle retombée ? Si ce n'était pas le cas, sans doute croiseraient-ils le fer à nouveau, mais ce n'était pas là une alternative à même de l'effrayer.

Alors qu'elle atteignait presque l'endroit où Thibault s'était arrêté, une bribe de phrase parvint à ses oreilles.

- ... récupérer ce cheval et je vous épargnerai."

Des ricanements se firent entendre, rapidement suivit d'une réponse qu'elle peina à distinguer. Elle ralentit Sullivan et s'approcha jusqu'à discerner la scène qui se déroulait derrière les arbres.

Visiblement, le chevalier était en difficulté ; des brigands de grand chemin lui avaient dérobés sa monture, et c'était Judith qui en était l'unique responsable. Il se jeta sur eux comme un lion sur des hyènes, et il se battait avec vaillance, mais que pouvait bien faire un homme seul contre un groupe entier ? Elle lui aurait volontier prêté main-forte, mais elle n'était pas sûre qu'il l'aurait accepté. Finalement, sa décision se trouva soudain accélérée par le déclic d'une arbalète que l'on charge. L'un des brigands avait pris le jeune homme pour cible et la pensée de le voir abattu comme un vulgaire gibier par l'un de ces misérables chacals fit soudain bondir la guerrière. Sullivan se cabra, soudain poussé en avant par son cavalier furieux, et se rua vers le brigand le plus proche.

La vision de ce destrier galopant furieusement et de son cavalier en armure noire se matérialisant soudain de l'obscurité sembla stupéfier un instant les bandits restants. Sans avoir eu le temps de comprendre ce qui se passait, celui qui tenait l'arbalète fut jeté à terre par un violent coup d'épée qui lui laissa une marque sanglante en travers de l'épaule. Hurlant, il fut immédiatement piétiné par la monture de Judith, lancée à toute vitesse, qui traversa le champs de bataille et décrit un arc de cercle avant de revenir vers les assaillants encore debout. Epée au clair, la silhouette en armure noire fit cabrer sa monture et décocha un carreau d'arbalète dans la cuisse d'un cinquième bandit qui accourait, arme au poing.

Alors qu'il se débarrassait de son adversaire, il entendit le galop d'un cheval et fit volte face juste au moment où son agresseur de tantôt fonçait sur un bandit qui l'avait mis en joue. Il se fit renverser et piétiner par l'étalon du mystérieux inconnu qui en profita pour tirer avec son arbalète sur un 5e bandit. C'était une aide inespérée, mais que Thibault ne comprenait absolument pas. Il ne se fit pourtant pas prier et courut droit vers son propre étalon, récupérant son arc et prenant une flèche qu'il encocha. Le dernier brigand le regardait bêtement, hésitant sur la conduite à tenir. Il tourna finalement les talons, dans l'espoir de fuir. Impitoyable, le jeune chevalier décocha la flèche qui fila et se planta dans le dos du bandit qui s'effondra sans un bruit.

Mais le chevalier n'en avait pas fini. Avec rapidité, il prit une seconde flèche et mit en joue l'étrange guerrier qui l'avait attaqué plus tôt et venait cette fois, de sans doute lui sauver la vie. Méfiant, il observa son adversaire... allié? Difficile à dire avec certitude.

- "Très bien, tu viens de me sauver la vie, après avoir tenté de me tuer... Qu'est-ce que tu me veux à la fin?"

Thibault ne tirerait sans doute pas sur l'inconnu, pas alors qu'il lui devait la vie, ce qui rachetait son attaque d'il y a quelques heures. Néanmoins, il se méfiait comme de la peste de ce guerrier qui refusait de montrer son visage et agissait de manière si étrange. Qui sait? peut-être que ce tordu avait envie de tuer le chevalier et de ne pas se faire voler cette joie par quelques malandrins.

La question était pertinente, et pleinement justifiée. Toutefois, Judith ne savait plus trop elle-même qu'elle conduite adopter face à l'homme fier et impitoyable avec lequel elle avait précédemment croisé le fer. La franchise n'était pas une solution acceptable, hélas ; comment aurait-elle pu lui expliquer sans sombrer dans un pitoyable ridicule que de croiser le fer avec un représentant de cette noble caste qu'était la chevalerie était pour elle un honneur et un but ? Elle n'était pas né noble, elle, et enfant elle n'avait pu que regarder de loin ces silhouettes carapaçonnées d'argent. L'humble destin des paysans ne croisait pas celui des hommes de guerre, et dans le petit village où elle était né elle avait passé tant d'heures à rêver aux étendards flamboyants, aux écus lustrés et au tonnerre de deux lames s'entrechoquant avec vaillance. Comment lui dire qu'il représentait un idéal auquel elle n'avait jamais eu droit ?

Il ne comprendrait pas.

- Cela m'a paru, sur le moment, une excellente idée... Répondit le chevalier noir en inclinant légèrement la tête, un soupçon d'amusement au fond de sa voix. Mais vous vous trompez, messire, car jamais je n'en ai voulu à votre vie. Ma ballade en solitaire me paraissait bien fade, et j'avoue que cette petite escarmouche l'aura agréablement égayée. Mais si je vous ai offensé en croisant le fer sans raison aucune, je vous prie de croire que ce n'était pas mon intention.

Ce n'étaient peut-être pas les meilleures excuses au monde, mais elles étaient offertes d'un ton pacifique et de bon coeur. De toute évidence, le chevalier noir était aussi chatouilleux à propos de son orgueil que le chevalier blanc, et d'admettre à demi-mots que son geste avait été un peu hâtif restait visiblement tout ce qu'il offrirait de mieux en matière de repentance.

- Je cherche la route de la cité la plus proche, reprit le guerrier de plates après un moment d'hésitation. Je me flatte de me débrouiller au combat, et j'espérais y trouver un emploi ; mais il semblerait qu'en des époques troublées comme les nôtres même de bonnes lames ont de mal à trouver acquéreur. Puisque vous êtes homme de guerre, peut-être connaissez-vous quelqu'un à la recherche d'une épée solide et d'une âme honnête ?

On peut dire que l'expression de Thibault était éloquente alors que le chevalier noir lui apprenait avoir croisé le fer avec lui simplement par amusement. Monsieur s'ennuyait, alors monsieur attaquait le premier venu pour un petit combat avant de partir, comme si de rien n'était. Il n'était pas bien ce type... En d'autre temps, Thibault aurait surement ri devant cette folie et accepté la chose, mais avec le décès de son père et ces funérailles qui le rendaient nerveux, il n'avait pas vraiment la tête à plaisanter. Finalement, il poussa un profond soupir et se passa une main sur le visage, avant de répliquer d'un ton las :

- "En effet, m'attaquer ainsi, sans sommation, pour le simple plaisir, n'était pas très courtois, surtout pour un combat... amical."

Ce n'était pas une question de vexation. Il n'était pas puéril à ce point quand même. Juste plus irritable que d'ordinaire.

- "Qu'importe, n'en parlons plus, je vous dois la vie, alors merci. Même si je n'aurais sans doute pas été en difficulté, si vous n'aviez pas décidé de me séparer de mon cheval."

Et oui, finalement, tout était sa faute. Il aurait suffi qu'il s'explique avant et Thibault ne l'aurait pas tué. Enfin, peut-être pas. Pas la peine de faire fuir sa monture. Il avait cherché après pendant des heures. Il fronça les sourcils quand le chevalier parla de ses ambitions futures et lui demanda s'il connaissait un homme d'honneur pour prendre le chevalier noir à son service. Il eut un petit rictus.

- "J'en connais, mais est-ce qu'ils accepteront de prendre un chevalier qui attaque sauvagement un autre et refuse de montrer son visage, ça, j'en doute."

Oui, il connaissait quelques seigneurs qui pouvaient avoir besoin de bonnes lames. Le Comte, d'abord. Il y avait Loup aussi, même si Thibault préférait mourir que de lui fournir des épées. Et puis, il y avait tous les seigneurs du Comté.

Bien qu'un brin offensé, Judith ne répondit rien aux remarques acerbes du chevalier. Il était aussi chatouilleux qu'elle quand à son honneur, visiblement, et avait très mal pris le fait qu'elle ne l'attaque sans plus de politesses. Mais elle n'était pas vraiment chevalier, après tout, et aurait-il accepté de jouter contre un "homme" en armure sans voir son visage ? Non, il aurait probablement exigé de voir à qui il avait affaire, il aurait demandé à voir son visage et cela, c'était hors de question.

- Vous avez l'air d'attacher tant d'importance à l'apparence, et si peu à tout le reste. Qui cela préoccuperait-il de savoir ce que cache mon heaume, pourvu que mon épée fasse son office sur un champs de bataille ? Quand à vous attaquer sauvagement, c'était loin d'être mon but. Je me flatte d'être capable de croiser le fer avec quelqu'un sans devoir le tuer, et je vous assure, bien que vous semblez mettre ma parole en doute, que cette rapide escarmouche n'avait d'autre but que de mesurer mon habileté face à un véritable chevalier. Je ne pense pas que cela vous ai demandé trop d'efforts, et j'y ai appris des choses que j'ignorais ; je ne vois pas en quoi cela doit vous offenser.

Il avait, toutefois, raison en ce qui concernait sa monture. C'était sûrement cela qui le mettait en colère, mais qu'aurait-elle pu faire d'autre ? Elle ne l'avait pas provoqué en duel pour attenter à sa vie, mais après quelques passes d'armes elle avait compris que lui n'hésiterait pas à la mettre en pièce si il le fallait. On ne dérange pas un chevalier impunément - et pourtant quelque chose en elle lui soufflait qu'elle recommencerait volontiers dans le futur.

Le chevalier noir semblait prêt à admettre qu'il n'avait pas opté pour la plus délicate des méthodes, mais sa fierté lui refusait de toute évidence de céder trop de terrain.

- Dites-moi, messire, puisque mon ignorance des coutumes m'a poussé à la faute, comment les chevaliers croisent-ils le fer amicalement ? Que dois-je faire, si je ne puis simplement me battre contre ceux qui croisent ma route ?

Le chevalier regarda son adversaire, perplexe quant à son insistance à dissimuler son identité. Non, décidément, il ne pouvait faire confiance à un homme qui dissimulait visage et patronyme. C'est que l'homme avait quelque chose à cacher, même s'il était loin de se douter quoi.

- "Votre obstination à vous dissimuler ne joue pas en votre faveur, vous devriez le comprendre et je me demande ce que vous cachez comme secret honteux."

Néanmoins, il restait fortement perplexe quant au raisonnement de l'homme. D'accord, il voulait juste se mesurer au chevalier, une petite joute amicale, mais l'attaque subite avait fortement faussé le jugement de Thibault et d'autres s'y seraient sans doute laissés tromper également. Que n'avaient-ils devisé et proposé un petit duel amical? Au lieu de cela, ils s'étaient battus et cet enfoiré avait fait fuir sa monture alors qu'il était défait, le forçant à chercher après son cheval, le mettant dans une situation délicate vis à vis de ces bandits. Thibault avait toutes les raisons d'être énervé contre cet inconnu qui faisait irruption dans sa vie au plus mauvais moment.

Il lui posa alors une question et Thibault soupira, avant de jeter un regard perçant au chevalier noir. Question étrange... Cet homme était-il seulement un chevalier? L'armoire ne signifiait rien, il avait pu la faire forger, ou la voler...

- "Quel étrange désir que de devoir vous mesurez à ceux que vous croisez... Si j'osais, je penserais que vous avez besoin de vous prouver quelque chose. Ou de le prouver aux autres... Les tournois sont excellents pour ce genre de démonstration d'habileté, savez-vous? Mais il est vrai que seuls les chevaliers peuvent y participer et de toute évidence, vous n'en êtes pas un."

Il flatta l'encolure de sa monture d'un air songeur.

- "Vous devriez proposer vos services à un seigneur quelconque. Vous avez raison, les bonnes lames sont toujours prisées. Mais ne comptez pas trop sur le fait d'être engagé en restant ainsi mystérieux."