Envahissement Mervallois

« Mais vous allez vous bouger le tortotollo ! On vamo pas se fare esforzare par ces bardini, ces lamborghini degla ferraria mamiamama, etc. » Afrizzo Blucchini ne mâchait pas ses mots. Plongé dans un état mélangeant subtilement (sic) la rage du concurrent de Merval et la terreur du marchand scylléen, il allait même jusqu’à secouer le lieutenant de Nelen. Ce dernier, encore vissé à son tabouret à la solidité et l’équilibre précaires, continuait à se perdre dans son bock d’alcool de résine, une panacée de fortune qu’avaient inventée les pêcheurs pharétans. Les malheureux poissonniers de Scylla qui étaient venus dans les parages pour profiter des bancs de poissons nelenites étaient trop loin des rades borgnes des cités libres de la côte de sel et trop pauvres pour intéresser les cabaretiers sérieux. Aussi se contentait-on d’une bibine qu’on avait surnommée « la Royale » à cause de la cécité qu’elle provoquait et la liqueur de résine, dont le goût amer faisait un peu oublier la saveur, saisissante comme une sodomie mais dans la gorge. Et on a beau être marin de longue date, on sait bien que c’est toujours désagréablement saisissant, une sodomie dans la gorge.

Ainsi le lieutenant de Nelen, qu’on avait d’ailleurs renommé fort habilement le Port-au-Prince-du-Sang, frottait sa barbichette au dessus de sa chope de liqueur de résine, méditant encore sur les tenants et aboutissants de la situation. Notamment au niveau politique. Le lieutenant était un homme du Temple de Saint-Oloc, et si le comte avait l’honneur d’offrir à son sanctuaire la lieutenance de Nelen, il pouvait tout aussi bien la lui retirer en faveur d’un autre ordre d’Othar. Il suffisait d’un faux pas. Et l’arrivée de dix Clothons était propice aux faux pas. Et ce maudit marchand de Blucchini qui le harcelait d’ordres babillés dans son sabir rendu plus évident par la colère, qui l’agonisait d’injures aussi recherchées qu’inintelligibles. Cet infâme boule-de-nerf-boule-de-suif avait été fait représentant commerciale sur ce bout de caillou. Il était, en quelque sorte, le gouverneur civil là où le lieutenant était le gouverneur militaire. Les deux hommes s’entendaient quand ils ne s’agissaient des affaires courantes. On pouvait alors observer la froide politesse de deux parvenus craignant pour leurs charges qui échangent quelques bons mots.

Mais là, c’était différent. Dix Clothons, c’était une somme, tout de même. Et dire qu’une poignée de pêcheurs apeurés avaient rapporté la nouvelle plus tôt dans la journée, mettant en émoi le petit port et provoquant ce soudain revirement de situation entre les deux gouverneurs. Le lieutenant demanda conseil à tous ses familiers. Une fois la réunion terminée, Afrizzo conclut sur un énergique « Mais boutez leur cul hors des terres du comte ! »

On était prêt à recevoir les éminints émissaires de la noble baronnie de Merval.

On annonça d’un lapidaire « l’émissaire est ici, » l’entrée d’Hidalgo et de sa petite suite. Paré de belles étoffes, bariolé de chatoyantes couleurs, il avait l’air d’un paon suintant l’opulence, ce brigand des mers. Le lieutenant de Nelen, assis sur son tabouret, vivant dans une vieille auberge borgne au terne insultant, se crut même aveuglé par les parures de cet animal là. Afrizzo le marchand, quant à lui, restait de marbre et debout. A l’invitation du lieutenant, qui pâlissait à mesure que l’issue de cette pantomime de tractations se rapprochait, l’oiseau rare s’installa en face de lui et de ses compagnons, qui n’en menaient pas large non plus. La situation les écrasait totalement. Dix dromons, c’était une somme, tout de même.

Et voilà que commença le verbiage du godelureau luisant, qui expliquait, inconscient du risque encouru, que les terres étaient faites pour être partagées et que Nelen, finalement, n’était pas plus à Scylla qu’à un autre. A cette déclaration pour le moins cavalière, le lieutenant déglutit et le marchand se raidit. C’était cracher sur le droit de la mer que d’avoir le front de prétendre à ces îles, légitimement découverte par le bon seigneur Aetius d’Ivrey et ses fiers moussaillons. Hélas, nécessité faisait souvent loi, et ici les Mervalois pouvaient tout aussi bien massacrer la population et s’installer à la place des Scylléens. Après tout, pourquoi pas ? On disait la baronne être une sorcière et une folle, une femme qui réagissait au quart de tour, aussi fantasque que Kyria.

Le lieutenant hocha lentement la tête.
« Cela me semble… juste en effet. Dès que la baronne aura vu les détails avec mon suzerain, je suis persuadé que les Mervalois vivront aussi bien ici que les Scylléens. » tenta, en fin de compte, le lieutenant désabusé.