Alia, dite la Blanche

Ce matin là était un matin comme tous les autres, indifférenciable du précédent, et certainement du prochain. Le soleil brillait, indifférent aux petites affaires des gens sur la terre ferme, et le ciel d’un bleu éclatant semblait recouvrir le monde d’un œil bienveillant. Quelques nuages traînaient ici et là paresseusement, et une légère brise venait parfois effleurer les feuilles des arbres, les faisant bruire doucement. Oui, ce jour promettait d’être magnifique… et complètement banal.

Un vagissement, un cri à fendre l’âme déchira le silence de cette matinée paisible. Sur les marches d’un orphelinat, un nourrisson braillait à en déchirer les tympans des passants, hurlant afin qu’on l’entende et, qu’enfin, la porte s’ouvre afin de le recueillir. L’attente ne fut pas longue et, au bout de quelques minutes à peine, le nourrisson fut conduit dans la fraîcheur de l’établissement, les épais murs de pierre empêchant ses cris déchirants de troubler la tranquillité du monde extérieur. L’obscurité se referma sur le petit paquet de langes blancs et avec elle, les cris du bébé se turent d’eux-mêmes, comme si le petit être était impressionné par cette nouvelle pénombre. Le reste de la journée se déroula sans autre incident notable.

L’on découvrit, accompagnant l’enfant, aucune lettre, aucun message ne permettant d’identifier la mère du nouveau-né. La chose n’était pas vraiment étonnante, peu d’enfants étant abandonné avec l’adresse de leurs parents accrochés au cou. Par contre, ce qui était remarqué, et ce qui stupéfia plus d’une personne du personnel de l’établissement, ce fut la délicate gourmette que l’on trouva avec le bébé, soigneusement pliée tout contre lui. Une gourmette, bien trop grande pour l’enfant mais qui irait parfaitement à une adulte, sur lequel était finement gravé, entre deux aigues-marines, un prénom. Le prénom. Alia. L’enfant était une fille. L’enfant avait une identité, ultime témoignage de sa courte vie passée. Ainsi fut-elle baptisée, et ainsi grandit-elle, sans autre distinction. Elle était Alia, Alia l’orpheline. Ni plus. Ni moins.

L’enfance de la petite Alia se déroula à une vitesse folle et aucun incident ne vint perturber sa douce monotonie. Aucun ? Non, en fait… Se serait mentir que d’affirmer une chose pareille. Une détail, prenant de jour en jour de l’ampleur, commença à marquer une séparation entre les autres enfants, et Alia. Et quel détail ! A peine croyable, à peine inimaginable ! Jamais personne n’avait vu une telle chose. Jamais quiconque n’aurait pu imaginer pareille chose. Alia ne vieillissait pas… ou plutôt, ne semblait pas vieillir. Jusqu’à l’âge de ces cinq ans environ, Alia eut une croissance normale, se différenciant des autres enfants par une beauté précoce, quelque inhabituelle. Mais dès sa sixième année, alors qu’elle continuait à grandir et que les années suivaient leurs cours, paisiblement, Alia parut ne plus changer vraiment. Elle rester cette éternelle enfant de cinq ans, ses grands yeux bleus pétillants d’émerveillement devant une scène de la vie quotidienne, tendant un petit doigt fragile et demandant d’une voix étonnement claire pour une enfant de son âge : « Qu’est-ce qui se passe ? »

Au début loin de s’inquiéter ou de prendre peur d’un tel phénomène, les femmes tenant l’orphelinat ne prêtèrent guère d’attention à ce qu’elles appelaient tout bonnement « un retard de croissance ». L’on retrouva la même réaction chez ses camarades de jeu : personne ne semblait vraiment se soucier de se détail. Et puis, alors que les petites filles de son âge entraient dans la puberté, Alia elle, ressemblait toujours à cette enfant de cinq ans. Alors, certes, de subtiles modifications s’étaient effectuées : elle grandissait toujours, son visage prenait un air plus grave, plus mature, plus réfléchie, et des esquisses de formes féminines pointaient le bout de leur nez. Mais, dans l’ensemble, la petite fille restait pareille à une petite fille de six ans.

Et c’était d’autant plus intriguant et dérangeant que, à mesure qu’elle grandissait et prenait du retard par rapport à une croissance normale, sa voix se faisait plus grave, plus posée. Plus adulte. Adulte coincée dans un corps d’enfant, Alia ressentit pendant de longues années une profonde injustice et surtout une immense incompréhension : pourquoi était-elle ainsi ? Que lui arrivait-elle ? Pourquoi la privait-on du bonheur simple de grandir, de s’épanouir d’elle-même, comme une fleur délicate ? Non, elle semblait être condamnée à rester éternellement une enfant, coincée dans son corps d’une petite fille de huit ans.

Et puis… Du jour au lendemain, Alia grandit d’un coup. Comme si une quelconque puissance supérieure, comme si l’un des Dieux avaient entendu ses prières et lui avait accordé de grandir, aussi vite qu’un battement de cœur. La veille, elle paraissait avoir huit ans et le lendemain, au réveil… La voilà dans le corps d’une étrangère, trop grande, gauche avec ses membres trop longs, effrayante avec sa peau toute pâle, presque fantomatique. Elle paraissait enfin ses seize ans. Enfin, pour la première fois depuis qu’elle avait pleinement conscience d’elle-même, et du regard des autres, elle était enfin comme elle aurait du être depuis le début. Et pourtant, loin de se réjouir à la vue de se nouveau corps, Alia tomba dans une profonde dépression. Sortant peu, enfermée dans sa chambre, dans le noir complet, grignotant du bout des lèvres et ne parlant à personne, Alia commença à dépérir, se tuant à petit feu, refusant de vivre, refusant de jouir de ce qu’elle avait si longuement et ardemment désirée.

C’est alors que survinrent les rêves. Au début, elle n’y prêta guère attention : ce n’était qu’une suite sans queue ni tête d’images floues, colorées et emplies d’une douceur apaisante. Accueillant à présent le repos comme une bénédiction, Alia commença, petit à petit, à accepter le sommeil et, par la même occasion, à s’accepter elle-même. Porteur de messages pas toujours clairs, le plus souvent sibyllin et semblant toujours prononcé dans une langue inconnue, mais qu’elle comprenait néanmoins, Alia commença, au bout de quelques semaines, à se rendre compte de ce qui lui arrivait. Et, lorsqu’elle l’eut compris s’en suivit une longue phase de déni total. Fermant son esprit, chassant le sommeil, luttant de toutes ses forces contre lui, elle renia ce qu’elle semblait être, abandonna ce qui avait été péniblement construit pendant ses longues semaines douloureuses.

Et puis, après le déni, vint l’acceptation. Douloureuse, mais nécessaire. La transition se fit sans douceur, comme une seconde naissance. Alia se laissa aller, ayant vidé son corps de sa dernière énergie et, avec cela, le sommeil revint et les rêves également. Néera apparut enfin clairement à Alia, si belle, si pleine de vitalité, petit être fragile destiné à rester toute sa vie une enfant. Et, pour la jeune fille, commença alors une nouvelle vie. Rester maintenant à se faire accepter pour ce qu’elle était, pour ce qu’elle était devenue. Pour ce qu’elle avait toujours été, sans le savoir, sans le vouloir.

Se présenter devant les grandes instances cléricales ne furent pas faciles. Et prouver sa légitimité, si encore ce mot voulait dire quelque chose lorsque l’on était l’incarnation vivante d’un Dieu, le fut encore moins. Pendant des mois, Alia batailla ferme pour faire entendre sa voix, pour prouver, utilisant toutes sortes d’outils à sa disposition, qui elle semblait être. Si, au début, l’on a prit pour une illuminée, une folle de plus, l’on finit, tout doucement, par la croire. Certes, cela ne se fit pas en un jour. Certes, les doutes et les moqueries, et l’indifférence, ne disparurent pas du jour au lendemain. Il fallait pas moins de trois ans depuis la révélation de sa véritable nature avant que l’on commence sérieusement à se pencher sur son cas et, tout doucement, se rendre compte que – mais oui – Alia était peut-être bien ce qu’elle prétendait être.

La jeune fille avait alors près de vingt ans, et possédait déjà la même apparence qu’à présent. Et, dès lors que les instances cléricales reconnurent son état, sa véritable identité, et tout ce qui allait avec, il ne fallut pas longtemps à la jeune fille pour se retrouver propulser sous les feux de la rampes, exposée à la vue de tous, montrée comme un monstre de foire, exhibée ici et là.
« Regardez ! » criait-on, « regardez, voici Néera, notre bien aimé déesse réincarnée ! »
Pourtant, loin de sombrer dans la folie, comme tout un chacun aurait été amené à faire, Alia garda la tête froide et, sans un mot, sans se prêter au jet, endura tout ceci, toutes les cérémonies, jusqu’à que le délire du peuple se calme, et que les instants cléricales commencent à la laisser tranquille…

Pourtant, le calvaire était loin d’être terminé. Après tout, elle était Néera réincarnée, corps mortel abritant des bouts d’essence divine ! L’on attendit sagement que la Haute Prêtresse en poste, à ce moment là, meure d’un étrange accident pour placer Alia à sa place. Elle avait vingt-deux ans. Et sa véritable vie commençait à peine.

Pendant près de neuf ans, elle apprit les rênes du métier, essayant d’apprendre en quelques mois ce à quoi d’autres passaient leur vie. Aider par la toute puissante sagesse de la déesse enfant, Alia apprit à une vitesse fulgurante et, au fur et à mesure que les années passèrent, son ancienne personnalité, l’ancienne Alia se transforma lentement, imperceptiblement. Une petite touche par là, le regard un peu plus voilé, un sourire un peu plus distant, le poids des années se faisant voir de moins en moins, jusqu’à disparaître complètement…

Alia se métamorphosa, devint quelque chose d’autre, quelque chose de nouveau. Quelque chose d’inconnu jusque là. Elle devint une partie de Néera et Néera devint une partie d’elle-même. Elles fondirent leurs esprits dans le même corps pour ne plus être qu’une seule personne.

La métamorphose est maintenant achevée depuis deux ou trois ans. Alia est toujours à son haut post, figure intemporelle et inchangée, réincarnation de la déesse elle-même. Mais, si elle a accepté ce fait depuis bien longtemps, une question demeure néanmoins en suspens, une question restée sans réponse jusqu’à aujourd’hui. Pourquoi ? Pourquoi elle et pourquoi maintenant ?