Sur le départ. [Leana]

Daenor venait à peine de quitter Eruanna. La séparation avec sa femme avait été quelque peu délicate. Le vieil elfe était rentré d'Alëandir la veille, à une heure très tardive et avait du réveiller sa compagne afin de lui résumer son entrevue avec Dyarque. Kelendil, le Commandant des Aigles et Aldaron, Lieutenant des Éclaireurs avaient logé dans une résidence de Daranovar réservée aux invités de marque. Les soldats qu'ils avaient emmené avec eux avaient rejoint la caserne, à quelques pas, où un nombre suffisant de couches confortables les attendaient. Mais ils ne s'étaient pas éternisés, comme prévu. Daenor avait même été plus rapide que prévu. Il avait commencé par expliquer l'expédition à Eruanna qui avait réagi … plutôt vivement.

« Est-ce vraiment le moment ?! Ne peux-tu rester quelques jours, le temps de te reposer un peu ? Tu viens à peine de rentrer...
- Plus vite l'affaire sera réglée, plus vite je serai de retour.
- Et ne pouvait-il choisir quelqu'un d'autre ? Avec ta jambe et ton âge, tu es trop... fatigué pour ce genre d'expédition.
- Il suffit Eruanna, tu vas trop loin. Dyarque est le Roi et un ami, je lui ai toujours été fidèle. Tu sais que je dois y aller. »

Le débat était clos, Eruanna le savait. Elle pensait toujours que Daenor était trop âgé pour tout. Trop vieux pour les combats. Trop vieux pour se battre. Trop vieux pour la politique. À vrai dire, elle était possessive et aurait surtout préféré passer tout son temps avec son mari que de le voir, seule, parcourir Anaëh toujours occupé. Toujours absent, même après deux millénaires.

« Je sais ce à quoi tu penses. Mais je te promets que je serai très bientôt rentré. Dans quelques mois à peine… On a passé bien pire. »

Et elle s'était endormie là dessus.
Daenor lui, n'avait pas fermé l'œil de la nuit. Il avait passé son temps à se préparer. Il avait réuni son armure d'antan, dépoussiéré Calan, sa lame. De sa plume d'oie, il avait rédigé de nombreuses missives aux elfes importants pour les informer de son absence et leur donner les directives à suivre, sans expliquer les détails du pourquoi et de la raison de son départ. Il considérait que ce n'était pas à lui mais plutôt à Dyarque d'annoncer la chose officiellement. C'est pourquoi il n'avait informé que Kelendil et Aldaron et qu'ils avaient quitté rapidement la capitale, en catimini. En quelques heures le lendemain, Daenor avait toutes ses affaires réunies, avait joint au convoi quelques un de ses Daranovariens qu'il connaissait le mieux, dont Elfrin Lothaliön et Aranis Ghondien, et ils étaient partis. La route principale qui traversait le Protectorat de Linaëh puis franchissait la lisière d'Anaëh était longue et perilleuse. La forêt avait progressé, grignoté les routes pendant le Voile, réinvesti les chemins par endroits, ralentissant la progression des chevaux et des elfes. Plus Daenor pensait au reste du chemin qu'il leur restait à parcourir, plus une boule au ventre lui triturait les entrailles. Il appréhendait l'idée de quitter la Prime Forêt pour se retrouver sur les terres des Hommes, où il était venu leur dire que la Communauté de la Lumière était rompue. L'annonce risquait de ne pas être bien accueillie et surtout inattendue. Il fallait s'attendre à tout, même à un gros retard…

« Je viens de penser à une chose lança Daenor en s'adressant aux elfes qui l'escortaient, au bout du deuxième jour de voyage. Je crois que nous allons faire une escale. »

Ils avaient franchi depuis quelques heures la frontière qui séparait Daranovar de Linaëh. Même s'il n'y avait de "lisière" propre entre les deux terres, Daenor, qui connaissait parfaitement Anaëh, savait reconnaître où, dans l'immense forêt qui se ressemblait en tous points, s'arrêtait son Protectorat. Un arbre particulier, une rivière coulant ici et là, les signes ne trompaient pas, Daenor ne savait pas se perdre. Aussi, ce voyage lui donna une idée singulière. Ils prirent ainsi la direction de la ville principale du Protectorat : Linaëh. Le vieil elfe garda silence sur la raison de ce détour, mais il savait que l'escorte le suivrait tout de même, sans rechigner et sans poser de questions. La cité se situait à quelques lieues seulement, au Nord de la route qu'ils étaient en train de parcourir et un peu de retard ne poserait pas de problèmes.

Une fois arrivés au portes de la ville, Daenor se retourna vers ses compagnons :

« Je vous prie de m'excuser, mais vous devriez m'attendre ici. Vous avez l'autorisation de vous promener dans la ville ou dans les environs, mais… Le protecteur désigna le soleil qui progressait doucement vers son zénith. Je vous veux prêts à repartir en début de soirée. Ceux qui tarderont resteront sur place. Je dois rendre visite à quelqu'un. »

Ce fut seul que Daenor franchit les portes de Linaëh, pour tenter de demander une entrevue urgente avec sa Protectrice, Leana.

Daenor avait laissé résolument sa canne à Daranovar pour tout le voyage, au plus grand dam d'Eruanna qui n'avait cessé de le réprimander à ce sujet là. Il ne voulait pas s'encombrer de cette relique de faiblesse jusqu'en terres humaines et avait bien l'intention de mener cette expédition la tête haute et les épaules droites, comme jadis. Montrer un visage fier et dur au dirigeant des Hommes. Un visage résolu. Car à cet instant, il représenterait Dyarque, le peuple des Elfes et Anaëh entier. Mais hélas, son corps qui avait vu plus de deux millénaires passer sur ses muscles n'était plus, lui, celui de jadis. En traversant Linaëh, la douleur de la blessure d'Ellyrion se manifesta à nouveau, sournoisement. Comme pour lui rappeler le poids de ses années passées. Si son esprit était toujours aussi vif, voir plus, les blessures physiques, elles, mettaient maintenant un temps fou pour se cicatriser et la douleur persistait très longtemps. C'est vêtu de son ancestrale amie, son armure d'argent à laquelle était nouée Calan, que le vieux Seigneur Protecteur arpentait les rues de la cité. Un garde s'était chargé de l'escorter jusqu'à la bâtisse et bien que Daenor connaissait plutôt bien les lieux, il se laissant guider, préférant la politesse d'une entrée "normale". Arrivé devant le bâtiment en question, la jambe fatigué, Daenor fut présenté à Elràs, l'intendant de Linaëh. Après plusieurs centaines d'années au service du Protectorat, l'elfe s'était montré plus que compétent dans son domaine. Le garde les présenta mais les deux elfes s'étaient déjà rencontrés auparavant. L'intendant s'inclina poliment en reconnaissant le Seigneur Protecteur :

« C'est un honneur de vous recevoir Protecteur Thoràndrion. Dame Leana s'occupe actuellement des Doléances et sera à vous dans quelques minutes.
- Je vous remercie. »

Daenor s'inclina également pour rendre le salut de l'elfe. Un instant après, ils furent conduits vers une terrasse à ciel ouvert, où sièges confortables et fauteuils les attendaient.

« Je vois que votre Dame n'est pas avec vous, comment se porte-t-elle ?
- Un verre d'eau suffira amplement, merci, dit Daenor lorsqu'un elfe lui proposa fruits et breuvages. Vous êtes observateur Elràs. En effet, Eruanna ne s'est pas jointe à moi et je l'ai refusée. Malheureusement, mon voyage m'emporte loin d'Anaëh et bien loin de mon épouse mais je la préfère en sécurité dans les bras de la Prime Forêt. Et c'est bien l'objet de ma visite aujourd'hui, bien que je crains qu'elle ne soit plutôt courte, cette fois. »

Les deux elfes n'eurent pas à attendre bien longtemps l'arrivée de la Protectrice. Quelques minutes après les premiers échanges, les portes par lesquelles ils étaient arrivés s'ouvrirent et la jeune Protectrice Leana s'approcha d'eux. Daenor reconnut presque instantanément les traits de la femme, ses traits si délicats, nés d'un métissage entre ceux d'une Humaine et ceux d'une Elfe. De son visage émanait un mélange de jeunesse et de sagesse à la fois. C'était un Daenor vêtu de ses plus puissants atours de guerre qui se leva de son siège, à la rencontre de Leana, la demi-elfe, dame Protectrice de Linaëh.

« Je vous remercie Elrás, vous pouvez disposer. C'est un plaisir de vous recevoir ici Protecteur Thoràndrion.
- Plaisir partagé entièrement, Protectrice répondit Daenor en souriant. »

Politesses effectuées, les deux Protecteurs de terres Daranoviennes s'installèrent à nouveau sur les fauteuils.

« J'espère que le voyage n'a pas trop été éprouvant.
- Pour l'instant, on pourrait dire qu'il se passe plutôt à merveille. Je regrette de ne pas avoir pu vous rendre visite plus tôt, dans d'autres circonstances, mais hélas, c'est un devoir plutôt urgent qui m'emmène ici. J'espère surtout que je ne viens déranger aucune affaire importante ? »

Linaëh était un des Protectorats de Daranovar et Leana était une jeune Protectrice, n'avait que quelques siècles. Elle était à la tête de Linaëh depuis seulement quelques années et Daenor n'avait eu que de rares occasions de la rencontrer. Leurs relations étaient restées formellement protocolaires, de Seigneur Protecteur à Protectrice. C'était Eruanna qui l'a connaissait le mieux et qui entretenait une amitié plus sincère qu'avec lui. Aujourd'hui, elles seraient sûrement amenées à évoluer d'une manière inattendue. Le vieil elfe dévisagea la femme, détaillant ses traits. Elle était absolument celle dont il avait besoin. Le fruit d'un éclair d'idée de son esprit.

« Étant en mission et plutôt pressé, je m'en excuserai, mais je me dois d'en venir directement aux faits. »

Il marqua une brève pause, laissant la demi-elfe le temps de digérer la nouvelle.

« J'aurais besoin de vous pour une mission de Premier Ordre qui m'a été confiée par le Seigneur Protecteur d'Anaëh en personne. Et je pense que vous pourriez m'être grandement utile de part vos … aptitudes innées. Daenor choisit délicatement ses mots, ne voulant heurter Leana. Mais tout d'abord, puis-je me permettre de vous poser une question ? Quelles sont vos relations avec le peuple des Humains ? Connaissez vous la Péninsule ? »

« Ne vous inquiétez pas, ce n'était rien d'important, encore une dispute sur "Ville ou forêt", j'ai parfois l'impression de faire du baby babysitting. Quoi qu'il en soit, votre épouse se porte-t-elle bien ? J'espère qu'il ne lui est rien arrivé !
- Eh bien, j'ai eu du mal à passer entre ses filets et me mettre sur le départ sans elle. Je crains qu'elle n'ait trop pris l'habitude de m'accompagner dans mes dernières péripéties… Mais sa santé est bonne, bénis soient les Cinq. »

L'elfe rejoingnit les deux protecteurs muni d'un verre d'eau sur un plateau d'argent. Daenor s'empara du breuvage en le remerciant et se mit à boire doucement le liquide frais et miroitant tandis que le serviteur regagnait sa place dans le bâtiment de pierre. Il regarda le dos de l'elfe jusqu'à que celui-ci soit hors de portée de vue, puis reporta son attention sur Leana, qui s'inquiétait de sa présence en ces lieux.

« Mes relations avec les hommes ? Tout dépend du point de vue. J'ai grandi parmi eux pendant des années et ait été imprégnée de leur culture, que ça plaise ou non à certains. Mon père était humain et guérisseur, j'ai beaucoup voyagé avec lui. Les guérisseurs sont toujours bien accueillis ou qu'ils aillent, et de toute manière, les personnes que je connaissais là bas sont certainement décédées. Leana marqua une courte pause. Ca fait longtemps que je n'y suis plus retournée. Quant à Linaeh, les relations sont stables. Le commerce tourne toujours mais est de plus en plus difficile à cause de certains elfes qui acceptent mal la présence de marchands humains sur le sol du protectorat, surtout après ce qu'il s'est passé il y a quelques années avec un groupe de bucheron.
- Il est vrai que votre position est bien moins confortable que Daranovar dans cette situation… »

Bien que les bûcherons aient seulement entamé les bois de Wyslena, les deux Protectorats partageaient leur frontière et il n'était pas étonnant que les derniers évènements aient eu des répercutions sur Linaëh. D'autant plus que le Protectorat de la demi-elfe Leana était connu pour être celui qui échangeait le plus avec la Péninsule, la dernière Protectrice y avait bien veillé. Mais ce que Daenor allait lui annoncer risquait de tout changer pour elle. Même si elle était proche des Humains, ayant certains liens avec quelques uns de leurs individus, la décision de Dyarque impliquait de fermer les frontières d'Anaëh, rompre les échanges qui s'effectuaient et contrôler docilement les entrées dans les Terres de Kÿria. Il restait à voir comment la Protectrice allait réagir et si elle était prête à l'accompagner pour rencontrer les Hommes. Sa présence serait un atout considérable et faciliterait les échanges humano-elfiques. Elle représenterait les deux peuples là où Daenor ne représenterait que les Elfes.

« Mais pourquoi de telles questions ? Que se passe-t-il exactement ? »

Daenor attendit avant de répondre, tournant et retournant les mots dans sa tête pour essayer d'expliquer le plus clairement possible la situation qu'il était venu lui présenter.

« Il semblerait que le Seigneur Protecteur d'Anaëh, Dyarque, aie ordonné de rompre la Communauté de la Lumière. Sa décision ne vient pas seulement de la résultante des Bûcherons mais bien d'une reflexion aboutie. La sève n'a que trop coulé. Aujourd'hui, l'alliance qui unit nos deux peuples est devenue obsolète et se limite à de faibles échanges commerciaux. Derrière ça, les Hommes nous trahissent en s'attaquant à la Prime Forêt ou en nous laissant perdre Ellyrion sans lever le petit doigt pour une quelconque récidive. À quoi nous aura servi la Communauté de la Lumière, après la défaite du Fort ? Quand Anaëh en est ressorti affaibli ? Cela fait de nombreuses années que les Humains nous ont tourné le dos sans que nous eussions esquissé le moindre faux pas. Dyarque a décidé il y a quelques jours, en me convoquant notamment, de fermer les frontières et de contrôler dès à présent les entrées au sein d'Anaëh. Votre Protectorat en est directement impliqué et en tant que Seigneur Protecteur, je viens vous porter son message car hélas, je n'ai pas le temps de tenir un conseil en Daranovar… Qu'en pensez vous ? Daenor fixa la prunelle des yeux en amande de Leana Pensez vous que cette décision puisse être applicable au sein de Linaëh ? »

« Ne pensez-vous pas que tout ça n'aura seulement pour conséquence la guerre dans plusieurs siècles ?
- Qu'entendez-vous par là ?
- Deux choses. La première est que les hommes ne sont pas intervenus à Ellyrion sur la demande du Protecteur Dyarque en personne. Ils ne sont donc pas intervenus, comme demandé, il est donc illogique de leur reprocher ceci. Puis la seconde en quelques mots, l'ignorance engendre l'incompréhension, la peur, puis la haine. Autrement dit, la guerre. »

Daenor réajusta sa position au fond de son siège et planta ses yeux vitreux dans ceux de la demi-sang pendant qu'elle lui parlait. Cette dernière se mit à parler en illustrant ses propos de mouvements de bras et comptant ces points d'argumentation par d'inutiles gestes de ses mains. Le Seigneur Protecteur détestait qu'on le prenne pour un enfant, surtout face à cette elfe d'à peine deux siècles. À chacun de ses mots, le visage de Daenor devenait plus dur et plus sévère. Il percevait de plus en plus la part impulsive et si émotive de son sang d'Humaine et avait presque l'impression que ses traits mêmes, devenaient moins elfiques au fur et à mesure qu'elle parlait. Elle perdait légèrement le contrôle de ses émotions, faisant transparaître sa frustration devant Daenor. Ce dernier commençait à se demander s'il avait eu une bonne idée de faire un détour par Linaëh...

« Vous venez me voir parce que je connais le mieux les hommes, et avant de fermer nos frontières et de prôner l'isolationnisme, je préfère vous avertir que c'est ce qu'il se produira tôt ou tard. Le peuple de la forêt voit déjà d'un très mauvais œil les incursions humaines, les frontières sont déjà surveillées, en faire plus ne ferait qu'accroitre la paranoïa. Et je suppose que vous ne désirez pas de cette guerre, même si elle se manifeste dans plusieurs siècles, la précédente a eut des conséquences qui sont encore présentes aujourd'hui. Quant à ce que fera Linaeh, c'est simple : éviter d'être responsable de cette guerre ou au pire repousser l'inévitable pour que l'ignorance ne s'installe entre les deux peuples. Et s'il le faut je me rendrait moi même en terres humaines pour aller dans ce sens. »

Le vieil elfe laissa terminer les longues phrases de la jeune demi-elfe, sans la lâcher de son regard.

« Il ne s'agit pas là d'une simple querelle entre deux fronts qu'il faut prendre à la légère, Leana. Son regard se fit plus dur et plus perçant, comme s'il tentait de voir à travers le blanc laiteux de ses yeux. Et ce n'est pas à vous de m'apprendre quoi que ce soit. Au cas où vous ne seriez pas au courant, la guerre est déjà là, à nos portes. Mais ce n'est pas notre Peuple qui l'engendra, pas plus qu'une quelconque peur, haine ou encore paranoïa. Vous pensez réellement que les Elfes ont si peur des Hommes qu'ils sont prêts à déclencher de nouveaux bains de sang ? Non. Si la Communauté de la Lumière a un jour été fondée, cela fut pour unir nos forces contre la menace des Sombres. Arrêter les guerres inutiles entre Elfes, Hommes ou Nains pour faire face au seul vrai ennemi commun. Je sais parfaitement que ce fut Dyarque qui demanda aux Hommes de ne pas intervenir lors de la bataille d'Ellyrion, merci de me le rappeler, je vieillis mais ma mémoire ne flanche pas encore, hélas. Mais ce n'est pas lors de la bataille que nous avions le plus besoin d'aide. Mais bien après, lorsque le Voile obstrua les terre des rayons du soleil. Lorsque les Drows fuirent et que notre peuple ressortit bien trop affaibli pour tenter une quelconque riposte. Mais nous n'avions aucune nouvelle, alors. Et pourtant, ce furent bien eux qui firent couler la sève de Wyslena, à quelques lieues de votre Protectorat pendant le mois de Barkios. Dyarque sait bien que l'on ne peut imputer cette faute au peuple tout entier et c'est bien pour cela qu'il n'y a pas vraiment eu de suite. Mais à présent, Trystan Ier n'est plus. Et les Hommes ne sont que trop partagés au sein même de leurs terres dans leurs guerres mutuelles pour prétendre assurer une alliance entre nos deux Peuples. L'on ne peut se permettre d'essuyer leurs discordes en prétendant faire partie d'une alliance depuis longtemps dissoute. »

Si Daenor parla beaucoup, son ton resta le même. Sévère et sec. Ses yeux ne quittèrent pas un instant le visage de Leana mais, contrairement à elle, il resta calme tout le long et s'il était énervé par certains de ses propos, ne laissa rien transparaître.

« Non. La menace ne vient pas de nous, Leana, mais bien de l'extérieur. Ce n'est pas l'isolationnisme, comme vous prétendez, que je prône, ce sont simplement les ordres de mon Seigneur Protecteur, que j'ai juré de servir, que je défends, à savoir assurer la Protection d'Anaëh et des Elfes contre les menaces, quelles qu'elles soient. Et s'il ne veut absolument pas déclencher de nouvelle guerre, il cherche bien à établir un traité de non-agression entre la Péninsule et Anaëh, tout en refermant nos frontières pour assurer la sécurité des Elfes et de la forêt, ce qui devrait apaiser les paranoïa que vous redoutez. En seriez-vous venue à remettre en cause les décisions de Dyarque ? »

Daenor ne répondit rien quand la Protectrice insista une fois de plus sur l’attitude des Hommes suite au Voile. Depuis cette fichue éclipse, Miradelphia était ressortie bouleversée. Mais les Hommes n’étaient pas les plus à plaindre dans cette histoire. Si des famines violentes s’étaient abattues sur leur Royaume, leurs nobles-gens -comme ils les appelaient- ne mourraient jamais de faim, eux, installés confortablement dans leurs châteaux de pierre aux murs chauffés par quelques sous-fifres. Les Elfes n’avaient été pas mieux logés. La crise qui sévissait dans les sous-bois avait beau être sourde, pour l’instant, Daenor ne doutait pas que les Elfes des Clans Sauvages n’apprécieraient guère la reconstruction des cités. Tôt où tard, ce climat de tension constant, qui planait au dessus d’Anaëh finira par s’abattre sur son propre peuple… Il suffirait d’un seul faux pas, d’une nouvelle boucherie comme à Wyslena, et les choses deviendraient vite catastrophiques.

Leana continua a parler, mais lorsque le Seigneur Protecteur lui fit comprendre qu’elle allait trop loin, calma un peu ses propos, paraissant soudain moins agressive.

« Je ne remets pas en cause les décisions du Seigneur Protecteur d'Anaeh, contrairement aux mauvaises langues il m'a laissé ma chance en me faisant confiance. Il est vrai qu'une alliance totale est obsolète, nous ne pouvons que le constater et elle se résume plus au traité de non agression qu'il vous a demandé de transmettre. Par contre il faudra faire attention pour le jour ou cette alliance devra se reformer, surtout si c'est nous qui en avons besoin. Mais il ne faut pas pour autant s'enfermer et couper toute relation diplomatique et commerciale.
- Il ne faut pas y voir là un retrait total des Elfes sur le monde. Nous avons encore notre place à tenir. Lorsque je parle de fermer les frontières, ce n’est tant d’empêcher quiconque de pénétrer dans la Prime Forêt. Une telle chose serait impossible à demander, Anaëh n’est que trop étalée sur le Monde pour pouvoir se permettre de poster des gardes à chaque lieues de sa frontière. Il s’agit plutôt de raffermir les contrôles d’entrée dans la forêt. Redoubler de vigilance, dirons-nous. Les échanges commerciaux se feront toujours mais ils doivent être plus restreints et plus surveillés. Les Hommes ont tout autant besoin de nous que nous avons besoin d’eux. »

Le vieux Seigneur Protecteur se leva en s’aidant de l’accoudoir de son siège. Le bois grinça sous les forces de l’elfe. Puis Daenor fit dos à Leana pour s’approcher du balcon de pierre pâle qui donnait vers la forêt. Il resta un instant là, à admirer la beauté de Son Œuvre, tel qu’il le faisait si souvent. Les bûcherons avaient laissé bien plus de cicatrices qu’ils ne le souhaitaient. Non seulement sur les troncs et les souches, mais dans le cœur même des Elfes. La colère de certains ne s’était toujours pas tarie et d’après les Druides les plus sensibles, la Symphonie pleurait encore ses frères perdus à jamais. La cime des arbres se mit à tanguer sous le vent, faisant se mouvoir une mer scintillante de verdure. Avec un peu d’imagination, on aurait pu prendre le bruissement des feuilles comme un doux clapotis d’eaux invisibles. À peine quelques lieues nous séparent d’Aduram, puis d’Oësgard. Le vent soufflait de l’ouest et caressait les arbres d’Anaëh. C’était comme si la Péninsule appelait Daenor à rejoindre ses terres… Quelques jours et nous atteindrons les premiers bois défrichés d’Aduram. Cet état de faits le fit revenir à la réalité.

« Nous ne pouvons nous permettre d’essuyer une nouvelle crise comme à Wyslena. Leurs guerres mutuelles ne peuvent plus entacher l’écorce de son Œuvre. Cette fois, les effusions de sang ne seraient plus contrôlables, tout comme la haine de nos Frères. La sève n’a que trop coulé sous la folie des Hommes dernièrement, et il s’agit là d’éviter un nouvel épisode. Je suis sûr que vous comprenez... »

Daenor ne devait pas s’attarder très longtemps. Il avait promis quelques heures seulement à son escorte et tenait à respecter ses engagements. L’elfe inspira longuement avant de reprendre, décidé.

« Bon. Si je suis venu jusqu’à vous si expressément, ce n’est pas pour vous quereller sur la place des Hommes pendant la bataille d’Ellyrion ni pour débattre sur la situation critique d’Anaëh, mais bien, comme je vous l’ai dit, parce que j’ai besoin de votre personne. Dyarque m’a chargé de rencontrer le représentant de la race Humaine afin de mettre les choses au clair et d’établir un nouveau traité, dans lequel je m’assurerai personnellement que les Hommes ne pourront plus poser le tranchant de leurs haches sur la Prime Forêt. Trystan 1er n’étant plus, je vous épargne les rumeurs concernant sa mort, j’aurai à faire avec Aetius d’Ivrey, Régent du Royaume. Votre place dans tout ceci serait de représenter, au même titre que moi, le Peuple Elfique vers les dirigeants des contrées Humaines du Nord, que vous connaissez sûrement, du moins quelques uns, et les informer de ces états de faits. Je sais que vos relations avec les Humains vous rendront plus apte à parlementer que je ne saurais le faire. Mais seules les décisions de Dyarque doivent être promulguées, nous sommes ses messagers. Je ne veux aucun écart. Ceci étant, accepteriez-vous de m’accompagner jusqu’en Péninsule ? »

« J'accepte de vous accompagner. Il faudra cependant me donner tous les détails de ce nouveau traité. J'ose imaginer que vous avez déjà prévu une escorte. Dans ce cas là, laissez moi quelques heures le temps de préparer mon départ. »

Daenor soupira de soulagement intérieurement. Un peu plus, et il se serait senti obligé de repartir, seul. Mais Leana avait fini par être plus raisonnable qu’elle ne l’était quand il était arrivé. Après tout, même si elle était réticente à l’idée de fermer les frontières, elle semblait quand même la plus apte à rencontrer les dirigeants d’Oësgardie, d’Alonna et de Serramire. D’après ce qu’on disait, la Protectrice entretenait de bonnes relations avec les Humains. Et si Daenor ne pouvait la laisser rencontrer Aetius, étant donné que Dyarque lui avait confié cette mission à sa propre personne, il pouvait la laisser parlementer avec les nobles les plus proches d’Anaëh, et donc les plus concernés par l’attaque de Wyslena.

« Nous aurons tout le loisir de discuter des détails en chemin, je suis ravi que vous acceptiez de m’accompagner. Cette expédition pourrait peut-être même nous permettre de mener une enquête sur l'attaque de Wyslena. Je vous fais confiance pour mener votre petit examen personnel et trouver des explications raisonnables, de façon à éviter qu'une telle situation se reproduise. Quant à mon escorte, Dyarque m’a confié un petit contingent de soldats, une quarantaine tout au plus. Mais nous privilégions la discrétion, pour paraître le moins hostile possible une fois en Péninsule et pour pouvoir rapidement se dégager si malheur nous arrive. Si vous le souhaitez, vous pouvez vous entourer de vos propres Elfes, mais en nombre limité si possible… »

Le vieux protecteur marqua une pause, le temps de laisser la jeune demi réfléchir à ses paroles. Mais dans son silence, Elràs pénétra dans la pièce. Les deux elfes, étonnés, se tournèrent vers le l’intendant qui paraissait légèrement troublé. Ce fut Leana qui hocha de la tête et permit à l’elfe d’intervenir.

« Excusez moi de vous déranger, mais un Elfe répondant au nom d’Imaëh désire vous voir d’urgence, Protecteur Thoràndrion. Il est porteur d’un message du Capitaine des Éclaireurs, Aldaron Anaëh Dil. »

Aldaron. Daenor avait bien prévenu les capitaines qu’il était parti pour la journée et que l’escorte ne devait en aucun cas s’éloigner de Linaëh. Que s’était-il donc passé pour qu’Aldaron daigne de l’interrompre… ? Quelque chose de grave assurément, sinon ils n’auraient jamais osé le déranger. Mais quoi qu’il en soit, ce jeu là n’amusait pas le Seigneur Protecteur, et le mettait dans une situation pour le moins dérangeante. Il n’aimait pas être convoqué ainsi, surtout lorsqu’il avait des affaires importantes en cours. Ne pouvaient-ils pas attendre quelques heures, qu’il revienne de par lui-même ? Il échangea un regard discret avec Leana, puis Elràs et finit par dire :

« Je crois bien que notre discussion ne doive s’interrompre ici, je vous dois toutes mes excuses. Une chance que nous ayons presque fini. Daenor s’approcha de la Protectrice, moitié boitillant en l’absence de sa canne. Le ton ne cachait pas son désappointement vis à vis de cette situation. Faisons donc comme convenu. Je vous laisse le temps qu’il vous faut pour vous préparer, tandis que je vais m’occuper de cette affaire avec le Capitaine Aldaron. Nous nous retrouverons aux portes de votre ville et partirons sitôt que vous arriverez. Comme j’ai déjà expliqué à mes Elfes, j’aimerais que cette expédition soit faite dans la rapidité et l’efficacité. Je me désole de ne pouvoir rester quelque temps avec vous, mais nous aurons tout le temps de discuter en chemin. »

Daenor s’inclina légèrement, du moins autant que sa cuisse le lui permettait.

« Que Kÿria veille sur vous. Je vous dis à de suite. Il se tourna vers l’intendant. Elràs, mes hommages. »

Puis, il tourna les talons et s’en alla, le dos raide et le pas pressé de connaître la raison qui l’avait dérangé de son entretien.