Aurah - Capitaine des Eperviers

Il est des histoires que l’on préfère garder pour soi, d’autres dont on ressent le besoin irrépressible de les confier. Et il y en ca, certaines, qui vous hantent des années durant, vous forçant au mutisme et qui éclatent, un jour ; elles se déversent impitoyables, terribles.

La mienne, je crois, n’a rien à voir avec tout cela. C’est une histoire comme les autres, des récits couchés sur le papier, une multitude d’expériences, d’échecs et de victoires. Passé le centenaire, les souvenirs demeurent mais deviennent plus abstraits aussi. On les contemple comme s’ils nous étaient étrangers. De loin, comme on regarde une belle œuvre ; une œuvre qui ne nous appartient plus. Pourtant cette histoire est la mienne, je le sens au fond de mes entrailles. Et si j’écris aujourd’hui, c’est pour ressentir encore un peu de vie à l’évocation de ces souvenirs. Je veux ressentir la douleur, la peine, la joie, l’amour, la satisfaction. Je veux être vivante, encore. M’assurer que je vivrais des siècles supplémentaires, que je ressentirais encore un peu d’émotions.

L’Eveil. Le début de toute vie. Les enfants sont rares au sein de la communauté elfique. Ils n’en sont pas moins aimés et élevés au rang de miracle. Cela faisait plus de deux siècles que nous n’avions plus accueilli d’enfant. Ma naissance fut acclamée et fêtée, comme la naissance de tout nouvel elfe. Elle n’en demeure pas moins ordinaire. Je suis une enfant elfique, rien de plus. Issue d'une famille reconnue et appréciée, j'appartiens aux P'ëilh. Famille ancienne, ses membres se sont toujours distingués pour leur excellence à l'Arc. Nombre de mes descendants ont appartenu à des corps militaires prestigieux. Mon père lui-même a servi pendant près de deux siècles la famille royale en tant que Grand-Archer tandis que ma mère est reconnue de tous pour son excellent travail. Nul elfe contemporain de saurait chanter et graver d'aussi remarquables arcs qu'elle. Devenir Archère était donc une vocation qui m'était déjà toute destinée. Mais il me restait encore bien des années avant d'affronter mes premiers devoirs. Bien des années pour me défiler.

Dans un premier temps, c’est l’époque de l’amour et de l’éveil. Nous découvrons notre monde et l’affection de notre entourage. Nous représentons le renouveau, la vie. Bien des elfes ont oublié ce qu’était la vie. Lorsque les siècles défilent, tous semblables, on oublie peu à peu ce que c’est que d’exister, ressentir; souffrir, aussi. Mais toute bonne chose a une fin. Avant même la fin de nos cinq premières années d’existence, les devoirs s’imposent. Les elfes représentent un peuple millénaire doté d’une sagesse immense. Du moins, cela, c’est ce dont les elfes aiment se targuer. Pour ma part, je ne les trouve pas réellement sage ni illuminé. Le poids de l’éternité leur a simplement enseigné la patience, l’observation et surtout l’apathie. Oh comme je détestais demeurer des heures durant assise ! La méditation était un calvaire, les leçons d’histoire pires encore. Mais comme tout bon elfe, j’étais assidue. Les elfes n’acceptent pas la médiocrité.

Quelques cours, cependant, retenaient plus mon attention que d'autres. J'aimais les exercices d'agilité, de souplesse. A mon manque de force, j'apportais une vivacité surprenante. J'appris à grimper rapidement, avalant sommets et bâtisses. Les toits, la cime des arbres étaient mes nouvelles demeures. Je préférais encore observer les miens d'en haut, refusant au possible de toucher terre. Et puis il y avait le combat. J'aimais la concentration, le sérieux et la discipline que l'entraînement requérait. Mais je n'aimais pas l'affrontement direct. Tout cela n'était qu'un jeu, je ne le prenais pas avec autant de gravité que je l'aurais du. Si je manquais de force, j'étais vive et habile. J'excellais davantage en combat par ma parfaite ambidextrie que par ma technique. Un poil taquine, quelque peu tactique, je poussais mes adversaires dans leur retranchement. Je cherchais la victoire rapide. Ma meilleure défense restait encore l'esquive et la contre-attaque.

Mais malgré mon sérieux, ma discipline, je rêvais de grands espaces, de libertés. J’enviais ces humains à la vie si courte, si éphémère et pourtant si intense. Ils étaient vivants, expérimentaient milles émotions chaque jour et en découvraient davantage encore à chaque souffle ! Je me pris d’affection pour ce peuple lointain, fragile et belliqueux. Je n’avais pas cette appréhension, cette méfiance qu’ont les elfes à leur égard. Et j’en payai lourdement bien des années plus tard le prix. Mais cela, ce n'est pas encore le sujet de mon histoire.

J'entamais ma cent vingtième année, transition cruciale entre l'enfance et l'âge adulte. Je paraissais à peine tout juste la vingtaine selon les critères humains. J’étais jeune, fraîche, vive et curieuse. Malgré toutes les connaissances amassées par ma longue et pénible éducation, je rêvais d’aventures et de péripéties dignes des contes les plus célèbres. Je rêvais de voir l’océan, les guerres, les immenses cités. A l'aube de cette nouvelle année, nouvelle époque, je devais choisir la voie à laquelle j'aspirais et entamer une formation de spécialisation. Aventure et indisciplinée, je refusais pourtant de tracer mon avenir. Je rêvais de courbes et d'espaces infinis. Armée de mon inexpérience, ma sage éducation et ma curiosité, je quittais mes terres natales pour de nouveaux horizons. Mes parents, quoiqu'en désaccords, ne m’y empêchèrent guère. Chaque elfe, au cours de sa vie, ressentait un jour le besoin d’expérimenter l’existence, le monde, par lui-même. C’était bien naturel. Peu respectable mais naturel.


Je parcourais les terres avec force de curiosité et de vivacité, exposant çà et là ma nature, sans gêne ni pudeur. Les humains, quant à eux, n’avaient qu’admiration ou crainte pour moi. Ils restaient méfiants, distants. Je dus apprendre à gagner leur confiance, leur sympathie. Presque dix ans plus tard, je trouvais l’océan. Cette magnifique étendue reflétant l’azur si pur, si profond de mes iris. Mon élément, pensais-je alors. Et je partis, quittant définitivement ces terres si plates, si mornes, pour le vaste et vierge océan. J’embarquais dans un navire, faisant mes preuves en tant que jeune mousse. Au bout de quatre ans, je devenais timonier, ayant appris à lire les vents et les présages de l’océan. Je changeais de navire, expérimentant aussi bien les galions de commerces que les goélettes peu respectables de corsaires. Enfin, j’atterrissais au sein d'un navire de contrebande tenue par un capitaine bien peu recommandable. J’eu une aventure, brève, aussi avec un marin. J’appris l’amour, la douceur des ébats charnels et la passion des hommes. Une passion que les elfes avaient oubliée depuis longtemps.

Mais la vie des hommes est courte et l’océan ne se lasse jamais de nous le rappeler. Moins de trois ans de destins entrelacés et cet homme qui m’avait tant appris de la passion, mourut ; emporté par une maladie infame, impitoyable. J'ignorais alors la souffrance que pouvait éprouver les hommes. Il est des morts rapides, horribles, parfois, mais je ne connaissais de mort plus lente, plus débilitante et plus atroce que celle-ci. J’appris alors le chagrin, la peine et le regret. C’était des sentiments douloureux mais profondément humains. J’en tire encore aujourd’hui une infinie sagesse. J’ai appris le prix des passions humaines, et celui de la perte aussi. Quelques mois passèrent, ancrant plus profondément mon chagrin, et nous abordions un port commercial. Je quittais le navire sans un regard en arrière, laissant là tous les effets amassés ces années durant. Dix ans à parcourir les océans balayés. Tout cela, je l'abandonnai.


Oh j’avais expérimenté beaucoup d’émotions humaines mais je n’en étais pas encore lasse. Je n’étais pas prête à retourner auprès des miens. Errant quelques jours dans les rues du port où je venais de débarquais, je me familiarisai avec la vermine grouillante des ports. Le danger rodait aussi bien que la chance et le destin au détour de chaque ruelle. Je manquai plus d’une fois de me faire détrousser ou tuer. Mais les hommes sont bien imprudents. Je demeurais une elfe et une redoutable combattante. Chaque fois, je me sortais d’un mauvais pas, haletante, parfois, et enivrée d’un terrible sentiment de vie. Amusée, galvanisée par de tels affrontements, quelques mois plus tard, je m’engageai au sein d’une troupe de mercenaire qui passait par là. Protéger des caravanes marchandes fut une expérience intéressante. Je dialoguais sans souci avec ces hommes venus de si loin, j’apprenais sans cesse à leur contact.

Nous voyageâmes ainsi un an durant. Puis je changeais de troupe, suivant des partenaires de route, en abandonnant d'autres. Deux ans plus tard, une terrible guerre brisa la fragile paix humaine. Les humains ont toujours été un peuple belliqueux, prompt à la guerre. La troupe à laquelle j'appartenais alors s'engagea au service d'une armée lambda. Un carnage. Je me souviens encore du sang, de la chair, du métal et des émotions violentes qui s’entrechoquaient sauvagement. Aucun pitié. Je combattis comme jamais. Si les elfes sont des êtres paisibles, ils n’en demeurent pas moins de terribles machines de guerre, des tueurs nés. Je ne sais combien de vie j’ôtai ce jour-là, ni les jours qui suivirent. Aujourd’hui encore, je repense à toutes ces batailles comme un mauvais rêve, un souvenir désagréable que l’on préfère garder loin de la conscience. Pourtant ces images me hantent, inlassablement. Avant la fin de cette maudite guerre humaine, je désertai, laissant encore une fois derrière moi tous les biens accumulés dans cette vie de mercenaire.

Je croyais en avoir assez, avoir expérimenté tout mon saoul les facettes de la vie humaine. L’amour, les passions, la peur, la haine, la colère, la souffrance, la tristesse et la mort. C’en était assez. Mon esprit bouillait, débordant de toutes ces expériences si vites assimilées, si peu digérées. Mais je n'étais pas encore prête à rentrer piteuse, le dos courbé, les yeux rivés sur mes pieds, auprès des miens. Non je n'avais pas encore assez vécu. Il demeurait encore en moi cet espoir que les humains étaient un peuple plein de promesses et de destinées fertiles. Il me fallut deux ans d'errance, vagabondant au grès des vents, désœuvrée, pour reprendre conscience. Je me dressai une nuit, dans une auberge miteuse, transpirante et haletante comme lorsque qu'on s'éveille d'un mauvais rêve. Mais rien n'était un cauchemar. J'avais bien vécu chacun de ces combats, de ces carnages. J'imprimais profondément ces souvenirs dans ma mémoire, me promettant de ne jamais les oublier. Et sans demander mon reste, je filai dans la nuit, fondant dans les ténèbres.

Il me fallut à peine deux ans d'efforts pour fondre dans le milieu mondain des cours. J'évoluai au sein de la noblesse, les distrayant par mes récits de voyage et mes talents de musicienne. Les elfes étaient un exotisme que les nobles étaient prêt à s'arracher. J'arpentai les cours, satisfaisant la curiosité de chacun. Et j’apprenais, aussi, bien plus que l'on ne pouvait le soupçonner. J'observais, j'assimilais. Je demeurais ainsi dix ans à la cours des rois, assistant à de tragiques dénouements. Des visages sombraient dans l'oubli, d'autres apparaissaient. Des rois naissaient tous les jours et bien plus en mourraient encore. Les humains sont des êtres fragiles et bien souvent superficiels. Mais certains révèle une nature bien plus brillante et profonde. Certains dégagent une aura bien plus puissante que le plus important des elfes. Certains humains sont exceptionnels. Mais ils sont rares aussi. Et ils meurent bien trop rapidement.

Ce fut la mort d'un de ces êtres d'exception qui me décida enfin. Point dégoutée, à peine déçue, je réalisais alors que mon voyage s'achevais. J'avais assez joué la comédie des humains. Ma nature me rappelait inlassablement à mes sources. Il était tant de rentrer. Mais je rentrerais droite et fière, pleine d'une sagesse que nul précepteur, nul manuscrit et nul récit ne pouvait divulguer. Il fallait la vivre et je l'avais vécu pleinement, intensément. Enfin, je me réconciliais avec ma nature, je m'acceptais telle que j'étais. Une elfe, simplement.

Loin d'être pressée cependant, le voyage de retour me prit presque sept ans. Pénétrant dans les forêts de mon enfance, je revenais vers mon peuple. Je rencontrais mes parents un soir de printemps. Souriants, accueillant, ils paraissaient inchangés. Rien n'avait changé. Pourtant, au fond de moi, je sentais qu'un fossé nous séparait encore. Il me fallait davantage de recul pour l'accepter. Et c'est ainsi que je parti m'exiler pendant une quinzaine d'années, méditant sur tous les souvenirs que j'avais amassés, toutes ses images qui me constituaient. Et, un matin, je m'éveillai, sereine, paisible. Je pouvais enfin rentrer chez moi.

Mes parents me léguèrent alors l’arc familial, symbole de notre famille. Il était désormais temps que je serve le peuple elfique. Si mes parents souhaitaient que j’entre chez les éclaireurs afin de briller de mes talents d’archer et de chasseuse, ils furent bien déçus cependant. Je m’agenouillai au pied de notre souverain, lui jurant fidélité et obéissance en entrant dans le corps des Eperviers. Il s’agissait d’un clan obscur, mystérieux et guère apprécié de tous les elfes. C’était un devoir qui forçait la proximité avec les autres peuples. Un devoir qui mêlait trop d’intrigues pour la paisible existence des elfes.

Et je n’en brillai que davantage. J’excellais, réellement. Je gravissais les échelons, brillant de mes talents. Ma capacités à comprendre les humains et d’autres peuples me permis d’accéder au grade le plus élevé du corps des Eperviers. Un siècle s'est écoule, à présent, je suis Capitaine des Éperviers, chargée de coordonner tous les mouvements du corps. Mes parents, dans un premier temps, désapprouvèrent totalement mon choix. Je rompais la tradition familiale, échappant au corps prestigieux des Archers. A présent, je sais qu'ils en ressentent une certaine fierté. Ils m'ont acceptée telle que je suis, simplement. Je ne puis dire que je me sente proche d’eux mais je ressens leur affection et je l'éprouve aussi. Ils sont mon sang, mes origines. Mais e suis libre, aussi; libre comme l’air, le vent et l’océan.