Quand Sybrondil dévoile ses fastes [1er jour des réjouissances]

La guerre était terminée. Kahina avait lu avec un sourire le vélin qu'un messager portant la livrée sybronde lui avait apporté. Sans aller jusqu'à douter de son époux, la dame n'avait pu se détacher de l'angoisse de le voir mourir trop tôt, fauché par quelques fléches ou lances éphoises. Les dragons en soient remerciés, les Cinq avaient veillé sur lui jusqu'au bout et c'était en vainqueur qu'il rentrait en ses terres. En vainqueur... et en maître. Car de fait, le régent d'Aphel était devenu baron. Ne restait plus à Kahina qu'à lui offrir un héritier pour voir sa propre place dans les hautes sphères péninsulaires assurée.
Elle avait quitté Soltariel sans un regard en arrière. Se laissant une nouvelle fois enfermée dans le carosse maudit, elle s'était laissée amenée auprès de son seigneur et maître, curieuse de voir sa réaction. Son message ne faisait aucun cas de son initiative ni même de ses réussites et échecs. De là à dire que Maciste se réservait pour leurs retrouvailles...
Ainsi Kahina rejoignit le tout nouveau baron de Sybrondil, le port hautain et le regard fier. Elle riva ses yeux dans les siens dès qu'elle le put et ne les quitta plus jusqu'à l'avoir rejoint. Alors seulement elle se permit un léger sourire, esquissant une révérence minimaliste pour faire bonne figure avant de se hisser sur la pointe des pieds, déposant un chaste et étudié baiser sur la joue victorieuse.
« Les ménestrels chanteront tes exploits des siècles durant, mon époux. »

Une dizaine de pièces d’or ! Une aubaine incroyable que cette fête en l’honneur des nouveaux maîtres des lieux. Les trésors jetés par les pages à la populace profitèrent directement à la jeune femme qui put mettre la main sur une bonne dizaine de ces petites merveilles dorées, qu’elle s’empressa de mettre dans sa bourse avant d’attirer des convoitises. Avec ça, elle pourrait au moins vivre pendant un bon mois sans soucis de nourriture ni de logement.

Elle se déplaça rapidement au sein de la foule, afin de mieux voir le clou du spectacle. Se frayer un chemin au sein de la noblesse fut chose aisée, l’habit faisant le moine, littéralement. Vêtue d’une robe de tissu vert pâle à deux voiles sans col et de ballerines noires, la jeune femme passait aisément pour ce qu’elle était, une petite noble, si bien qu’elle put s’approcher à moins de quarante pas du centre de toutes les attentions avant de se heurter à des gardes plus que physionomistes.

L’homme au centre de la place exhibait alors un simple baudrier, le présentant à la foule ébahie comme une relique sacrée : le Baudrier d’Argent ! Ainsi, c’était ce simple objet qui soulevait les foules et alimentait l’imaginaire collectif depuis des années ? Vu de loin, il paraissait si…ordinaire. Pourtant, au vu des acclamations de la foule, celle-ci parvenait à investir de milles images et milles pensées ce simple attirail vieilli. Etonnant de voir comment l’imaginaire populaire pouvait conférer autant de pouvoirs évocateurs à de simples objets artisanaux, comme si les exploits de leurs anciens propriétaires étaient catalysés dans la matière même et offraient à son nouveau propriétaire la puissance de son prédécesseur. Etonnant de voir aussi comment l’homme pouvait manipuler des fragments d’Histoire à son avantage. Elever le massacre d’êtres humains à un haut fait moral et à une pensée libératrice, tel était la compétence de ceux à qui l’Histoire revenait : les vainqueurs…en l’occurrence, Messire Maciste. Les vaincus devenaient des mécréants et les vainqueurs des héros au cœur pur et le cycle recommençait à la prochaine guerre. En un sens, c’était toujours cette même histoire qui se perpétuait et la mémoire du peuple qui l’entretenait de manière totalement subjective.

Alice observa du plus près qu’elle put le fameux baudrier d’argent, mais il n’avait rien de bien extraordinaire, si bien que, déçue, elle se décida à rejoindre des rues plus tranquilles pour profiter de la fête. Les paroles du grand vainqueur se réverbéraient dans les ruelles adjacentes si bien qu’on pouvait encore entendre la clameur du peuple quelques blocs de résidences plus loin. La jeune femme continua son chemin le long des rues parallèles où se dressaient des étalages colorés cherchant à vendre l’image de marque de Sybrondil. Elle espérait ainsi rejoindre des espaces moins ostentatoires et découvrir les merveilles de la cité sous un autre angle de vue.

Parvenant à se frayer un chemin dans le dédale de rues et de placettes animées, son chemin déboucha sur un petit promontoire surplombant la grand’place de la cité au bout d’un escalier de pierres pavées, coincé entre deux séries de hôtels particuliers. Quelques passants s’étaient arrêtés à cet endroit et contemplaient le spectacle de plus haut. Alice put enfin apprécier le jeu des couleurs, la musique et les mouvements de la foule sans être prisonnière du flux permanent. En un sens, c’était reposant. Un véritable spectacle se tenait sous ses yeux, grandiose ! Décidément, l’ancien régime de la baronnie devait être d’une tyrannie inacceptable pour voir la populace fêter avec autant de joie l’arrivée de son envahisseur.

Le cortège de Messire Maciste continua d’haranguer la foule pendant une dizaine de minutes, offrant à la populace sa dose de propagande pour au moins un bon mois. Ce noble savait parfaitement comment mettre le peuple de son côté, ça, Alice ne pouvait que se soumettre devant sa prestance. Utiliser des symboles et des icônes religieuses pour capter l’imaginaire collectif, c’était diablement malin.

La jeune femme s’appuya sur l’épaisse balustrade en pierre rongée par le lierre et tira de son havresac noir une flasque d’eau dont elle but le contenu promptement. Elle réajusta le fermoir d’argent de sa robe et s’assit sur le banc de pierre protégeant la balustrade. Son carnet à la main et sa plume dans l’autre, elle entreprit de dessiner la scène qui se déroulait sous ses yeux. La journée commençait bien !!!

Pensive et parfaitement silencieuse, Kahina balayait la foule du regard, non sans prendre le temps de la détailler. Ainsi, elle avait pu voir que Maciste ne lui avait pas menti. Il y avait bien, de ci de là, des hommes et des femmes abordant des peaux semblables à la sienne. Elle s'était pourtant imaginé des proportions plus grandes, si bien qu'elle ne pouvait que se montrer déçue  ; surtout que, comme elle allait bien vite s'en rendre compte, plus l'Homme était puissant, moins sa peau rappelait le soleil thaari. Très vite, pourtant, la coloration de l'épiderme de ses nouveaux sujets devint le cadet de ses soucis et pour cause, un léger détail balaya tout le reste. Alors que Maciste se livrait à son alpague, la Princesse ne cessait de l'observer, le visage aussi neutre que possible.

Ni lui ni son héraut n'avaient pris la peine de l'introduire.

Ce n'était guère surprenant, d'ailleurs. Elle était l'épouse et savait où était sa place, à savoir aux côtés de son seigneur et maître et non devant lui. Elle savait devoir s'effacer parfois, quand la situation l'exigeait et n'avait d'ailleurs aucun problème avec cet état de fait. Elle aimait l'ombre, de toute façon et au moins n'était-elle pas celle qui devait partir à la guerre. Il n'empêchait, Kahina d'Ys, Joyau et Princesse de Thaar, petite comtesse du Val d'Ys, épouse du régent d'Aphel et baronne de plein droit de Sybrondil de part son mariage, aurait mérité d'être introduite de quelques mots. Elle comptait bien, d'ailleurs, en toucher deux mots au maître céans, pour s'assurer que la chose ne se reproduirait pas. Elle esquissa un léger sourire narquois, alors qu'elle s'imaginait la façon dont elle amènerait la chose... L'homme serait nu, à ce moment là, et elle prendrait malin plaisir à torturer ses sens pour le gagner à sa cause. Il finirait par tomber d'accord avec elle, à n'en pas douter. Le pouvoir d'une femme résidait aussi dans l'habileté de ses doigts.

Pour l'heure, il convenait de réparer les fautes ou, tout du moins, d'avancer ses propres pions. Elle ne désirait pas être l'épouse anonyme, la baronne que l'on ne regardait que pour admirer les formes. Elle entendait, elle aussi, s'avancer par devant le peuple et subir son regard. Aussi, quand il eut terminé, Maciste put voir son petit brin d'épouse, du haut de ses seize ans, le rejoindre en esquissant quelques pas. Elle crut entendre quelques murmures surpris, quelques hoquets de surprise ou que savait-elle encore mais n'y prêta aucune attention. Ils apprendraient  ! Avec un sourire, elle esquissa une révérence parfaite et plus prononcée que ne le voulait la coutume, avant de faire preuve de ses propres talents pour élever la voix. Et les premiers mots que le Sybrond entendit d'elle furent les suivants :

«  Longue vie à la baronnie  ! Longue vie au baron  !  »

Quand elle entendit les plus proches reprendre ses mots, son sourire s'accentua. Et quand toute la foule, l'espace de quelques secondes, scanda sa bénédiction, elle plongea son regard dans celui du baron.

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