[Alice/Alric] Un château à mettre en Ordre

Même le soleil semblait sourire de cette belle journée! On ne voyait pas ce qui pouvait mal se passer: la troupe des Lames Pures avait été renforcée avec des hommes d'Aphel, certains étaient d'anciens prisonniers, d'autres des bonnes gens ou des mercenaires qu'Alric avait convaincu par son verbe et sa vision d'un monde futur, les chevaliers de noble sang le rejoindrai dans quelques jours au plus... Et plus important: le baron Maciste d'Aphel lui avait permis de créer son propre ordre de guerriers oeuvrant pour la justice et la protection de tous! Du moins c'était au final le but souhaité.
Pour le moment la troupe cheminant à travers la forêt était forte d'une cinquantaine d'hommes, en comptant une certaine Alice, jeune fille qu'il avait trouvé à Aphel et qui s'était portée volontaire pour donner un coup de main dans la reconstruction de la forteresse, abandonnée depuis longtemps et probablement en mauvais état. A vrai Alric riait d'avance de la performance de la dame, il faut dire qu'il n'était pas particulièrement féministe et que les mots "femmes" et "travail difficile" avaient tendances à provoquer son hilarité quand ils étaient mis positivement dans une même phrase.

Il fallu plusieurs heures pour arriver à destination, à la frontière avec Soltariel, après avoir traversé une forêt assez dense et longé une petite rivière, l'escorte tomba sur un château partiellement délabré au pied du quel se tenait un village d'importance moyenne. Alric eu un petit coup au coeur en voyant le tableau, le fort et sa dépendance au milieu d'une plaine aménagée par l'homme au détriment de la forêt qui les entourait... Et tout ça lui appartenait désormais, il en serait le seigneur et maître, chacun lui devrait allégeance et c'est sur cette base que son Ordre allait gagner gloire et puissance.

Enthousiaste il se retourna vers ses troupes:

-"Courage soldats, que vos coeurs soient hardis et vos bras prêts pour le grand travail qui s'annonce! L'Ordre des Nervis Ardents naît ici même!"

L’atmosphère était pesante, les regards des gueux qui composaient la troupe de messire d’Hortelant aussi. Ainsi, c’était donc ça la fameuse troupe des Lames Pures ? Pathétique, risible. Il y avait dans ces hommes plus de vinasse que d’esprit chevaleresque. Beaucoup d’entre eux auraient troqué leur armure contre la promesse d’un lopin de terre à cultiver si on leur en avait donné l’occasion. Pourtant, chaque homme de cette compagnie semblait porter en lui l’espoir d’une vie meilleure et d’un destin plus haut que leur condition ne le leur permettait. En un sens, c’était touchant. Mais ce qui touchait le plus la jeune femme, et pas dans le bon sens du terme, c’étaient les regards appuyés et presque courroucés de ces ladres à l’idée de devoir travailler avec une femme. Elle en avait l’habitude…ce n’était pas la première fois qu’elle voyait cela, et certainement pas la dernière.

Leur voyage avait été relativement calme jusqu’à la frontière soltari, ce qui n’était pas pour lui déplaire, les routes étant peu sûres ces temps-ci. La jeune femme avait fait en sorte de transporter une partie du matériel nécessaire à sa tâche grâce à l’une des charrettes confiée par la troupe de mercenaires endimanchés, ce qui avait suscité la grogne d’une partie de la troupe, préférant ne pas s’encombrer de poids inutiles. En quelques jours de voyage, Alice avait tenté d’apprendre discrètement leurs noms en surprenant quelques conversations afin de tromper l’ennui, mais elle se heurtait toujours à la méfiance des hommes et plus particulièrement d’Alric d’Hortelant, qui avait déployé des efforts incroyables pour avoir l’air occupé à chaque fois qu’elle tentait d’entamer la conversation.

« Peste et choléra…c’est ça votre domaine ? » maugréa-t-elle à voix basse.

Le fabuleux domaine du nouvellement baptisé Ordre des Nervis Ardents n’était rien de plus qu’un tas de boue au milieu de la forêt. Un village miteux, à peine pavé, où se pressaient quelques canailles désireuses de délester ces nouveaux arrivants au plus vite. Certaines chaumières avaient le toit défoncé par les récentes intempéries, mais faute de moyens, n’avaient pas été recouvertes autrement qu’avec un peu de paille. Le village en lui-même ne semblait pas avoir de nom qui vaille la peine d’être inscrit sur une carte…l’imaginaire des hommes l’avait sobrement nommé « Le bourg ».

Sorte de petite bourgade d’une centaine d’âmes coincée entre une rivière menaçant inondation lors des pluies saisonnières et un fortin de pierres partiellement ruiné, on pouvait aisément déceler une certaine orientation de l’artisanat vers l’exploitation forestière et la création de pièces de menuiseries par le biais des quelques scieries et des marques laissées sur les feuillus des alentours. Quelques planches de bois séchaient au soleil, posées sur des cales en bois et il flottait dans l’air une bonne odeur de sciure qui couvrait plutôt bien celle de la boue merdeuse des égouts à ciel ouvert. Les quelques bûcherons qui travaillaient non loin de la troupe tentaient de cintrer une des découpes en un arc de cercle parfait tandis que leurs compagnons finissaient d’équarrir une pièce de bois clair d’au moins dix pieds de long à la hachette. La rivière qui coulait en contrebas de la colline n’était pas bien large et pas bien profonde, mais elle alimentait un moulin à eau qui permettait aux habitants de moudre le grain qu’ils récoltaient dans les grandes terres défrichées qui jouxtaient le bourg. Des peaux d’animaux étaient étendues çà et là sur des toiles de lin près de l’eau. Elles semblaient sécher tandis que des villageoises des moins gracieuses finissaient de racler les derniers morceaux de chair de quelques bestioles crevées.

L’arrivée des mercenaires dans le patelin ne passa pas inaperçu si bien que très vite, tous les villageois furent alertés de la venue d’une troupe armée dans les lieux. Certains prirent leurs fourches et des planchettes de bois cloués dans l’éventualité d’une attaque. Une bien belle arrivée dans un trou pourri…la vertu jaillit parfois des endroits les plus glauques de la Péninsule…il fallait bien concéder cela au sieur Alric.

Après quelques explications au prétendu chef de « Le Bourg », la troupe de chevaliers en devenir stationna sur une plateforme herbeuse autour de la colline qui dominait les alentours. Le campement fut monté en moins d’une heure et la grande tente des opérations fut réservée pour d’Hortelant et les affaires de la demoiselle de Grisambre. Les décombres du fortin restaient encore zone interdite pour tous. Pas question de s’approcher de la vieille construction sans qu’Alice et Alric n’aient inspecté eux-mêmes les lieux. Les mercenaires vaquèrent bien vite à leurs occupations et entreprirent d’aller chercher de la nourriture chez les gueux plus bas, histoire de donner le change. Personne ne s’opposa à cette décision et bien vite, il ne resta que le sieur d’Hortelant et la demoiselle de Grisambre pour superviser le début des travaux.

N’attendant pas qu’une quelconque personne lui adresse la parole, la jeune femme épousseta sa robe de voyage et entreprit de déplier les parchemins du lieu sur la grande table de travail. Elle avait pu récupérer ces cartographies détaillées dans les vieilles archives de l’Académie des Ingénieurs Royaux. Nul doute que ces documents seraient précieux pour la suite des évènements et cela allait être un travail de longue haleine de vérifier les écarts entre les documents réalisés et la réalité. La jeune femme sortit son carnet de notes en cuir relié et griffonna un plan rapide des lieux pour une première vérification. Elle prit dans sa malle sa dague, sa règle en fer et quelques instruments de mesure avant de nouer ses cheveux avec un ruban noir.

Alric d’Hortelant entra dans la tente. Il n’eut pas le temps de prononcer le moindre mot qu’Alice déclara :

« Messire d’Hortelant, vous tacherez de faire courir l’ordre à vos chevaliers de rassembler le plus d’hommes valides disponibles au bourg ainsi que le maximum de ressources telles que des grumes de bois à équarrir afin que nous puissions rapidement exécuter des échafaudages, des étais, traverses et autres ouvrages qui vont nous servir à monter le chantier. Demandez à l’un de vos hommes de nous trouver des toiles de grandes dimensions ainsi que de la craie. Voyez s’il y a une carrière dans le coin que nous pourrons exploiter. Il nous faudra aussi des animaux de bât : ânes, chevaux, bœufs…utilisez les vôtre si besoin est. Nous aurons besoin de toute l’aide disponible pour fortifier cette zone dans les temps. Je vais aller faire mes relevés directement pour vérifier si la commanderie est en état pour que nous puissions y entreposer les matériaux et à défaut, d’y faire nos premiers travaux… »

Elle tendit au capitaine un morceau de parchemin avec la liste des tâches à réaliser durant la journée puis ajouta avec sévérité :

« Comprenez que c’est un inventaire nécessaire et exhaustif des ressources dont nous disposons. Je refuse de perdre du temps et de vous faire perdre le vôtre. Plus vite nous mettrons en branle un cycle de travail sain et rodé, plus vite vous pourrez user de ce fort selon vos désirs. »
Son ton était sec. Elle ne supportait pas la perte de temps dans un chantier. On pouvait certes passer quelques temps à tester de nouvelles techniques, à plancher sur les nécessaires attentions que réclament les détails les plus fins d’emboitement de deux pièces de bois, mais il ne fallait surtout pas lésiner sur les premières étapes du chantier sous peine de laisser les manœuvres sombrer dans le laxisme le plus total.

Elle attrapa dans son sac deux séries de plans qu’elle donna à l’homme :

« Vous trouverez ici les précis de deux engins dont je veux voir les premières pièces d’ici une semaine. Ces appareils nous seront indispensables. Veillez à faire travailler les meilleurs charpentiers dessus avec les meilleures pièces de bois. N’abimez pas les documents ou vous en répondrez. Je passerai les prochains jours à mettre en place la logistique du chantier et à arpenter les lieux en quête de réponses sur la qualité de l’ouvrage que nous nous apprêtons à rebâtir. Vous m’accompagnerez régulièrement afin que nous puissions discuter tous deux de la marche à suivre.»

Les parchemins contenaient les plans détaillés d’un engin de levage : un treuil à cage à écureuil. Cet appareil allait permettre aux manœuvres de passer moins de temps à soulever les lourdes charges. Les plans étaient assez détaillés et explicites pour qu’un charpentier puisse aisément en fabriquer les pièces.
Alice de Grisambre marqua une pause et revérifia la teneur des plans du lieu. Elle avait peut-être été un peu trop autoritaire, mais c’était un mal nécessaire si elle voulait se faire une place dans cette aventure.

Tout était à lui désormais! A lui, le jeune cadet d'une famille seigneuriale, destiné à devenir un militaire et pas un gouverneur... Une terre, une forteresse, un titre. Et allait mettre tout ça à profit, il le jurait. Chaque homme, chaque femme, chaque enfant serait transformé en un instrument de justice et de vertu, son Ordre serait connu de par le monde et nobles comme gueux viendraient quérir son aide. Et un jour son utopie se réaliserait, un monde sans guerre, sans banditisme, sans cruauté naîtrait et ses guerriers pourraient tous repartir vers leurs familles pour y vivre une existence heureuse!

Enfin, pour l'heure il fallait déjà s'occuper de ce petite poule qui se croyait plus maline que lui à donner des ordres à sa place. Bon certes elle devait s'y connaître davantage que lui en chantier de construction, du moins était-ce l'affirmation qu'elle lui avait faîte à Aphel. Mais tout de même! On ne parlait pas à un noble, surtout à un Grand Maître d'un Ordre de Chevalerie! Cette pimbêche se disait noble? Ce n'étais pas ça qui allait empêcher Alric de lui rappeler que sa place était avant tout dans les salons à faire des tapisseries...

-"Et bien ma Dame, il semblerait que vous ayez la tête plus pleine que je ne le pensais, et un peu plus vide de jugeote aussi. Je vous demanderai de ne pas me donner d'ordres directs à l'avenir, je ne suis pas du genre à aimer me faire commander par une nobliette. Je ne réponds qu'aux suppliques, pas aux ordres.

Cela étant mis au clair je vais voir pour obtenir ce que vous avez demandé, en espérant que mes hommes n'éclatent pas de rires en apprenant que ce que je leur demande vient de vous."

Aussi sèchement que son discours, Alric se retourna pour marcher vers Le Bourg, son regard porté sur le fort qui serait désormais le sien.

Spoiler:

Tout cela ressemblait plus à un temple qu'à un bastion, peut-être était-ce autrefois une église qui avait été fortifiée par la suite? Il devait y avoir réponse à cela dans les archives du village, à supposer qu'il en ait. Néanmoins la réponse ne l'avancerait guère, il devait y avoir là-dedans la place pour une salle du trône et de banquets, une salle de réception et les logements pour les membres les plus nobles de sa troupe qui allaient bientôt arriver, mais ça ne suffirait pas pour donner un toit à tous! En conséquence construire des extensions allaient de soi... Innocemment il ouvrit les deux plans que lui avait donné la donzelle, ça allait encore lui donner mal à la tête que de regarder tout ça...

Son arrivée au village ne passa pas inaperçue, les villageois se retournaient à son passage tandis que ses soldats présentaient leurs armes, plus ou moins maladroitement, il fallait bien avouer qu'à part la quinzaine de vétérans de la première heure qu'il avait ramené du Nord, le reste n'était guère plus que des paysans à qui il faudrait inculquer les vraies valeurs. Par mesure de précaution c'est à l'un d'eux qu'il confia les plans, avec ordre express de ne pas les abîmer. Rapidement il arriva sur une petite place qui devait être le cour principale du bourg, en effet un petit promontoire permettait à qui voulait se faire entendre de monter pour être visible par tous. Avec prestance -ou du moins en essayant de s'en donner- Alric prit place pour débuter son allocution.

-"Villageois et villageoise, je viens ici vous annoncer une grande nouvelle! A partir de ce jour vous êtes désormais mes vassaux, à partir de ce jour je suis votre Seigneur et Maître, que vous souhaitiez m'aider en travaillant la terre ou en vous engageant à mon service militaire ne revêt que peu d'importance à mes yeux.

C'est ici que je vous annonce la création d'un Ordre de Chevalerie nommé: l'Ordre des Nervis Ardents, que je dirigerai et dont le domaine s'étend sur dix lieux autour de ce village. D'ailleurs voici les premiers ordres de votre nouveau dirigeant: je vous ordonne d'emmener un tiers de vos récoltes au château où seront stockées les denrées alimentaires, je vous ordonne de dresser l'inventaire des matières premières dont nous disposons dans ce village ainsi que de toutes les bêtes. Je vous ordonne également des loger mes soldats, vos protecteurs, le temps que les dépendances soient aménagées dans le fort. Je vous annonce également qu'une grande ère de reconstruction approche, dans les jours qui viennent une part d'entre vous sera réquisitionnée pour mener à bien la politique de la câstellerie.

Pour toutes réclamations ou doléances il faudra réserver votre tour avec l'intendant que je nommerai bientôt, quand le reste de mes troupes arriveront, faîtes leur bon accueil. Pour terminer je vous annonce que Le Bourg sera à présent renommé Vareg.
Je me retire à présent vers le fort de Vareg, j'accepterai à partir d'après-demain d'entendre vos demandes dans la salle du trône."

Et il descendit lentement les marches, son cœur battant à tout rompre. Cet exercice lui avait fait peur, il n'avait jamais été éduqué pour ça! Les gens grognaient, pestaient, râlaient, peu semblaient vouloir lui obéir... Il le faudrait pourtant.

C'est ainsi que le nouveau seigneur parti avec ses soldats vers son château, le Fort-Vareg, du nom de ce héros dont sa nourrice lui avait compté les histoires quand il était plus jeune...

Alice ne répondit pas aux piques de son interlocuteur, préférant le laisser à sa crise d’autorité. Du moment qu’il faisait son travail et ramenait les matériaux et le matériel, autant ne pas s’en faire un ennemi, ni même engager une discussion plus poussée qu’un échange de demandes. Faute de pouvoir avoir une conversation décente avec qui que ce soit dans cette contrée, la jeune femme se décida à inspecter les ruines du fortin.

Son bardas chargé sur ses hanches, elle sortit de la tente et gravit la colline herbeuse jonchée de quelques gravats pour atteindre le sommet. La parcelle couvrait peu de terrain, l’intégralité du bâtiment s’étant construite par addition successives de dépendances sur le bâtiment originel.

Ce fortin était autrefois une église fortifiée à la gloire de Néera. Les prêtres avaient progressivement ajouté des extensions à la chapelle construite par leurs pairs, de sorte qu’ils n’eussent plus à loger au village. Les convers s’étaient peu à peu reclus dans leur petite forteresse, élevant quelques têtes de bétail dans les prairies alentours et ne communiquant avec les habitants que pour effectuer de menus trocs et faire les offices.

Peu à peu déserté suite aux guerres successives qui s’étaient déroulées dans la région et totalement abandonnée au moment de l’Eclipse, le site avait été progressivement envahi par la nature et les intempéries avaient achevé de crever la toiture d’ardoise de part en part, démolissant la toiture pour partie ainsi que les dépendances les plus fragiles. A première vue le corps principal du bâtiment semblait en bon état. De la pierre de taille, assemblée grossièrement avec une bonne couche de mortier, ça tenait bien dans l’ensemble. Les murs en eux-mêmes ne semblaient pas humides, pas de traces, mis à part le lierre qui s’accrochait fermement à l’artefact.

La jeune femme arriva bien vite devant la lourde porte de bois qui protégeait l’entrée du petit fortin. Si les plans s’avéraient exacts, il devait y avoir une petite cour de réception juste derrière, qui menait à un cloître autour duquel s’organisait toute la vie et tous les espaces du bâtiment.

La partie Nord de l’enceinte, qui comprenait les parties communes telles que les dortoirs s’était effondrée. Les poutres avaient pourri au fil des années et n’avaient pu soutenir le poids de la couverture. De cette partie du bâtiment, il ne restait que des décombres. Elle estima à quelques semaines les réparations. Cela n’allait pas être très long à remettre en état des dortoirs décents, du moins, pour les premières étapes de la reconstruction.

Mis à part quelques annexes complètement défoncées, les pièces vitales semblaient encore fonctionnelles. Le plus gros du travail allait être de conforter la toiture et de déblayer l’intégralité de l’endroit pour pouvoir travailler efficacement. La jeune femme nota dans son carnet tout ce qu’elle put en inspectant les alentours et en rentrant avec précaution dans l’endroit.

Elle put toutefois visiter la chapelle, véritable cœur du fortin. Les vitraux avaient été saccagés par un petit pillage et toute l’argenterie avait disparu de l’autel principal. Si des reliques avaient été présentes auparavant, il n’en restait plus rien. Tout avait été soit déplacé soit pillé. La jeune femme en profita pour s’asseoir sur une couche de lichen sec qui avait envahi les marches de l’autel afin de réfléchir à la meilleure marche à suivre pour la suite des travaux.

La priorité restait de rebâtir le corps principal du bâtiment, notamment la toiture, afin de pouvoir investir les lieux au plus vite. Pour cela, Alice allait avoir besoin du treuil et de charpentiers de métier…heureusement que Le Bourg était rempli de gens comme ça. La jeune femme continua ses investigations. Le plancher des étages allait devoir recevoir une bonne dose de renforts pour pouvoir tenir. Faute de quoi, les étages resteraient inutilisables. Elle songea à la cargaison de bois qu’ils allaient devoir faire venir ici et l’idée de devoir à nouveau travailler avec un corps de charpentiers lui fit penser au vieux Milos avec un sourire. Rapidement, elle dressa un rapide phasage des travaux :

-Réaffecter la commanderie Est pour y stocker les matériaux
-Déblayer la cour d’entrée et le cloître
-Renforcer la toiture de la chapelle et la déblayer
-Déposer la toiture et vérifier l’état des planchers
-Replacer une nouvelle toiture sur le corps principal
-Reconstruire les annexes
-Ranger les matériaux dans les annexes.

Ce devait être suffisant pour commencer. Si jamais l’équipe tombait sur des surprises tout au long de la construction il serait toujours temps de changer l’ordre des tâches. Alice continua à faire le tour des lieux, prenant quelques mesures au passage et remplissant son carnet de croquis et de notes sur l’état de chaque partie du bâtiment. Ce relevé dura bien trois heures avant qu’elle ne sente le poids de la fatigue et ne décide de rentrer au campement pour consigner l’intégralité de ses découvertes sur des plans au propre.

Quelle émotion, quelle joie grisante quand les portes en bois massif du fort furent ouvertes pour laisse pénétrer Alric et sa troupe. Ils arrivèrent directement dans la cour, oh certes elle n'était pas bien grande et était délabrée mais aux yeux de quelqu'un qui venait d'en être propriétaire elle avait tout d'un jardin majestueux. S'avançant dans les décombres grisâtres, le chevalier sentit que cette visite il devait la faire seule, sans autre personne que lui-même.

-"Retournez au campement, le travail commencera demain."

Avec appréhension ses fidèles soldats s'en allèrent au lieu de repos tandis que leur seigneur avançait paisiblement dans ce qui allait devenir son chez-lui. Très rapidement il arriva dans l'aile centrale du bâtiment, une longue nef au bout de laquelle siégeait un autel couvert de lierre, les arches autour soutenaient une toitures qui laissait entrevoir le ciel à quelques endroits, même ici le temps avait fait son oeuvre. Ses pas résonnaient sur le sol gris, le regard bleu se portant à droite à gauche, là où avait dû siéger des tentures religieuses, des vitraux parfois, des bougies, des encensoirs... Enfin il arriva au siège sacré et posa sa main sur le monument de pierre où jadis un abbé rendait sa cérémonie. Il en ferait sa salle du trône et c'est là qu'il rendrait la justice, préparerait la guerre et régnerait sur ses terres. Un destin qui aura déjà dû lui être accordé voici quelques années.

Le reste du bâtiment lui fit moins d'émotions, les dortoirs étaient en ruines mais semblaient pouvoir être reconstruit, la salle de réception n'était pas en meilleur état et l'ensemble n'était pas assez grand pour loger une grande troupe, en revanche il devrait être possible de loger les élites de l'Ordre dans l'enceinte principale.
Par chance les paysans mettraient tous les mains dans le cambouis pour reconstruire ce bâtiment, Alric s'en frottait les mains d'avance. Son retour au camp se fit plus tard dans la soirée et l'arrivée d'Alice ne vint pas longtemps après la sienne. Cette gamine arriviste l'insupportait autant qu'elle lui était utile, mais mieux valait s'en faire une alliée avant qu'elle ne sabote le tout par vengeance. Aussi, autour du feu de camp où se rassemblaient les guerriers, l'errant se rapprocha d'elle, lui tendant une saucisse.

-"Pour vous, devriez manger tant que c'est chaud. Alors, vous pensez qu'il faudra combien de temps pour tout mettre en état? En supposant qu'on ait le matériel et une cinquantaine d'hommes disponibles?"

Assise sur un petit tabouret de fortune et tenant son auge dans la main gauche, elle accepta avec une joie non dissimulée la saucisse que lui tendait le sieur Alric. Alors qu’elle plantait sa fourchette dans l’épaisse viande juteuse, elle répondit à l’homme :

« Très sincèrement…si tout va bien, je pense que vous pourrez emménager dans 4 mois, tout au plus. J’ai fait mon petit tour d’inspection. Les structures principales sont en bon état mais ce qui m’inquiète le plus c’est la toiture. Il nous faut absolument avoir sécurisé cette partie du complexe avant de pouvoir remettre le reste à neuf. Nous pouvons facilement faire plusieurs équipes pour éviter de nous gêner. »

Elle mâchonna avec appétit la saucisse cuite. Toute cette journée lui avait donné les crocs et elle n’aurait pas été contre un peu de vin. Elle parvint à trouver un flacon non loin d’elle et en remplit son godet avant de poursuivre :

« J’ai déjà pris l’initiative de mander l’un de mes meilleurs charpentiers pour nous aider à remettre ça en état. Il saura nous conseiller sur le choix des bois et pourra m’appuyer dans la réalisation des assemblages. Fort heureusement, j'ai vu que nous disposions de bons charpentiers dans Le Bourg…Nous pouvons aisément les faire travailler sur la rénovation du corps principal du bâtiment. »

Elle lui tendit son carnet de notes pour qu’il puisse examiner ses dires et termina son plat de lentilles qui commençait à refroidir.

« Ce que je propose en premier, c’est de réaffecter la commanderie…Plus vite elle sera rénovée et plus vite nous pourrons dormir dans un endroit au sec et y entreposer les matériaux. Nous pouvons aisément nous y installer dans deux semaines si nous sommes efficaces. Ensuite, nous progresserons plus avant dans le complexe et nous procèderons par étapes : la chapelle, le corps principal du bâtiment, les annexes, … »

Son repas terminé, elle posa son écuelle par terre et but l’intégralité de son verre.

« Mon charpentier sera là dans deux semaines : il pourra nous aider à faire de la chapelle une véritable salle de réunion…D’ici là, je propose de nous atteler à la rénovation de la commanderie. »

Elle sortit un rouleau de parchemin qu’elle montra au sieur Alric. Dessus étaient inscrites ses premières idées et les principales pathologies de la commanderie. Elle passa une bonne demi-heure à tout lui expliquer. La commanderie en elle-même était encore en état de fonctionner, mais le mur Nord commençait à flancher et il allait falloir conforter l’ouvrage avec de la pierre ou des ossatures en bois fourrées de terre et de paille.

« Ce que nous pouvons déjà faire, c’est bel et bien ça : renforcer la commanderie pour éviter qu’elle ne nous tombe dessus par mégarde. Nous devons absolument combler les fissures…un mélange de terre et de paille suffira à calmer le jeu. Il y a aussi quelques tuiles à remplacer et il faudra vérifier que les bois ne soient pas attaqués par les termites. Tous les bois infectés devront être remplacés, sinon nous courrons un gros risque. J’ai annoté sur ce plan les endroits sur lesquels vos hommes devront effectuer les premières réparations. Ca ne prendra pas très longtemps, la commanderie est sur trois niveaux plus les combles. Une fois les travaux terminés, nous pourrons stocker les matériaux les plus sensibles dans les salles du bas avant de déblayer la cour d’entrée. »

Ces explications techniques donnaient à Alric des maux de têtes terribles. Il était un homme d'action, de combat, de décision, pas un vulgaire charpentier qui pouvait écouter et comprendre sans se blaser les trois heures d'explications sur "comment reconstruire une commanderie". Après s'être endormi trois fois, réveillé autant et somnolé le reste du temps, le chevalier hocha la tête en signe d'acceptation même si il n'avait retenu que le temps de reconstruction: deux semaines avant emménagement dans la commanderie, quatre mois pour tout finir. Un temps raisonnable!

Baillant à s'en décrocher la mâchoire, le maître d'Ordre annonça dès lors son retrait vers sa grande tente, invitant la jeune femme à faire de même tandis que les tours de gardes s'organisaient autour du camp.
La nuit commença tranquillement, les étoiles faisaient leur trajet dans le ciel, paisiblement, sans bruit... Une heure plus tard des hurlements de loups se firent entendre, d'abord isolés puis de plus en plus nombreux, bientôt ce fût tout un choeur qui fit entendre son chant dans l'obscurité. Alric était sous sa couverture, mi-fasciné mi-terrifié par ce qui se jouait autour de lui. Les hommes-d'armes s'agitaient, on entendait des cris dans le village... La journée de demain serait longue.

Comme prévu l'agitation de la veille avait laissé les soldats endormis, c'est donc seul et ensommeillé que le nouveau seigneur du lieu descendit en ville pour trouver des charpentiers et faire une petite allocution. A cette heure matinale il n'y avait pas grand monde pour l'écouter, aussi le chevalier s'efforça d'être clair et court.

-"Bon peuple de Vareg, en ce jour je viens vous demander de remplir vos devoirs envers moi, votre seigneur. Tout les charpentiers, les artisans et les maçons doivent sans tarder se présenter à mon campement pour aider à la reconstruction du fort. Vous serez bien entendus payé pour cela, faîtes passer le mot."

Pour la suite Alric tenait à savoir quelle était la présence des loups dans cette partie de la région, à leurs cris ils étaient nombreux et cela pouvait être inquiétant, sans tarder il alla trouver un certain Gilbert, le chef du village qui occupait une maison de bois cossue.

-"C'la première fois qu'ils sont aussi nombreux m'seigneur! C'est un mauvais présage, j'vous le dis! Ils sont en colère contre quelque chose, ça se trouve c'est vous! P'tête qu'ils vous aiment pas? Comme beaucoup de gens dans le vi..."

La claque qu'il se pris l'empêcha de finir sa phrase. Alric n'était pas d'humeur à se faire insulter, surtout pas par un vieux sénile qui ne comprenait rien à la définition du mot "juste".

-"Que ce soit la dernière fois que j'ai à vous reprendre de cette manière, vassal. Maintenant allez superviser l'arrivée en matériaux de la ville vers le fort, il en va de votre vie."

La jeune femme se leva très tôt. N’étant pas incommodée par les hurlements des loups, elle avait un sommeil de plomb. Vêtue d’une simple robe bleue pâle retroussée grâce à des lanières de cuir pour s’ajuster à des jambes et former des braies et de simples ballerines noires, Alice prit à peine le temps de manger, grignotant un maigre morceau de pain et un bout de fromage jauni. Prenant le temps d’une toilette très sommaire, elle se dépêcha de commencer sa journée de travail par une série de relevés plus précis du complexe.

Alice prit ses instruments de mesure et prit la direction du sommet de la colline. Après une bonne matinée passée à faire les mesures, aidée par un jeunot du nom de Gribouille, elle put revenir chargée de renseignements à consigner sur les plans. Dehors s’agitaient les mercenaires de la compagnie, qui déplaçaient, aidés des villageois, de gros madriers de bois vers la zone de stockage temporaire.

Elle rentra dans sa tente et demanda à Gribouille de sortir la table de travail pour qu’elle puisse profiter du beau soleil. Une fois dehors, elle put étaler plans et parchemins pour pouvoir dessiner. En quelques heures, Alice avait réussi à mettre à jour l’intégralité des plans d’archives. Elle demanda au jeune Gribouille de faire reproduire les plans en trois exemplaires par l’un des libraires du village et lui donna quelques écus pour qu’il puisse payer l’acompte.

Midi sonna au beffroi du bourg. La jeune femme fit bande à part et ne mâchonna qu’un petit morceau de viande séchée et une tomate bien grassouillette avant de reprendre le travail. Elle vit très rapidement que les villageois se mettaient en branle pour apporter les matériaux nécessaires à la reconstruction. Apparemment, le ser Alric avait réussi à se faire entendre de la populace et celle-ci semblait lui obéir au doigt et à l’œil. Ce n’était pas une mauvaise chose…en plus, les mercenaires semblaient veiller au grain.

Elle observa pendant une bonne heure l’un des compagnons du seigneur dresser l’inventaire des matériaux amenés par les paysans et supervisa elle-même la revue des compétences de chacun. Satisfaite, elle reporta son attention sur la logistique du chantier et s’occupa devant la tente de dresser les premiers plans de remise en état. A mesure que les plans s’entassaient sur la table, elle demandait au jeune Gribouille de les classer selon un système qui lui permettait de s’y retrouver très rapidement. Le jeunot apprenait vite, il semblait d’ailleurs plus doué pour la corvée que pour tenir une épée. Aux regards que les autres lui rendaient, il ne semblait pas être le plus apte au combat…un gosse tout au plus, c’était à peine s’il avait dû voir un jour la couleur du sang.

Alice continua à travailler jusqu’au coucher du soleil, au moment où les hommes commencèrent à faire brûler les torches et cuisiner la tambouille quotidienne. Elle n’avait pas été embêtée outre mesure jusqu’à présent. Les mercenaires se tenaient tranquille, pour son plus grand plaisir. A croire qu’elle leur faisait peur…

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